Monétiser la dette publique. Oui mais…

4 mai 2010 - Posté par Alain Grandjean - ( 8 ) Commentaires

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J’ai proposé dans le précédent post que le financement de la dette publique se fasse directement par la Banque Centrale à taux nul, ce qui supprimerait la machine infernale qui met les finances publiques dans l’impasse et poserait la question du financement des retraites de manière radicalement différente. En termes plus techniques, il s’agit de « monétiser la dette publique ». Je réponds maintenant aux premières objections qui viennent à l’esprit.

1 Oui mais… c’est inflationniste

Monétiser la dette publique c’est en effet injecter de la monnaie. Mais c’est ce que font les banques privées qui créent aujourd’hui la monnaie qui circule. Pourquoi la monnaie créée par les pouvoirs publics, si elle l’est dans les mêmes quantités que la « monnaie privée »1, serait plus inflationniste qu’elle ? Mystère. Cet argument pourrait suffire mais essayons de tordre le coup en passant à quelques idées reçues.

Les dérives inflationnistes corrélées à la planche à billets ne se sont constatées que dans des situations de crises particulières (la France révolutionnaire, l’Allemagne de Weimar condamnée à des réparations de guerre insupportables, les pays de l’Est en sortie de communisme…). Il n’est en plus pas facile dans ces contextes de savoir ce qui est à la cause de quoi. La hausse des prix oblige à créer de la monnaie dont l’abondance peut faire craindre une hausse des prix, qui peut être anticipée par les acteurs économiques. Où est la poule et où est l’œuf 2? En tous les cas on ne peut comparer le cas des pays européens aujourd’hui et les situations d’hyperinflation.

L’inflation a été maîtrisée en France au début des années 80 grâce à la sortie de la spirale hausse des prix hausse des salaires hausse des coûts hausse des prix ; cette spirale a été cassée avec la suppression de l’indexation salariale. La hausse des prix avait elle-même été aggravée par les chocs pétroliers. Aucune de ces causes n’est liée à la hausse de la quantité de monnaie en circulation. Depuis 30 ans d’ailleurs il n’y a plus de corrélation entre la quantité de monnaie en circulation (mesurée par M1) et la hausse des prix.

On pourrait même être en droit de penser que la création de « monnaie privée » génère, elle, une hausse de prix dans certains secteurs. L’afflux de prêts immobiliers à des conditions de taux et de durée plutôt favorables a exercé une pression à la hausse dans un marché où l’offre est insuffisante. Le financement public de programmes de logements aurait sans doute l’effet inverse. Bref la « monnaie privée » a été inflationniste là où la « monnaie publique » aurait pu être déflationniste.

2 Oui mais… c’est priver les Etats de la discipline imposée par les marchés

Le cas actuel de la Grèce montre bien ce que veut dire discipline de marché… La croissance exponentielle de la dette publique est inévitable en présence de déficits publics, dès que les taux d’intérêt sont supérieurs au taux de croissance. Ce qui finit par arriver si les marchés estiment que l’Etat n’est pas capable d’imposer des mesures de rigueur. Cela exerce une pression considérable sur les Etats pour imposer cette rigueur… à froid. Et cette rigueur se traduit par des plans d’austérité douloureux. Ces plans d’austérité ont montré leurs effets négatifs (en général récessifs et antisociaux) dans tous les cas où ils ont été appliqués dans l’urgence (c’est le cas des plans d’ajustement structurel imposés par le FMI et dénoncés entre autres par Joseph Stiglitz).

Il est clair que la monétisation de la dette publique supprime ce pouvoir. Est-ce vraiment un inconvénient quand on pèse ceux de ces plans d’austérité ?

Comme on le verra dans le point suivant, il ne s’agit évidemment pas de se passer de la nécessité d’un contrôle des finances publiques mais pas sous le diktat des marchés et c’est bien ce qui est visé. Doit-on désespérer à priori des systèmes démocratiques et de leur capacité à gérer les finances publiques ? La littérature économique abondante « montrant » que les dirigeants ont de bonnes raisons (au sens de rationnelles) de ne pas incarner l’intérêt général ne sont pas une preuve de l’incapacité des gouvernements et des opinions à accepter librement des contraintes.

A l’inverse, il n’est pas du tout certain que les mesures drastiques imposées sous le diktat des marchés soient acceptées. Le risque d’une dérive populiste est toujours présent. On cite l’exemple de la Suède et du Canada qui ont réussi de très lourdes réformes de leurs finances publiques. Précisément deux cas où les réformes ont été menées démocratiquement.

3 Oui mais… c’est ouvrir la boîte de pandore d’un déficit potentiellement illimité, puisque toujours financé.

L’impôt et les prélèvements obligatoires sont bien sûr le premier moyen de financement des dépenses publiques et des transferts sociaux. Il appartient aux dirigeants de le rappeler et de redonner le sens civique aux citoyens qui l’auraient perdu ou croiraient qu’on peut bénéficier de routes, d’écoles, d’hôpitaux, de sécurité, sans en payer le prix.

En situation « normale » les finances publiques doivent être équilibrées. La possibilité de recourir à la banque centrale est à réserver à une situation de crise comme aujourd’hui ou dans des cas de récession prolongée.

L’un des moyens de limiter ce recours à ces situations bien définies est de maintenir l’indépendance de la Banque Centrale, pour autant que ses statuts lui permettent de réaliser ces financements dans un cadre défini.

4 Oui mais… en Europe c’est donner un avantage aux pays les moins vertueux

La vertu économique de l’Allemagne est souvent mise en avant. Or le modèle allemand n’est pas généralisable. Tous les pays du monde ne peuvent avoir une balance commerciale excédentaire. Et surtout qu’est-ce qu’une vertu économique qui passe par les salaires comprimés et une vie de moins en moins agréable ?

Surtout, si tous les pays de la zone Euro peuvent financer dans les mêmes conditions leurs dettes publiques, on ne voit pas bien le désavantage asymétrique qui serait ainsi créé.

5 Oui mais… l’Allemagne s’y opposera avec la plus grande fermeté.

C’est en effet plus que probable. Supposons néanmoins que cette solution fasse l’objet d’un débat public large et que nos concitoyens comprennent que les restrictions imposées de force à la Grèce et dont ils craignent qu’elles soient un jour imposées à la France ne sont pas une nécessité. Supposons que le lien avec la réforme des retraites soit alors fait. L’opinion française pèsera alors très lourdement dans une négociation avec l’Allemagne. D’autant que la rigueur allemande n’est pas nécessairement appréciée par tous les allemands…

6 Oui mais…c’est contraire au Traité de Lisbonne.

En effet. C’est même contraire au cœur de ce qui a présidé à l’accord créant l’Euro. L’Allemagne a imposé des statuts de la BCE et un article 104 « copiés-collés » des statuts de la Bundesbank et du modèle de politique monétaire allemand. La France et les autres pays ont accepté en pensant que le prix à payer de cette concession serait faible par rapport aux avantages apportés par l’Euro. La crise est passée par là. La balance des avantages et inconvénients d’un Euro ainsi piloté est aujourd’hui beaucoup plus discutable et discutée. Par ailleurs, la crise Grecque a fait exploser un tabou. Il est devenu concevable que l’Euro disparaisse ou que des monnaies quittent la zone Euro. Enfin, l’Allemagne propose un renforcement (donc une modification) du Traité pour que soient sanctionnés politiquement les Etats « laxistes ». Une réforme du Traité est donc bien à l’ordre du jour pour tirer les leçons ce cette crise. Profitons-en pour corriger en profondeur ce qui doit l’être. Si cela prend trop de temps il faudra bien se poser cette question. Cette renégociation n’est-elle pas préférable à ce qui pourrait être un scénario du pire : des mesures de rigueur déflationnistes, un choc pétrolier (dû à la reprise économique des émergents) et comme dans les années 30 la chute des démocraties, et dans ce cas la fin du Traité de l’Union Européenne et de l’Euro ?

Alain Grandjean

1 Entre guillemets, car la monnaie est dans les deux cas un bien public. Par facilité on dira monnaie privée pour monnaie créée en contrepartie d’une dette par les banques privées, et monnaie publique, pour monnaie créée par la banque centrale en contrepartie du paiement d’une dette publique.

2 Nous avons montré dans le cas de l’Allemagne de Weimar, que le déclenchement de la spirale a été l’incapacité de l’Allemagne à payer ses réparations de guerre et la hausse des prix qui en est résultée. La planche à billets n’a fait que suivre. (voir La monnaie dévoilée, G.Galand et A.grandjean, L’harmattan, 1997)

 

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8 Responses to “Monétiser la dette publique. Oui mais…”

  1.   sceptique carlier   4 mai 2010 à 16 h 37 min

    Si j’étais malicieux je dirais : crise de la dette = baisse de l’euro, avec baril stable a 85 dollar la baisse de l’euro = augmentation du prix du carburant = taxe carbone de fait donc la baisse de l’euro est orchestrée par la Fondation hulot et le Giec pas par Goldman sachs 🙂
    Sur la monétisation de la dette une génération d’étudiant, j’en suis, s’est vu apprendre que c’était l’horreur inflationniste, je veux bien me désintoxiquer mais la c’est encore un peu juste (de la littérature ?) notamment sur le fait que certains pays (la france) risquerait de laisser filer si soutien de BCE. (+NB : je crois que c’est M 3 et non m1 la référence de masse monétaire et que la relative décorrélation est plus récente, eviron 10 15 ans)
    Enfin tu dis « Les dérives inflationnistes corrélées à la planche à billets ne se sont constatées que dans des situations de crises particulières  » Justement ne vivons nous pas une situation particulière ?
    Interessant, séduisant, mais tellement revolutionnaire qu’il faut étayer

    • Je prépare un post dont le titre est Giec et Goldman Sachs, même combat? mais l’angle est un peu différent du tiens!, que j’ai bien aimé.
      merci surtout pour ton encouragement sur la monétisation de la dette; je vais aller vite ici et prendre du temps plus tard pour fournir des références.
      La masse monétaire en France et en Europe est essentiellement issue de la création monétaire des banques secondaires : cela fait plus de 40 ans que les Etats ou la Banque Centrale ne génèrent que les pièces de monnaie (les Etats) et les billets (la banque centrale) , cela doit représenter de mémoire 15% (aux USA c’est plus car le billet vert est plus employé que la carte de crédit et qu’il est créé pour l’international; ça veut dire d’ailleurs que pour les USA la planche à billets marche plus que pour l’Europe, sans générer du tout de différentiel inflationniste).
      Je n’ai pas vu que cette création monétaire est un quelconque lien avec la hausse des prix. Si tu as un étudiant sous la main, tu lui demandes les séries stat et tu verras.
      Donc premier point l’idée que la quantité de monnaie créée soit à l’origine de la hausse des prix me paraît se discuter. Sauf précisément dans les bulles inflationnistes dont j’ai parlées qui sont la preuve que la création »privée » peut générer des inflations localisées. Il y a d’ailleurs de gros débats chez les économistes sur le sujet : la banque centrale a les yeux rivés sur la hausse générale des prix et pas sur celui des actifs » est-ce une bonne idée.

      Tu me diras à juste titre que cela ne prouve pas que si la création monétaire avait été faite sur la même période eût été créée en contrepartie de dette publique on aurait eu de l’inflation.
      je reviens alors aux corrélations mises en avant pas les « docteurs de l’évangile monétariste ». Pour mettre en évidence de telles corrélations il faut trouver des situations dans lesquelles on a une part significative de la création monétaire qui soit d’origine publique (c’est donc des périodes anciennes pour les pays « développés’). Ensuite il faut passer d’une corrélation à la démonstration d’une causalité…Je te trouverai les références, mais je me souviens de la première qui m’avait marqué. Maurice Lauré un de présidents de la société générale avait écrit un bouquin « reconquérir l’espoir « c’était dans les années 80 où il montrait chiffres à l’appui qu’il n’y avait à l’inverse pas de corrélation du tout entre la « constriction monétaire » et la maîtrise des prix.
      On a rédigé pas mal de papiers sur ce sujet et notamment des fiches techniques pour se familiariser avec la question de la création monétaires avec mes amis de Chômage et Monnaie; tu peux aller voir sur le site http://www.chomage-et-monnaie.org/index.html. tu peux aussi lire le papier de Jean-Luc Gréau passé dans débat.

      A plus tard pour plus de matériaux

  2. Bonjour,
    Quelle est le montant de la masse monétaire (M1) européenne, américaine, de la dette européenne, américaine, que représente t’elle en pourcentage respectivement… Des chiffres SVP
    Merci
    Michel

  3.   Agequodagix   6 mai 2010 à 8 h 03 min

    Monétiser la dette publique n’est-ce pas une autre façon de dévaluer une monnaie, sans le dire mais avec les mêmes effets, bénéfiques et négatifs ?

    • Bonsoir.
      Je ne crois pas. Les américains le font depuis des décennies et de manière variable (puisque la FED peut acheter des titres d’Etat, et ensuite distribuer ses résultats à l’Etat), sans que cela joue directement sur les parités monétaires. Cela étant il faut évidemment regarder les effets économiques induits qui ne peuvent être nuls. par exemple si les épargnants qui avaient pris l’habitude de placer leur épargne en titres publics très sûrs ne peuvent pas le faire dans les mêmes quantités, ils vont déplacer cet épargne. Sur quel support?

  4. Bonjour Alain

    Quelques questions de candide

    Est ce que la banque centrale n’est pas une partie de l’état, donc il se prete de l’argent à lui meme ?
    Dans ce cas comment justifier un minimum de rigueur budgétaire aupres du citoyen électeur en temps normal et pire en temps de crise, pourquoi payer de l’impot puis que l’état peut « créer de l’argent » ?
    N’est il pas le bon moyen de dévaluer une monnaie si l’état peut indéfiniment puiser dans une réseve sans fond ?
    En référence à la question 3 du post, quid de la normalité du modèle économique à l’avenir avec des réserves d’énergies fossiles qui plafonnent et une succession de récession prévisibles ?
    Enfin ce modèle n’est t il pas en décalage voir en opposition avec la sobriété énergétique, la sobriété de consommation de biens et de services, en donnant l’illusion de la profusion en contradiction avec les réalités physiques(facteur 4 à l’horizon 2050 risque d’impacter le PIB/Habitant, cf équation de Kaya) ?

    • Bonsoir
      La banque centrale est indépendante dans le système européen. Mais il est vrai que vu de loin le citoyen pourrait raisonner comme vous et se dire que tout ça c’est bonnet blane et bonnet blanc. Il faut donc évidemment mettre des limites à la création monétaire publique. Il ne s’agit en aucun cas de puiser indéfiniment dans le néant. Il y a plusieurs moyens pour limiter qui commencent par l’inscription dans la loi de finances en finissant par une réforme de la constitution. on peut aussi dédier l’argent créé à une agence spécifique. Dans mon post je suggère que la règle soit les dépenses couvertes par les impôts et que le déficit lié à un problème (un choc exogène comme disent les économistes) soit financé par création monétaire. lL y a d’autres options. l’économiste Tovy Grjebine avait proposé en 1981, dans un projet de loi connu sous son numéro 157, de décomposer le budget en 3 : le fonctionnement équilibré, l’investissement financé par l’emprunt (avec l’idée que l’investissement a un retour et peut être remboursé) et un budget de croissance, alimenté par l’émission de bons du trésor rachetés par la banque centrale, pour le financement des infrastructures énergétiques.
      Cela étant ce problème de limites à la création monétaire se pose aussi dans le système bancaire. Les banques peuvent en théorie créer de la monnaie indéfiniment, puisqu’elles le font en contrepartie de crédit. Il y a des dispositifs réglementaires pour cela. On a cependant bien vu dans le déclenchement de la crise des subprimes qu’elles n’étaient elles non plus pas facile à contrôler. A mes yeux la titrisation a cet objectif central pour les banques.
      Votre dernière remarque est très juste. On pourrait penser qu’il y a contradiction entre l’idée d’abondance monétaire et de pénurie matérielle. j’y ai longtemps réfléchi et je me dis maintenant que la transition nécessite un tel effort d’investissement (ce qui veut dire du travail) qu’il faut bien débloquer la situation du crédit. Les politiques publiques restrictives qui s’annoncent ne sont pas du tout favorables à une politique d’investissement écologique menée rapidement et qui soit à la hauteur du problème. Pour éviter le risque de gaspillage que vous indiquer il faut évidemment accompagner ce programme d’un signal-prix carbone significatif, mais je ne vais reprendre la démonstration….

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