La fabrique du mensonge

10 avril 2013 - Posté par Alain Grandjean - ( 6 ) Commentaires

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Stéphane Foucart, journaliste scientifique au Monde, signe un livre[1] stimulant sur la manipulation de la science par les industriels, pour servir leurs intérêts. La route avait été défrichée par Naomi Oreskes et Simon Conway, dans leur « Marchands de doute » (voir le post « OGM, gaz de schiste, Fessenheim : retour de l’obscurantisme ?), en s’appuyant sur les cas bien documentés des fabricants de tabac et  d’amiante et sur celui des lobbys pétroliers propageant un climato-scepticisme « pseudo-scientifique ».

Stéphane Foucart reprend le dossier du tabac, du climat et complète l’analyse par celui  des insecticides (et l’impact des  néonicotinoïdes sur les abeilles) des perturbateurs endocriniens (en creusant l’affaire du bisphénol A) et des OGM. En passant il démonte l’opération Heidelberg[2] avec brio.

Je reprends une des phrases de son chapitre de conclusion :

«  Cette instrumentalisation de la science permet de transformer l’outil à produire de la connaissance en machine à fabriquer du mensonge et de l’ignorance ». Deux objectifs sont visés : minimiser les risques sanitaires et environnementaux mais aussi et surtout « coloniser nos esprits et nos conversations ». Les lobbys utilisent les études faites  pour fabriquer des argumentaires qui sont ensuite relayés par des officines et des agences de communication. C’est ainsi que le déclin des pollinisateurs est devenu une « énigme », ou le déclin de la fertilité humaine « multifactoriel ». Quant au tabac contemporain (sursaturé de produits chimiques visant à aggraver la dépendance à la nicotine), c’est un esclavage qui a été transformé, par les mêmes techniques, en liberté.

Le  constat est déstabilisant et profondément préoccupant. Il remet évidemment en cause l’idée simpliste que la « vérité scientifique » naîtrait des publications de revues

à comité de lecture. La démarche scientifique avait fait faire un bond de géant dans l’histoire de l’humanité en découvrant un mode d’accès à la connaissance qui ne soit pas inféodée au pouvoir. Le constat fait par Stéphane Foucart met en doute ces avancées. Nous y reviendrons, pour nous concentrer ici sur une autre conséquence probablement plus importante encore au plan politique et social. 

Cette confusion des genres entre intérêts économiques, technologiques et scientifiques  est sans aucun doute l’une des causes de la perte de confiance des citoyens envers les entreprises.  Il l’est probablement aussi envers le politique. Quand on apprend par exemple l’intrication entre les experts de l’EFSA (autorité européenne de sécurité des aliments) et les industries concernées (agroalimentaire, pharmacie, chimie) on comprend malheureusement mieux ses positions modérées[3] sur le bisphénol A. Quand Diana Banati, la présidente de son conseil d’administration quitte son poste en 2012 pour devenir l’un des plus hauts cadres de l’International Life Sciences Institute, une organisation de lobbying scientifique ayant pour membres les géants des ces secteurs, cela ne peut que décrédibiliser son action antérieure et l’institution qu’elle présidait….

 

Du bisphénol aux paradis fiscaux

 

Cette perte de confiance n’est pas sans lien avec l’affaire Cahuzac et « offshoreleaks » (voir le post Affaires Cahuzac, Augier … et suivantes) !   Et ce pour plusieurs raisons.

 

Ce sont les mêmes agences de communication (en l’occurrence Jerôme Cahuzac a utilisé les services d’EuroRSCG/Havas) qui sont à l’œuvre pour « coloniser » nos esprits. Ce sont les mêmes méthodes qui visent à détourner l’attention et la vigilance des citoyens pour leur faire accepter tout cru des contrevérités.

 

Ce sont les mêmes techniques de manipulation de l’activité scientifique. La banque  et la finance font comme les industries « matérielles ». Ce sont de puissants lobbys qui savent payer et/ou instrumentaliser des scientifiques (en l’occurrence des économistes) et des experts pour imposer dans l’opinion des « vérités » (comme par exemple celle de l’efficience des marchés financiers) sans fondement, pour créer des doutes si nécessaire (le trading haute fréquence n’est pas juste une machine à faire des profits, il permettrait de rendre le marché plus liquide), pour empêcher les politiques de faire leur travail de régulation et de contrôle (la loi de séparation bancaire a été vidée de sa substance par le travail en profondeur des banques auprès de Bercy, des députés et des sénateurs.

 

C’est la même consanguinité entre les administrations et les agences chargées des contrôles et les entreprises soumises à ses contrôles. La présidente de l’EFSA est dans le même cas que les hauts fonctionnaires du Trésor qui se recasent dans les grandes banques nationales ou internationales. La régulation bancaire est aussi faible en ce moment que la régulation alimentaire car dans les deux cas les régulateurs sont dominés intellectuellement et humainement par les lobbys.

Ce trop rapide tour d’horizon donne quand même à penser que l’Occident ne sortira pas du maelstrom dans lequel il s’enfonce sans une remise en cause très profonde de ses institutions politiques, administratives et scientifiques mais aussi et surtout  de ses croyances plus ancrées (qui sont assez paradoxalement relativement bien exposées dans l’appel d’Heidleberg), selon lesquelles la science la technologie et l’industrie vont nous sauver, alors qu’ elles sont devenues, certes dans les conditions actuelles de leur développement, et pas du fait d’une tare intrinsèque,  une cause majeure des  maux infligés par l’humanité à elle-même et à  la nature.

 

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[1] Paru chez Denoël, 302 pages, 17 euros.

[2] On sait maintenant que l’appel d’Heildelberg au moment du sommet de la terre a été signé par 264 scientifiques dont 72 prix nobel pour défendre une écologie scientifique (par opposition à une idéologie écologiste irrationnelle qui s’opposerait au progrès économique et social) a été initié par le lobby de l’amiante…

Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Appel_de_Heidelberg

[3] L’agence a maintenu un seuil de toxicite du bisphénol A à 50 microgrammes par kilo de poids et par jour, alors même qu’il est scientifiquement acquis que ce produit a des effets délètères à doses beaucoup plus faibles. Plus grave encore elle s’obstine à raisonner pour les perturbateurs endocriniens  comme s’il y avait des seuils (selon le vieil adage de Paracelse, c’est la dose qui fait le poison) alors qu’on sait que c’est faux et que des doses très faibles peuvent avoir des effets plus dangereux que des doses élevées.

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6 Responses to “La fabrique du mensonge”

  1. Les mensonges passent aussi beaucoup par des « éléments de langage », comme par exemple la notion de « pic de la demande » mise en avant pour le pétrole actuellement.

    • A yt75
      Oui c’est ce que Foucart appelle la colonisation des conversations. C’est le « talent » des agences de communication de trouver les formules qui « marchent » et de réussir à les « imposer ». Les « éléments de langage » c’est bien un outil visant à réaffirmer le même propos à de multiples occasions et par de multiples « porteurs ».
      merci de cette remarque.
      bien cordialement
      AG

  2. « Des doses très faibles peuvent avoir des effets plus dangereux que des doses plus élevées « ???
    NON ! Mille fois non !
    Car alors, une dose nulle aurait un effet infini !

    Comment peut-on proférer une telle absurdité ?

    De toute évidence, vous confondez avec les effets de synergie entre des doses plus faibles de plusieurs substances.

    Tout ceci réduit fortement votre crédibilité.

    • bonsoir D.Barthès et merci de votre remarque qui me permet de préciser les choses.
      Je maintiens ce propos d’autant plus aisément qu’il n’est pas issu de ma cervelle ; vous pouvez lire dans le livre cité de Stéphane Foucart, page 238: « les perturbateurs endocriniens peuvent avoir des effets plus importants à faibles doses qu’ils n’en ont à des doses cent ou mille fois plus élevées (les endocrinologues parlent de courbes dose-réponse non monotones) (…) la review publiée en 2012 dans Endocrine Reviews compte près de huit cents effets de ce type ».
      Quant à votre raisonnement il est bien entendu faux : ce n’est pas parce que dans certains cas (je n’ai jamais dit toujours j’ai écrit « peuvent ») des effets issus de doses faibles sont plus forts que ceux issus de doses élevées qu’une dose nulle aurait un effet infini. Les mathématiques sont plus subtiles que cela (il y a des fonctions qui ont ce comportement mais ne convergent pas à l’infini en zéro) et la biologie sans doute encore plus….
      Je ne peux que vous conseiller la lecture du chapitre 5 de l’opus cité, qui en effet remet en cause une croyance reçue depuis Paracelse et nous fait du coup penser qu’il est absurde qu’il en soit autrement, même quand ce sont les faits scientifiques qui le montrent!!
      Bienvenu au club;
      et bien cordialement
      AG
      ps et bien sûr ceci est indépendant de l’effet de synergie que vous avez raison de citer (car il renforce l’enjeu lié à la détection de faibles doses) mais qui est d’un autre ordre

  3. @AG
    A propos, un peu hors sujet ici, mais j’étais hier à la conférence du shift sur la transition énergétique, et la question « fiscalité »(taxe carbone, ou au volume sur les carburants fossiles), si elle apparaissait en table des matières n’a pas vraiment été évoquée.
    Or c’est quand même ce qui permet de favoriser ou accélérer toutes les « solutions » ou transitions possibles, sans même avoir à les définir.
    Et à ce sujet dans quelle mesure des études économiques montrent (ou pas) que cela peut constituer un avantage concurrentiel, c’est à dire qu’augmenter ces taxes (pas dans un but d’augmenter le budget de l’état, mais en transférant par exemple des taxes sur le travail vers les fossiles) est, même actuellement, ou surtout actuellement, une bonne politique d’un point de vue strictement économique ? (et en conservant une forte redistribution, mais considérée plus de manière « orthogonale »)
    Car on entend deux arguments à ce sujet :
    – non cela va diminuer la productivité des entreprises
    – oui cela va pousser les produits et modes de vie dans le bon sens, et diminuer le déficit commercial.

    Et en termes de « communication », on en reste à une image écologique pour ces taxes, ou « altruiste » (moins de CO2), pourtant il me semble qu’argumenter le fait que la France ou l’Europe seraient dans une position encore pire que l’actuelle si la TIPP et équivalentes n’avaient pas été mises en place se tient.
    Mon impression est que tout cela est actuellement obscurci par les aspects purement financiers (ou disons plutôt monétaires et de dettes).
    ?
    bien cordialement
    yt

  4. La visite de votre blog est toujours un plaisir pour l’esprit. J’ai vu par ailleurs que vous étiez président du groupe d’experts dans le débat national sur la transition énergétique, puisse votre rationalité éclairée influer positivement les travaux de ce groupe.
    Je ne sais pas jusqu’à quel point vous pourrez en rendre compte ici ou ailleurs, mais au-delà de ce qui sera retenu « officiellement » je serai trés interéssé par votre avis personnel sur le processus et ses résultats.
    Cordialement

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