Chronique d’un krash annoncé

17 octobre 2011 - Posté par Alain Grandjean - ( 6 ) Commentaires

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Credit : foxypar4, CC, Flickr

Même si cette hypothèse est envisagée depuis plusieurs mois par plusieurs économistes[1], il est difficile de croire  à un effondrement financier. Pourtant des événements de moins grande ampleur, comme  le dépôt de bilan de Lehman Brothers et plus récemment celui de Dexia n’étaient pas imaginables  avant qu’ils se produisent. Et la crise de 1929 a bien eu lieu. Enfin les marchés n’obéissent pas à un hasard « normal » mais à un hasard « sauvage »[2], avec une probabilité d’apparition des événements extrèmes plus élevée. Mais croire vraiment à une catastrophe prochaine n’est jamais facile.

Il est tentant de se rassurer : les marchés sont irrationnels  et la situation n’est pas si dramatique (l’actuelle crise de panique peut cesser du jour au lendemain), la Grèce n’est qu’un petit pays, nos banques ont toujours été bien gérées, nos gouvernements feront tout  pour empêcher une crise majeure, la construction politique européenne avance à grands pas, Merkel et Sarkozy ont enfin pris la mesure de la crise, la Slovaquie a signé la mise en place du FESF, etc.

Malheureusement, les choses sont beaucoup plus brutales que cela : plusieurs des banques et compagnies d’assurance européennes sont virtuellement  en situation de cessation de paiement. Les banques parce qu’ elles ont été autorisées[3] à masquer des pertes latentes liées à la crise des subprimes (et elles détiennent encore des « actifs toxiques ») et qu’elles sont exposées à des défauts massifs sur les dettes souveraines de la Grèce des autres pays européens « du sud »[4] . Les compagnies d’assurance pour la deuxième raison : les portefeuilles d’assurance-vie sont gorgés de prêts aux Etats européens en difficulté. Or la restructuration de ces dettes est maintenant inévitable : la récession qui s’installe –en partie due aux plans d’austérité européens- rend vain tout espoir de remboursement de l’intégralité des emprunts publics de ces pays.

Les montants sont si importants que ce ne sont pas les recapitalisations envisagées qui régleront ces problèmes. Quelles sont les compagnies les plus en risque ? Impossible de le savoir, d’une part parce que les comptes ne sont pas « sincères », et parce que leur santé dépend d’éléments difficiles à objectiver, comme leur capacité à convaincre de leur  solidité. C’est pourquoi la défiance mutuelle des banques entre elles est au plus haut : le marché interbancaire ne fonctionne plus que parce que la BCE y agit tous les jours[5].

Si la vigie du Titanic est convaincante, elle rapproche l’iceberg !

La date du krash annoncé (dépôt de bilan de grandes  banques et compagnies d’assurance européennes et multiples conséquences en cascade) est impossible  à prédire pour une raison également simple à comprendre. Elle sera d’autant plus proche que le mouvement de ce qui est appelé pudiquement la « décollecte » (le fait pour les épargnants de sortir leur épargne des banques et des assurances pour la placer « ailleurs ») peut s’accélérer à mesure que le krash est de plus en plus considéré comme fatal. C’est cette crainte qui conduit les politiques et les économistes à nier tout risque de crise majeure, la défiance  entraînant la défiance. C’est elle aussi qui a poussé les autorités à faire des stress tests visant à  rassurer les déposants et épargnants. Erreur de raisonnement magistral : Dexia avait passé en juillet 2010  les stress tests qui viennent donc de perdre tout crédit, à supposer qu’ils en aient jamais eu. Les discours rassurants n’ont plus beaucoup de crédibilité. Le temps apparemment gagné à l’époque est perdu aujourd’hui : la course contre la montre est lancée.

Que faire ?

La seule arme pour tenter d’éviter ce qui sera une gigantesque catastrophe financière puis économique  est l’injection massive de liquidités par la Banque Centrale Européenne, directement –par achat de dettes souveraines et autres actifs plus ou moins risqués- ou via le FESF (comme le souhaite la France qui propose d’en faire une banque). Cette mesure est envisagée aujourd’hui  comme une solution centrale,  malgré l’opposition de l’électorat allemand et probablement de bien d’autres pays qui l’interpréteraient comme un cadeau fait aux actionnaires des banques  et aux épargnants fortunés, payable in fine- quand il  faudra bien solder les comptes-  par les contribuables, c’est-à-dire les classes moyennes. C’est cette solution qui a été défendue par Tim Geitner quand il est venu en Europe.

Si elle peut choquer, n’est-elle cependant pas la voie de la sagesse, car elle  permet de gagner un temps précieux et d’éviter le krash majeur, qui serait une prise de risque social politique et économique dont il ne faut pas sous-estimer les conséquences. Il est très difficile, long et douloureux de sortir d’une crise majeure. Comme l’a montré celle des années 30 qui n’a été résolue que par la guerre. Quant au Japon, il ne s’est jamais vraiment remis du krash de 1989.

Voie de la sagesse, modulo trois conditions essentielles, sans lesquelles il ne s’agirait que d’une fuite en avant :

1 – Que les mécanismes non conventionnels envisagés soient activés simultanément pour financer la transition écologique et sociale (voir nos propositions sur www.financerlavenir.fnh.org). Cela permettra :

  • de passer rapidement des commandes publiques, ce qui reste la méthode la plus rapide pour recréer du  travail et limiter les dépôts de bilan des entreprises ; et qui faire croître les recettes fiscales
  • de parer  le credit crunch en cours (la réduction en cours  des crédits qui contribuent à la récession en limitant le financement des projets et des entreprises)
  • de traiter les causes profondes de la crise et de transformer notre modèle économique pour qu’il devienne durable (bas-carbone et sobre en ressources)

2 – Que  le temps gagné permette de faire , dans l’urgence, les réformes monétaires et financières qui n’ont toujours pas été faites, consistant globalement à mettre au pas la finance et sur lesquelles je reviendrai dans un autre post.

3 – Que l’organisation monétaire de la zone Euro soit refondée, pour passer d’une monnaie unique à une monnaie commune[6].

4 – Qu’ on en finisse enfin avec un libre-échangisme mondial dogmatique et naïf en commençant à mettre en place un protectionnisme européen, seul garant de la pacification économique du monde.

En un mot, la crise actuelle doit nous permettre de tourner définitivement la page après 40 ans d’eurolibéralisme.

Programme trop ambitieux ?  Impossible à réaliser dans l’urgence ? Contraire aux conceptions des principaux dirigeants européens ?

Probablement. Mais pas certainement. Ne désespérons pas des capacités humaines qui peuvent se révéler dans ces périodes exceptionnelles ! Et tentons tout ce qui est possible pour éviter le kash annoncé.

Alain Grandjean

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[1] Voir par exemple l’article de Jean-Luc Gréau  « Le rétablissement ou la rechute, Le Débat, 13 juillet 2010. Mais aussi bien sûr les chroniques de Jacques Sapir et Frédéric Lordon. Voir également l’excellent blog d’Olivier Berruyer http://www.les-crises.fr/.

[2] Cf http://www.communication-sensible.com/articles/article0111.php.  Voir aussi Benoit Mandelbrot  « Une approche fractale des marchés », Odile Jacob, 2009 et   Christian Walter et Michel de Pracontal « Le virus B, crise financière et mathématique », Seuil  2009

[3] Les Etats européens ont  autorisé, fin 2008, un régime d’exception comptable aux normes internationales IAS qui permet aux banques de ne plus comptabiliser les pertes induites par le krach des subprimes à leur prix de marché mais à des prix « théoriques » facilement manipulables.

[4] Les GIPSI -Grèce, Italie, Portugal, Espagne, Irlance – . Voir par exemple l’article de Gaël Giraud dans le numéro d’octobre 2011 de la revue Etudes  « Après le krash des dettes publiques, reconstruire ».

[5] Quand la confiance est là les opérations de compensation sur le marché interbancaire se font entre banques qui dénouent leurs soldes de manière bilatérale. Dans les périodes de crise comme aujourd’hui, elles passent systématiquement par la Banque Centrale de crainte d’un dépôt de bilan.

[6] Voir par exemple http://www.chomage-et-monnaie.org/2011/07/et-si-leuro-sombrait/ et les travaux de Jacques Sapir. J’ai défendu, avec l’association Chomage et Monnaie,  cette solution de monnaie commune en 1993, voir http://www.chomage-et-monnaie.org/1993/07/limiter-la-contrainte-internationale/#more-488

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6 Responses to “Chronique d’un krash annoncé”

  1. Merci Alain !

    Quel plaisir de constater que les économistes ne sont pas tous comme Alain Minc, Jacques Attali, Daniel ou Elie Cohen, pour ne citer que les « éditocrates » les plus acharnés à défendre le système absurde et injuste… que certains d’entre eux ont contribué à mettre en place !

    Ceux qui se sont trompés, (et nous ont trompés), continuent de nier l’évidence ! Ils n’hésitent pas à nous prédire les pires conséquences, en cas de mesures protectionnistes ou de recours à ce que les rentiers et les banquiers appellent… « Planche a billets »!

    Compte tenu du réalisme et du succès, (plus « manifeste chaque jour »… surtout en Grèce !), de leurs propositions précédentes… cela constitue à mes yeux une justification supplémentaire des mesures que tu indiques !

  2. Ce post uniquement pour indiquer le bon lien:
    http://www.france-alter.info. qui n’apparait pas dans ma réaction ci-dessus !

  3. Je crois malheureusement que l’Allemagne n’est pas prête.
    Or tout repose sur elle. Y -a -t-il des économistes allemands sur ta position,
    JP

  4.   carlier a la plancha   9 novembre 2011 à 15 h 50 min

    « Qu’ on en finisse enfin avec un libre-échangisme mondial dogmatique et naïf en commençant à mettre en place un protectionnisme européen, seul garant de la pacification économique du monde »

    ca existe déjà : la PAC = ca n’a pas empeché la baisse des actifs agricoles + ca a enrichi quelques actifs agricoles bine placés + ca a bien détruit certains systèmes agraires du tiers monde + je n’ai pas l’impression que ce protectionnisme ai donné de bons résultats envirronementaux et… c un euphémisme
    Chantier naval, textile etc …idem même résultats

    F Carlier

  5.   carlier a la plancha   9 novembre 2011 à 16 h 00 min

    Si j’ai bien compris la monnaie commune induit des barrières intra euro. Donc en fait tu ne suggère pas tant un protectionnisme strictement européen qu’un protectionnisme national ?

  6. je trouve l’attaque contre la PAC inexacte. La PAC, de Pisani avait pour objectif de rendre autonome l’Europe sur l’essentiel des biens alimentaires. Je signale qu’avant la PAC, l’agriculture était dans son ensemble miséreuse.
    L’exode rural avait commencé avant. Avec le tracteur 1954, le remembrement et le rôle de la JAC.

    La PAC a permis de revitaliser le tissu agricole, même si les céréaliers, les grands, ont été les principaux bénéficiaires. Le modèle libéral, le groupe de CAIRN souhaitait avec les anglais un marché mondial libre.
    Après la PAC na pas pris pour des raisons politiques les bons tournants, productiviste, dégâts sur l’environnement et sur la santé des travailleurs.
    Quant au protectionnisme sur les chantiers navals ou le textile , je ne vois pas les mesures visées. Pour STX, c’est l’ETAT qui les a sauvé. Pour le textile, les différences en les coûts de main d’oeuve on fait sa mort comme pour les chaussures.
    Que nous ayons connu, une fascination reganienne pour le libre échange, avec des barrières hygiénistes pour les USA, c’est vrai.
    Je reviens sur les destruction des systèmes agraires du Tiers monde, l’argument est partiellement excat, mais depuis Dumont et l’échec du cycle de DOHA nous n’avons trouvé aucune solution politique.

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