Défossiliser son épargne ?

15 janvier 2018 - Posté par Alain Grandjean - ( 3 ) Commentaires

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Parmi les gestes qu’il est possible de faire pour contribuer à la transition énergétique, il en est un qui pourrait se montrer très efficace. Il est accessible à tous ceux et celles qui disposent d’une épargne financière[1], placée sous une forme ou sous une autre. De plus en plus d’entre nous se demandent comment est placée cette épargne et s’il ne serait pas possible de la réorienter, dans « le sens de la transition », et notamment en faveur du climat : « Selon deux études (Aviva et WWF), 60 % des Français sont favorables à ce que leur épargne serve à financer la lutte contre le changement climatique mais n’ont que très peu connaissance des offres existantes »(Novethic). Quand on sait que l’épargne financière des ménages en France s’élève fin 2017 à 4900 milliards d’euros[2] (en stock pas en flux annuel), on voit bien qu’il y là un levier considérable. Un frein sur les capitaux accessibles est indiscutablement un frein pour le développement des entreprises. Peut-on, et si oui comment, éviter de participer au financement du dérèglement climatique et au contraire participer à celui de son atténuation ? Peut-on en un mot « défossiliser » son épargne ? La réponse est oui globalement. Il est cependant utile d’y regarder de plus près.

Désinvestir des énergies fossiles, un mouvement déjà en cours

Bulle Carbone pour la COP21 - Source : 350.org

Bulle Carbone pour la COP21 – Source : 350.org

Le mouvement visant à « désinvestir des industries fossiles » a démarré en 2010 aux États-Unis, s’est propagé rapidement dans les universités américaines avant de regrouper d’autres appuis, comme des organisations religieuses, des villes ou des fondations philanthropiques. L’ONG 350.org, très active dans ce domaine, a connu un premier gros relais médiatique en 2014 lors d’un sommet préparatoire à la COP21 organisé par Ban Kimoon aux USA. Des coalitions d’investisseurs, prenant des engagements de « décarbonation de leur portefeuille » se sont affichées comme la Portfolio Decarbonization Coalition (PDC) ou le Montreal Pledge.

Une dynamique est donc née : des institutions (comme les universités américaines) veulent exclure de leur épargne des entreprises travaillant dans le secteur des énergies fossiles, des ONG et des associations poussent au « fossil free » (sortir les valeurs fossiles des placements financiers) et des gestionnaires d’actifs (sous mandat des investisseurs qui leur confient la gestion de leurs fonds) cherchent à réduire « l’impact carbone » de leur portefeuille. Le mouvement est lancé et a bénéficié de l‘accélération du One Planet Summit à Paris le 12 décembre 2017 où Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, a relayé un engagement de la Fédération Français d’Assurance : « Il faut verdir l’épargne des Français, totalement en ce qui concerne le Livret Développement Durable et Solidaire, en partie à travers l’assurance vie puisqu’on doit proposer aux Français des placements portant un label climat ».

Où placer son épargne ?

Il y a en gros, deux manières de faire, mutuellement non exclusives.

  • Premièrement, placer son argent directement sur des projets qu’on connaît ou qu’un proche connaît : être actionnaire d’une entreprise, ou prêter de l’argent à son créateur, contribuer à un financement participatif (en anglais crowdfunding[3]) qui décrit les projets financés…
  • Deuxièmement, passer plus classiquement par un gestionnaire de fonds (souvent sa banque) qui les place sur des « supports » (assurance-vie, livrets d’épargne, etc.) eux-mêmes gérés par des professionnels.

Dans le premier cas, nous appliquons nos propres critères à des entreprises ou des projets identifiés. Dans le deuxième cas (majoritaire, la grande majorité de l’épargne française étant placée en assurance-vie ou sur des livrets bancaires), nous dépendons d’un tiers (plus exactement d’une chaîne de tiers) mais nous pouvons exiger l’application de critères qui nous conviennent et d’en recevoir des comptes. Il est également possible de se fier à des labels qui caractérisent le type de critères employés. C’est par exemple le cas de la finance solidaire promue et labellisée par l’association Finansol, (qui représente aujourd’hui 8 milliards d’euros d’encours). Il y a de plus en plus de labels ISR (Investissement socialement responsable) et on peut s’attendre à voir émerger dans les années à venir des labels plus ciblés.

Pour le climat, plusieurs critères de choix sont envisageables.

1 Refuser d’investir dans les entreprises appartenant au secteur des énergies fossiles, et en particulier à l’amont du secteur (extraction et première transformation).

L’idée qui fonde ce critère est simple à comprendre : il faut laisser sous terre 80% des réserves connues d’énergies fossiles[4], le plus simple est donc de bloquer l’extraction de ces énergies. L’inconvénient d’un tel critère, c’est qu’il ne se préoccupe pas des secteurs consommateurs d’énergie fossile ni des autres GES. Si nous refusons de financer les entreprises extractrices, peut-on financer les compagnies aériennes ou des constructeurs de voitures thermiques[5] ?

2 Investir dans les entreprises en fonction de leurs émissions de gaz à effet de serre plus ou moins importantes.

C’est l’un des critères des investisseurs financiers et gestionnaires d’actifs. Ils évaluent l’empreinte carbone des entreprises composant leur portefeuille puis développent des stratégies : réduire l’empreinte carbone du portefeuille, choisir au sein d’un secteur les entreprises les moins émettrices, ou celles qui progressent le plus etc.

L’avantage de ce critère est de prendre en considération a priori tous les secteurs d’activité dépendant d’énergie fossile ou de GES (par exemple le secteur agroalimentaire qui est en général source indirecte d’émissions de méthane). La démarche qui en résulte est cohérente avec les actions sur la consommation (qui visent à réduire son empreinte carbone dans tous les compartiments de sa vie).

La difficulté d’application de ce critère, c’est qu’il suppose de connaître les émissions de GES des entreprises, or elles ne les communiquent pas toujours, même si en France la réglementation (par l’article 173 de la loi sur la transition énergétique de 2015) oblige les plus grosses à le faire.

Par ailleurs, il y a plusieurs manières d’évaluer ces émissions.

  • La première, très insuffisante, et qui conduit à des erreurs de jugement, consiste à limiter le calcul des émissions d’une entreprise à ses émissions directes (le scope 1), déterminées par son périmètre juridique. Pour une entreprise de l’industrie automobile cela consiste à compter le chauffage de ses locaux mais pas les émissions liées à la consommation des voitures. Pour un pétrolier, à ne pas tenir compte de celles qui sont liées à la combustion du pétrole vendu…
  • La seconde consiste à intégrer, les émissions directes et indirectes de GES (scopes 1, 2 et 3). La figure ci-après permet de voir à quel point pour certains secteurs il est essentiel d’intégrer ces émissions indirectes. Si des problèmes méthodologiques existent bien sûr, il suffit dans un premier temps de se limiter aux postes les plus significatifs, ce qui dépend du secteur d’activité. Cette information se constitue progressivement aujourd’hui. Carbone 4, par exemple la fournit aux investisseurs et gestionnaires d’actifs qui s’abonnent à ses services.

 

Source : Carbone 4

Source : Carbone 4


3. Investir dans une entreprise en fonction de sa contribution à la lutte contre le changement climatique.

Une entreprise qui produit et/ou commercialise des isolants ou des solutions d’efficacité énergétique contribue à la transition énergétique. Son activité permet d’éviter à d’autres des émissions de GES. Là également des méthodes de plus en plus rigoureuses sont développées pour calculer correctement les émissions évitées.

Comment utiliser ces critères ?

Muni de ces critères, il s’agit maintenant de les faire appliquer. Comment ? En choisissant (ou en faisant choisir) des supports qui les appliquent. On peut dès aujourd’hui souscrire à des « obligations vertes » (ou « green-bonds »), dont les fonds souscrits doivent financer des projets verts. On peut souscrire (éventuellement à l’intérieur d’un contrat d’assurance-vie) à des fonds ISR, dont certains garantissent maintenant qu’ils sont « fossil free » ou bas-carbone. Toujours en matière d’assurance-vie, dès que le label climat, annoncé par Bruno Lemaire sera en place, il pourra être encore plus facile de flécher tout ou partie de son assurance-vie grâce à ce label.

Sur le site de Novethic vous pouvez consulter la liste des « fonds responsables » et surtout les sélectionner selon les critères qui vous importent. Vous pouvez également vous rendre directement sur le site de certaines banques ou gestionnaires d’actifs qui sont reconnus pour leurs pratiques responsables. Par exemple, le Crédit coopératif, la Nef, Triodos ou encore Mirova.

Les différents types de labels en France.

Porté par le Ministère de l’écologie, le label ISR (investissement socialement responsable) labellise les fonds intégrant des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans son processus d’investissement. Le label ne garantit pas le contenu concret des projets dans lesquels le fond investit mais une démarche d’investissement (les objectifs extra-financiers du fonds sont-ils bien explicités, le gestionnaire du fonds a t-il développé une méthodologie d’analyse et de notation des critères ESG pris en compte dans sa stratégie d’investissement, des moyens internes ou externes sont-ils dédiés à cette analyse, les résultats sont-ils mesurés et communiqués etc.). Il est donc important de se pencher sur les objectifs affichés du fonds afin d’être sûr qu’ils correspondent au choix de l’épargnant. Il n’y a, en effet, aucune garantie pour qu’un fonds ISR soit favorable au climat.

Le label TEEC : Transition Energétique et Ecologique pour le Climat

Porté par le Ministère de l’écologie, ce label a pour ambition de mobiliser une partie de l’épargne au bénéfice de la transition énergétique et écologique et de porter l’excellence écologique française au plan européen. Il labellise les fonds dont une part importante des encours est investi dans des sociétés, des obligations vertes ou des projets relevant de 8 catégories d’éco-activités (énergies renouvelables, transports, propres, bâtiments performants, gestion des déchets/contrôle de la pollution etc.). Il prévoit, par ailleurs, l’exclusion des entreprises associées directement aux filières du nucléaire et des énergies fossiles ainsi que celles responsables de violation sévère des principales normes internationales en matière de droits humains et de préservation de l’environnement.

Le label Finansol pour l’investissement solidaire.

Créé en 1997, et porté par l’association Finansol, ce label distingue les produits d’épargne solidaire. Pour être labellisés, les fonds solidaires doivent répondre à au moins un des deux critères suivants :

Au moins 5% à 10% de l’encours du fonds est placé dans les titres d’entreprises non cotées et agréées solidaires (entreprises d’insertion agréées liées à l’emploi, au social et au logement, à la solidarité internationale et à l’environnement…). Le solde est investi sur les marchés financiers en général selon un process de gestion ISR.

 Au moins 25% des intérêts sont versés de façon régulière (au moins annuel) par l’épargnant sous forme de don à des organismes bénéficiaires.

 

La tentation est forte de douter de ces labels et des appellations employées (les obligations vertes le sont-elles vraiment ? N’est-ce pas du « green washing » ?). Il me semble préférable au contraire, de faire pression, en partant des intentions affichées et des produits et services mis au point, pour que soient améliorées sans cesse les preuves des affirmations faites.

Notre épargne, comme notre consommation, aura du poids sur l’économie si nous sommes exigeants et rigoureux. Mais Rome ne s’est pas faite en un jour et la qualité des labels et des appellations s’affinera toujours plus grâce aux demandes des épargnants.

Alain Grandjean

 

NOTES

[1] Y compris l’épargne salariale, issue de la participation des salariés ou de l’intéressement aux résultats de l’entreprise, qui s’élève à 130 milliards d’euros à juin 2017 (voir ici)
[2] Source : Epargne et Patrimoine des ménages – 2ème et 3ème trimestre 2017 – Banque de France. Voir ici
[3] En 2016, la collecte en crowfunding s’est élevé à un peu plus de 600 millions d’euros en France, un montant encore marginal. Voir ici
[4] Rappelons que selon une étude récente, parue dans la revue Nature, pour avoir 50% de chance de limiter le réchauffement à 2°C il faut laisser dans le sous-sol au moins 80 % des réserves connues de charbon, un tiers de celles de pétrole et la moitié de celles de gaz. Voir The geographical distribution of fossil fuels unused when limiting global warming to 2 °C, Christophe McGlade & Paul Ekins, Nature (2015).
[5] En ordre de grandeur, la grosse commande d’Airbus de 430 avions annoncées fin 2017 induira sur la vie de ses appareils des émissions de 430 millions de CO2, soit celles de la France pendant un an.

Répondre à Arthur

3 Responses to “Défossiliser son épargne ?”

  1. Bonjour,

    merci pour cet article.
    Que pensez-vous de la méthodologie de l’étude ci-dessous Utopies/Amis de la Terre ?
    Est-ce que « l’ordre de grandeur » d’émission de CO2 par € prêté à la banque est correct ?
    http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/dossier_annexe_classement_2.pdf

    Cette étude me paraissait intéressante pour savoir d’où l’on part mais j’ai été surpris par l’ordre de grandeur des émissions.

    Cordialement,

    •   Alain Grandjean   18 janvier 2018 à 20 h 38 min

      bonsoir
      cette étude est déjà ancienne, et a été à l’époque violemment contestée; il y a eu depuis bcp de travaux…le sujet de l’affectation des émissions de GES aux banques est délicat pour plusieurs raisons dont une facile à comprendre : toute l’économie est financée et à 70% en europe par les banques; on fait vite du coup de leur affecter presque toutes émissions
      carbone 4 a mis au point une autre méthode et d’autres existent; si cela vous interesse, je vous enverrai des liens à votre mail perso
      bien à vous;
      AG

    • Bonjour,

      merci pour votre réponse qui formalise mon intuition. Je suis très intéressé par votre méthodo et les liens existants. Merci beaucoup !

      Cordialement,

      Arthur

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