Pourquoi monnaie, crédit et finance doivent être au cœur de la macroéconomie ?

31 août 2014 - Posté par Alain Grandjean - ( 3 ) Commentaires

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Les deux omissions les plus importantes du raisonnement économique « main stream » concernent les ressources naturelles et tout particulièrement l’énergie et le triptyque monnaie-crédit-finance. Les physiciens, écologues et autres scientifiques qui s’intéressent à l’économie pourraient avoir la tentation, en réintroduisant l’énergie et les ressources naturelles dans le raisonnement économique, de  supposer implicitement, comme les économistes  classiques et néoclassiques, que les phénomènes monétaires et financiers, non physiques, ne comptent pas (au moins sur le long terme).

 L’économie pourrait donc être réduite à sa sphère « réelle[1] » :

  • des consommations d’énergie et de ressources naturelles (et plus généralement des destructions d’écosystèmes, des dérèglements de régulations naturelles (comme la régulation climatique)),
  • des transformations de ces ressources en sous-produits, produits et machines (ce qu’on appelle le capital),
  • du travail et c’est tout. 

C’est un peu me semble-t-il de cette façon que Meadows a bâti son modèle. C’est bien sûr un premier pas utile mais maintenir cette omission serait une erreur comme nous allons le voir ici. Bien des questions économiques ne peuvent se traiter sans intégrer la sphère monétaire et financière. L’inverse, d’ailleurs – faire comme si ce triptyque expliquait tout- serait aussi erroné ! Pour prendre un exemple illustratif, la crise des subprimes aux USA ne peut pas s’expliquer sans référence aux mécanismes monétaires et financiers, mais elle trouve aussi une part d’explication dans les tensions pétrolières du début du XXIème siècle.

Il peut paraître surprenant que les économistes « main-stream », les économistes néoclassiques,  ne mettent pas  ces trois sujets, liés l’un à l’autre – monnaie,  crédit et  finance – au cœur de leurs raisonnements et de leurs modèles. Bien évidemment de nombreux économistes s’intéressent à ces sujets ! Mais les cours de macroéconomie « de référence » n’y consacrent que peu de pages. Et les économistes néoclassiques qui font autorité auprès des « visiteurs du soir », conseillers du pouvoir en France  et ailleurs, pensent fondamentalement qu’il s’agit de problèmes de second ordre et que la priorité est à l’assainissement des finances publiques (notamment pour pouvoir continuer à financer la dette publique à bas taux), à la réduction des prélèvements obligatoires, à la compétitivité des entreprises et à la réforme du code du travail. S’ils se disent de gauche ils se soucient en plus des  transferts sociaux, des inégalités sociales et admettent un poids relativement plus important du secteur public. 

Je me propose ici d’indiquer sans les développer, les grandes raisons pour lesquelles ces trois sujets sont déterminants, tant du point de vue de la compréhension que du point de vue des recommandations de politique économique. Je reviendrai à la fin sur les raisons de cet apparent et étrange désintérêt des économistes dominants sur ces questions majeures. Derrière un débat qui pourrait sembler académique se cachent des enjeux de politique économique absolument majeurs :

  • Peut-on et si oui comment utiliser l’arme monétaire en période de stagnation comme aujourd’hui ? Est-ce compatible avec  le traité de Maastricht, les ratios de dette et de déficit et l’indépendance de la Banque Centrale ?
  • Doit-on réglementer les marchés financiers ou les laisser-faire ?
  • Doit-on surveiller le niveau d’endettement privé des agents à commencer par les financiers ?
  • Doit-on encadrer le niveau du ratio de levier des banques ? Peut-on le faire si la finance off-shore continue à prospérer et si les banques restent les acteurs les plus puissants de l’économie ?
  • Comment impulser la transition écologique sans une révolution monétaire et financière ?

De manière à peine plus théorique, voyons maintenant pourquoi ces trois sujets sont économiques déterminants.

1 Monnaie, création monétaire et politique monétaire

  • La création monétaire est un levier clef de toute politique de relance, car elle conduit à injecter un pouvoir d’achat nouveau ; elle l’est pour toute politique d’investissements écologiques.
  • Le choix de la confier aux banques privées, à l’Etat ou à une banque centrale a des conséquences économiques majeures : dans le premier cas, elle s’accompagne presque toujours d’une dette en contrepartie[2], dans les deux autres non ; dans le premier cas cette création monétaire est plutôt procyclique (les banques font crédit quand les affaires vont bien et le restreignent dans le cas inverse), dans les deux autres cas, elle peut être contracyclique (sous réserve de conditions institutionnelles qui ne sont pas réunies actuellement en Europe).
  • La politique monétaire a un effet sur le taux de change donc sur la compétitivité relative des entreprises exportatrices et sur le coût des importations, qui peut être d’un impact bien supérieur à ceux du  Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi ou du « pacte de responsabilité ».
  • Elle  a un effet sur les taux d’intérêt donc sur l’incitation à l’épargne  et l’emprunt donc sur la consommation et l’investissement.
  • Elle peut avoir un effet sur inflation et déflation, qui sont deux dérèglements économiques significatifs, dont le deuxième est bien plus préoccupant que le premier (hors hyperinflation, qui est un dysfonctionnement massif, peu probable dans des pays bien administrés) : il est très difficile de sortir de la déflation.

2 Crédit et endettement

  • La crise des subprimes  a montré que l’endettement privé était économiquement déterminant, et sans doute bien plus que l’endettement public.  Le surendettement des acteurs privés, y compris des acteurs financiers est un facteur économique déterminant car il peut soit conduire à une bulle explosive soit être la source d’une période de déflation potentiellement très longue.
  • Hors période de crise, notamment de surendettement !, la croissance du crédit est l’un des autres leviers de la relance en cas de récession.
  • Vouloir purger un surendettement comme aujourd’hui par une politique d’austérité est stupide économiquement. Cela ne peut conduire qu’à aggraver le niveau (relatif) d’endettement.

3 Finance

  • La finance (spéculative) génère des crises à répétition qui ne sont pas des chocs exogènes mais naissent bien au cœur de l’économie ; les phénomènes financiers n’obéissent pas à de « belles » lois de probabilité « normales » ou gaussiennes, et les événements « extrêmes » sont plus fréquents que dans le cas « normal ». Ils ne peuvent non plus être représentés par des lois mécaniques linéaires simplistes : la simple observation des faits montrent des non-linéarités et des boucles de rétroaction.  La finance doit donc faire l’objet de régulations, qui ne sont pas triviales à définir ce qui nécessite donc une modélisation adaptée
  • Le secteur financier est actuellement très endetté, ceci dû à l’emploi de l’effet de levier, qui est l’une des causes centrales de l’instabilité du « capitalisme financier » et l’une des sources majeures de l’accroissement extraordinaire des inégalités sociales des dernières décennies
  • Les paradis fiscaux et la finance off-shore posent trois  problèmes majeurs au moins : un problème moral (comment lever l’impôt sans susciter de tensions dans un pays qui laisse s’échapper une manne fiscale considérable ?) , un problème financier pour l’Etat (qui voit une de ses sources de revenus se tarir) et un problème de fond dans la régulation du secteur financier (comment réglementer les financiers s’ils peuvent s’organiser au moins en partie pour échapper aux règlements  ou si leurs concurrents peuvent le faire ?) 

Remarque :

Nicolas Bouleau[3] propose de distinguer les  marchés « ordinaires » dits socio-répartis et les marchés  financiers ou très financiariés[4]  dits spéculo-valués. Les seconds sont intrinsèquement tels qu’ils ne peuvent fournir de tendances ni d’indications économiques sur l’avenir pour les acteurs. Les premiers le pourraient même si à ce jour les modèles économiques standards (d’équilibre général) ne représentent pas de cinétique[5]. C’est une autre raison de faire un traitement spécifique de la sphère financière. 

4 Les raisons de l’étrange silence de la macroéconomie « main-stream » sur ces 3 questions

Les économistes néoclassiques ont acquis plusieurs convictions, des croyances en fait, qui les font profondément sous-estimer ces trois questions et, en particulier, de recommander avec force de ne pas utiliser l’arme monétaire.

Je vais me contenter de les évoquer rapidement en  renvoyant  à des analyses ultérieures plus détaillées ou à des références plus approfondies. En synthèse, on peut considérer que les économistes néoclassiques croient, comme le croyaient les classiques, à la dichotomie entre la sphère « réelle »  et la sphère « monétaire » de l’économie, ce que les faits économiques ne cessent de contredire. Cette croyance se décline de la manière suivante.

4.1 La monnaie serait neutre

C’est l’idée propagée notamment par Milton Friedman selon laquelle un excédent de création monétaire ne change rien à l’équilibre des marchés mais ne fait que hausser le niveau général des prix.  C’est une manière moderne de reprendre l’image de Jean-Baptiste Say selon laquelle la monnaie serait un voile sur les échanges[6]. Pour Milton Friedman cette neutralité est à long terme (question : où commence le long terme ?). Les  néo-classiques (Lucas, Barro, Sargent, Wallace) affirment que  c’est vrai  même à court terme, et pensent l’avoir démontré (c’est tout l’enjeu des modèles d’anticipations rationnelles[7]). Mais le simple bon sens et l’histoire économique montrent que tout cela est faux et simplement dogmatique : la monnaie n’est pas neutre (cf le point 1 ci-dessus).

4.2 La monnaie serait « exogène »

Rappelons les définitions :

  • Monnaie endogène : monnaie créée en liaison avec l’activité économique. C’est ce qui se passe concrètement puisque l’immense majorité de la monnaie est créée[8] à l’occasion des opérations de crédit des banques.
  • L’inverse de la monnaie endogène c’est de la monnaie exogène, une monnaie créée à l’initiative de la banque centrale.

Je reviendrai en détail sur la théorie du multiplicateur monétaire, qui fait croire que, même si les banques créent la monnaie , elles ne le font qu’en multipliant la monnaie centrale, créée par la banque centrale. Tout se passerait donc comme si la monnaie était exogène. C’est tout simplement faux car les banques centrales satisfont en fait toujours les demandes de monnaie centrale des banques secondaires, car elles ne peuvent prendre le risque d’une crise de liquidité (qui conduit immédiatement au dépôt de bilan de la banque). La monnaie est bien endogène.

4.3 L’excès d’endettement de certains agents privés ne poserait pas de problème global, car il est compensé par l’épargne d’autres agents. Ce n’est donc qu’une question de redistribution.

Comptablement, les dettes des uns sont bien les créances des autres. Et si les unes augmentent, les autres aussi. Il y a donc bien des transferts de richesse qui s’opèrent. Mais : 

  • l’excès d’endettement de certains agents (par rapport à des revenus actuels ou anticipés ) peut conduire à la stagnation voire à la déflation : la perspective de ne pouvoir rembourser conduit à l’attentisme. Il peut s’installer un cercle vicieux : déflation-endettement[9] (l’attentisme pouvant naître d’une situation de stagnation due à d’autres facteurs)
  • quand ce sont les acteurs financiers qui sont surendettés et notamment les banques, il y a un risque de crise systémique (voir point 3 ci-dessus et dans les faits, les conséquences de la chute de Lehmann Brothers)
  • le crédit peut être issu d’une épargne préalable ou être nourri par la création monétaire. Quand une banque fait crédit à un agent économique, elle crée en même temps ce crédit et le dépôt bancaire du même montant, qui en général est comptabilisé dans l’épargne financière des ménages. L’égalité des dettes et des crédits est donc respectée par définition. Mais la création d’un dépôt bancaire génère un pouvoir d’achat nouveau, contrairement au crédit issu de l’épargne préalable. Son impact économique est donc de nature radicalement différent.

NB L’insuffisance d’attention porté au rôle du crédit dans l’économie n’est pas une exclusivité néoclassique. Thomas Piketty, dans son récent best-seller, l’oublie aussi, comme le remarque Gaël Giraud[10] :

« L’autre grand oublié de cette enquête reste le crédit et, avec lui, la création monétaire par les banques privées. La«loi» (2)[11] suppose évidemment l’identification, I = S, entre le montant de l’investissement global et celui de l’épargne. Dans la mesure où le modèle HDS[12] sous-jacent est sans monnaie, le rôle joué par le crédit dans la constitution de l’investissement (qui s’écrit, en réalité, I = S + c, où c est le crédit bancaire) disparaît de l’analyse. » 

4.4 Les marchés, notamment les marchés financiers, seraient efficients

Le mythe de l’efficience des marchés financiers[13] et plus généralement la croyance dans le caractère autorégulateur des marchés (dont les marchés financiers seraient parmi les exemples représentatifs les plus purs) conduisent les économistes main-stream à penser qu’ils fournissent les bons signaux de prix et ne sont pas en eux-mêmes sources d’instabilité. Dès lors ils ne leur accordent pas une attention spécifique et traite la finance, comme la monnaie : un intermédiaire sans vraie influence sur l’ économie réelle. C’est une grave erreur, quand on constate que la libération de la finance est à l’origine de multiples crises qui ont des impacts très concrets sur l’économie et le niveau de vie des ménages.

Conclusion

Le triptyque monnaie-crédit-finance est déterminant dans l’analyse et la politique économiques, contrairement à ce que pensent les économistes main-stream. Ce devrait être un des sujets clefs de la recherche et de la batterie des solutions à envisager dans une période de crise comme aujourd’hui.

 

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 [1] En fait, dans le vocabulaire économique, l’adjectif « réel » est très flou : un billet de banque est bien réel, par opposition à imaginaire. En revanche il est vrai qu’il est possible d’en créer en quantité presque illimitée, contrairement au pétrole. En ce qui concerne la dichotomie de la sphère réelle et de la sphère monétaire qu’ on évoquera plus loin, il est difficile de savoir ce que veut dire réelle. 

[2] Ce n’est pas le cas quand la contrepartie est une devise par exemple.

[3] Voir La modélisation critique, éditions Quae, 2014 et Dommages et intérêt de la spéculation, Inefficience de la finance, Cired, Mai 2013

voir http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/82/35/20/PDF/EfficienceMai2013.pdf

[4] Les devises, les taux, les actions, des matières premières standardisées : le pétrole, le gaz, et divers produits pétroliers; les métaux, précieux (or, platine, argent), de base (fer, zinc, aluminium) et des métaux rares cotés notamment sur le London Metal Exchange; et des produits agricoles (blé, soja, laine, coton, huile de colza, huile de palme, le cacao, le riz, le café, etc. notamment cotés sur le Coffee, Sugar and Cocoa Exchange(New-York).

[5] C’est l’un des grands enjeux théoriques du moment depuis les travaux précurseurs de Hyman Minsky et plus récemment de Richard Goodwin, Steve Keen et Gaël Giraud.

[6] L’une des raisons pour laquelle nous (Gabriel Galand et moi-même) avons intitulé notre livre « La monnaie dévoilée » (L’harmattan, 1997).

[7] Les démonstrations en question n’en sont pas , car les hypothèses qu’elles présupposent ne sont pas réunies dans la réalité. Voir à ce sujet les livres de Gaël Giraud (L’illusion financière) et de Steve Keen.

[8] Le soi-disant débat sur la création monétaire n’en est pas un. Ce sont les banques commerciales qui créent la monnaie scripturale, voir http://alaingrandjean.fr/2014/07/06/la-monnaie-dans-leconomie-moderne-apercu-introductif/ et le site de Chômage et Monnaie http://www.chomage-et-monnaie.org/.

[9] Voir par exemple www.debtdeflation.com/blogs, le blog de Steve Keen

[10] Voir « Quelle intelligence du capital pour demain ? Une lecture du Capital au XXIème siècle de Th. Piketty », Gaël Giraud 
CNRS, Ecole d’Economie de Paris, Centre d’Economie de la Sorbonne, labex REFI. Voir ftp://mse.univ-paris1.fr/pub/mse/CES2014/14007.pdf

[11] La seconde « loi » de Piketty dit que le quotient du stock de capital, K, sur le revenu national annuel, Y, est égal au quotient du taux d’épargne des ménages, s, et du taux de croissance réel de l’économie, g.

[12] Modèles macroéconomiques Harrod-Domar-Solow

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3 Responses to “Pourquoi monnaie, crédit et finance doivent être au cœur de la macroéconomie ?”

  1. La monnaie, le crédit, la banque doivent devenir des services publics.

    La monnaie, le crédit, la banque doivent devenir des monopoles d’Etat.

    Vite.

    Avant que la gigantesque bulle de savon n’éclate.

  2. 1) Des investissements de transition écologique pour quoi faire? Est-ce utile d’investir?
    -Le ménage moyen et les entreprises ont déjà un fort pouvoir d’investissement: ils investissent actuellement dans les 4×4 neufs, les téléphones à 500€, les fringues à gogo, les douches électroniques et des écrans télé super-HD.

    -L’entreprise moyenne investit déjà beaucoup dans les charges sociales auprès de l’ URSAFF, dans les robots, les tracteurs, camions et machines énergivores diverses.

    Ne s’agit-il pas en 1er de réorienter des investissements existants et non soutenables via la fiscalité plutôt que de chercher d’autres moyens par des artifices monétaires qui maintiendront le statu-quo sur ce point?

    2) Vous posez le problème de l’investissement écologique à financer.
    -vous proposez de relancer l’activité, qui est non soutenable à ce jour.
    – sans poids de la dette (2000mds), nous serions avec des budgets positifs (+16mds environ!!).
    -Il y a 1400 milliards de dépôt bancaire en France.

    Le problème ne se résume-t-il pas à un problème de répartition?

    La monnaie servira-elle à faire (dévaluation des dépôts) ce que nous somme incapables de faire par courage politique: reconnaitre que la richesse privée française est aussi issue de budgets en déficits donc imposer plus les aisés pour investir?

    3) Le modèle de Domar est-il opposable, cad:
    S’applique-t-il en décroissance (avec des delta Qd<0 )
    Peut-il donc prouver que le PIB peut décroitre avec une maitrise de la déflation ou l'inflation par l'application de ce modèle?

    Cordialement,

  3. Une monnaie convertible en or ne peut pas être convertible en tout autre monnaie non adossée au standard or… sous peine de se faire piller et effondrer dans le même mouvement.

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