Libre échange et agriculture : l’équation de la famine

13 avril 2010 - Posté par Alain Grandjean - ( 9 ) Commentaires

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Credit : Carte de la faim dans le monde - wikimedia commons

Parmi les idées reçues, l’une des plus fausses et des plus criminelles c’est de croire que la production agricole intensive des pays développés permet de nourrir les habitants de la planète. La vérité est à l’exact opposé. La principale cause de la sous-nutrition dans le monde (qui frappe environ 1 milliard d’êtres humains, principalement ruraux) est en effet l’incapacité des paysans du tiers-monde à résister à la concurrence de l’agriculture efficace du Nord comme le montrent quelques chiffres très simples.

Il y a dans le monde environ 1,3 milliards de « paysans » et 30 millions d’agriculteurs moto-mécanisés. La productivité de ces agriculteurs est supérieure à celles de leurs concurrents d’un facteur dont l’ordre de grandeur est la centaine, voire le millier. Un céréalier bien équipé peut cultiver une surface qui se mesure en centaines d’hectares, et avoir une production qui se mesure en centaines de quintaux à l’hectare. Notre homme peut produire, à lui tout seul, plus d’un millier de tonnes de céréales. Au « sud »1 , le petit paysan qui, dans l’immense majorité des cas, n’a même pas les moyens de s’acheter un animal de trait, peut travailler une surface de l’ordre de l’hectare et qui produit de l’ordre de la dizaine de quintaux donc de la tonne.

Le calcul économique qui en découle est tragiquement simple : sur un marché mondial de céréales, le prix est fixé par le plus performant, disons le latifundiaire d’Amérique du Sud qui paie un ouvrier agricole à 1000 dollars par an, pour une production de 1000 tonnes annuelles. Pour fixer les idées supposons que le prix de la tonne de céréales est alors de 100 dollars la tonne2 (il faut bien payer les charges autres que le salaire et …faire quelques menus bénéfices). Le paysan du sud qui vendrait sa production annuelle d’une tonne à ce prix encaisserait un revenu brut de 100 dollars (avec lequel il devrait payer ses semences et renouveler son petit matériel) et gagnerait donc bien moins de 1 dollar par jour. Il ne peut survivre et va grossir la cohorte de ceux qui s’entassent dans les bidonvilles des mégalopoles. L’agriculteur français, quant à lui, a aussi du mal à résister à l’agriculteur sud américain, car ses charges sont plus élevées. Il ne le peut3 que par les aides de la PAC, si contestés ces temps-ci.

En bref, dans le domaine agricole le premier effet du libre-échange est d’ôter la liberté de produire aux paysans. C’est un liberticide plus puissant que le plus sanguinaire des dictateurs qu’a enfanté le XXème siècle. Il ne s’agit pas de faire ici les louanges du collectivisme et de ses avatars. Mais plus modestement de faire comprendre que le mot « protection » dans le domaine économique, même affublé d’un –isme péjoratif, n’est pas un gros mot. Et de rappeler une évidence : la libre concurrence, c’est en fait celle des machines contre les hommes qui ne peuvent que la perdre; les écarts de productivité le montrent bien. Sans protection, l’agriculture mécanisée, non seulement ne nourrit pas l’humanité mais détruit les conditions de survie de près d’un milliard d’humains. Elle le fait, par ailleurs, au prix d’une consommation de ressources naturelles, d’énergie, d’une destruction de la biodiversité et de pollutions qui ne sont pas durables.

Que faire dans ces conditions ? La réponse est évidente : il faut que les paysans du sud et plus généralement les paysans qui ne peuvent résister à la concurrence des producteurs plus puissants bénéficient d’une protection aux frontières pour retrouver la liberté de travailler. En bref il s’agit de leur redonner la liberté qui est supprimée de fait par le libre-échange. Quand les conditions d’une agriculture viable sont à nouveau là, les solutions locales sont alors innombrables.

Au « Nord », il faut en finir également avec le dogme libre-échangiste qui conduirait à la mort de notre agriculture, mais aussi avec le modèle productiviste, soutenu contre vents et marées par ceux qui en tirent les plus gros bénéfices. Même si cela doit conduire à une nourriture « plus coûteuse » en apparence pour notre porte-monnaie, alors qu’elle est moins coûteuse en consommation de ressources naturelles. Bref il va nous falloir réapprendre à compter ce qui compte…pour ne pas finir comme nos chers Pascuans4.

Je vous recommande le film de Coline Serreau (« solutions locales pour un désordre global » ) et le numéro 37 de la Revue Durable (mars, avril, mai 2010) avec son dossier « la petite agriculture familiale peut nourrir le monde », et bien sûr, la lecture du livre de référence sur le sujet :

Histoire des agricultures du monde : Du néolithique à la crise contemporaine, Marcel Mazoyer, Laurence Roudart

Alain Grandjean

Remerciements : je dois à Jacques Blamont, dans son livre « Introduction au siècle des menaces », d’avoir compris ce raisonnement qui me semble une des clefs de la compréhension du monde contemporain.

1 Terme générique et simplificateur, le latifundiaire dont on parle plus bas, vit en Amérique du Sud et son cas ne s’apparente pas vraiment à celui du céréalier soudanais.

2 Le cours mondial du blé est en 2010 de l’ordre de 100 à 150 euros la tonne, selon la variété.

3 La Grande-Bretagne fidèle au libre-échange a accepté la disparition de son agriculture. Nous sommes sur la bonne voie, le nombre d’exploitations agricoles étant passé de 2,2 millions en 1950 à environ 500 000. Accepterons-nous leur disparition également ? C’est l’enjeu de la renégociation de la PAC en 2013.

4 Pour ceux qui n’auraient pas encore lu notre livre « C’est maintenant » il s’agit d’une allusion à son chapitre 3 : « Les deux énarques de l’Ile de Pâques ».

 

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9 Responses to “Libre échange et agriculture : l’équation de la famine”

  1. Ça m’a rappelé l’existence de « Momagri », une organisation qui milite pour la création d’une organisation mondiale de l’agriculture, sur un argumentaire très proche du tien (cf. http://www.momagri.org/FR/le-programme-momagri.html#ANC1)

    Le fondateur est Pierre Pagesse, qui est aussi le président de Limagrain.
    Mazoyer fait partie du comité de parrainage.

    Je me dis que ça peut t’intéresser si tu ne connais pas déjà. Le site web regorge d’articles que je n’ai pas lu pour la plupart mais qui ont l’air intéressants!

    Amicalement,

    Amélie

  2. Il faut en effet changer de paradigme. Je conseille aussi « Nourir la planète » de Michel Griffon.

  3. Le livre de Michel Griffon est en effet un très bon livre sur le sujet (je le cite dans « ma bibliothèque idéale), merci de l’apport…

  4. Très bonne idée votre bibliothèque idéale, je vois que j’en ai encore beaucoup à lire!
    Bonne continuation

  5. « Un céréalier bien équipé peut cultiver une surface qui se mesure en centaines d’hectares, et avoir une production qui se mesure en centaines de quintaux à l’hectare. »
    Oups ! En fait la production agricole intensive (en intrants et en énergies fossiles) n’a jamais atteint le quintal à l’hectare. L’INRA parle du blé à 100 qt / ha depuis au moins 30 ans , il existe peut être dans un labo mais dès qu’on le plante dans un champs si on s’approche de 80 qt/ha on a déjà des super terrains, je pense que la moyenne se situe entre 60 et 70qt/ha.
    Les agro toxiques ont permis de faire pousser n’importe quoi sans faire de rotations de cultures et ainsi de se spécialiser (en matériel) pour pouvoir faire toujours plus plus vite. Maintenant les sols sont ruinés, et il faut dans bien des cas doubler ou tripler les doses d’ammonitrates (engrais azoté) par rapport à 20-30 ans en arrières pour avoir les mêmes rendements.
    Merci pour votre travail avec JM Jancovici.
    Salutations
    Olivier

  6. Merci pour la précision et les encouragements
    Alain Grandjean

  7. Je vous remercie pour votre site où les questions d’épuisement des ressources sont débattues avec beaucoup de sérieux et de compétences.
    Ces questions me tarautent depuis plus de trente ans, et je ne pense pas que les solutions se situent dans le mode de pensée de l’industrialisme, du capitalisme et du libre échangisme.
    Il nous faut autre chose et je pense qu’on peut s’inspirer de ce que réalisent certaines ONG sur le terrain.
    Depuis peu je participe aux AG d’Autre Terre qui est active au sud pour mener entre autre des projets de recyclage et d’agriculture en agroécologie.
    http://www.autreterre.org/fr/news/83-albert-jacquard-met-terre-a-l-honneur.aspx

    D’autre part, je compte participer au forum de la « Mise en Réseau des Jardins communautaires »
    http://haricots.org/mrjc

    Je sais que les débats sont nécessaire, mais je suis un homme de terrain et j’ai besoin d’action, à ce titre, je fait également partie d’un jardin communautaire.

    • Bonjour et merci pour votre commentaire.
      Vous avez raison : on ne ne sortira de ce guêpier que par l’action. L’action de terrain est essentielle car elle permet de donner la preuve qu’un « autre monde » est possible. L’action se fait à tous les niveaux, et il me semble nécessaire aussi de tenter de comprendre ce qui est erroné dans nos modes de raisonnement « macroéconomiques » pour les transformer. Le but étant de faire évoluer les « règles du jeu économique ». C’est évidemment difficile, tant les « représentations mentales » dominantes sont ancrées. En exagérant à peine, la pensée économique avec ces dogmes (le libre-échangisme, l’indépendance de la banque centrale, etc.) a pris le pas sur la pensée religieuse traditionnelle car le matérialisme est la religion de l’époque (on va au centre commercial comme on allait à la messe).
      Les expériences de terrain se vivent hors de ce « système religieux » ; ce sont des pratiques « hérétiques »; il faut les faire connaître, les valoriser mais cela ne suffira pas : les émissions de GES , la pression anthropique sur les ressources et les pollutions massives viennent de la religion dominante qu’il faut abattre, non pour la remplacer par une nouvelle religion, mais bien par de nouveaux rapports avec la nature et entre les hommes où la compétition et l’émulation sont à leur place et pas à la place dominante. Pas facile puisque les nouveaux venus au « grand festin » (les émergents comme on les appelle) ont bien envie de prendre notre place et se mettent donc sur le terrain de la compétition pour obtenir ce qu’ils considèrent comme un dû.
      Vouloir entretenir cette compétition contre vents et marées me semble aussi stupide que vain. Je crois que cela vaut le coup d’en parler. Si progressivement nos concitoyens comprennent cela on finira bien par avoir un gouvernement qui définit son action nationale et internationale autrement. Et il ne faut pas sous-estimer la légitimité de la France et l’attention qui est portée à son discours et son action quand elle se situe sur le terrain universel. Son « capital » n’est pas encore ruiné si j’en crois ceux qui se baladent dans le monde.
      Bien à vous.
      AG

  8. Quand on participe ou simplement lire des blog qui parlent d’économie et de sociologie, on lit souvent des mots comme Marxisme, des allusions à Adam Smith, Ricardo et bien d’autres, je n’ai jamais lu ces auteurs, mais le livre L’homme renaturé de Jean Marie Pelt et la Troisième Vague D’alvin Toffler me suffisent amplement pour comprendre ce que j’ai à faire.
    Depuis que j’ai pris connaissance du Pic oil, d’autres livres se sont ajoutés à ma collection, et les vôtres ne vont pas tarder.
    Je pense que tous les citoyens conscients de ce que vous évoquez doivent être aidé et ensemble construire des passerelles entre le citoyen et le politique ainsi que l’économique.
    J’en parle sans cesse autour de moi, parfois je casse les pieds, mais avec l’expérience, on sait avec qui on peut insister, de toutes façons il faut adapter ses dires à son interlocuteur.
    Des gens me posent la question de savoir où placer leur argent, alors je leur réponds dans les économies d’énergie et leur dit que cette année j’ai remplacer mes chassis et ma chaudière. J’en ai même parlé à un gars qui joue en bourse, et il m’a approuvé.
    Pour en revenir à mes deux auteurs du début, JM Pelt décrit une économie au service de la nature, en d’autres termes, en économie il faut copier la nature qui évolue à partir de ses déchets.
    Quand un déchet est trop abondant, elle invente ce qui va le recycler.
    Et si les fortunes et les chômeurs étaient des déchets à recycler?
    En ce qui concerne Alvin Toffler, c’était son terme « prosommateur » que je découvrais pour la première fois qui m’a frappé.
    Le prosommateur est celui qui consomme ce qu’il produit lui-même en tout ou en partie, pour l’avoir pratiqué, la prosommation est un salaire à part entière.
    Si les gens du tiers monde veulent développer une agriculture durable, il doivent devenir des prosommateurs individuels mais surtout collectifs, c’est ce que Autre Terre essaye d’organiser.
    La prosommation cadre très bien avec le copiage de la nature et la relocalisation de l’économie.
    Je ne crois pas au grand soir, je pense plutôt à des actions ponctuelles qui iront en grandissant et je pense que les citoyens occidentaux ont un rôle extrèmement important à jouer.
    C’est clair aujourd’hui que la croissance n’est plus au rendez vous faute de croissance pétrolière et forcément l’emploi non plus, il faut en profiter pour expliquer aux gens qu’autre chose doit être entrepris.
    A l’heure actuelle je ne sais pas si ce sera possible mais l’année prochaine j’aimerais organiser une conférence dans mon quartier sur le pic pétrolier et elle serait donnée par un des membres de l’Aspo Belgique.

    Bien à vous
    michel

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