Et le monde devint silencieux – Note de lecture

9 juin 2020 - Posté par Billet invité - ( 2 ) Commentaires

Tweet about this on TwitterShare on FacebookShare on LinkedIn

Stéphane Foucart est le journaliste du Monde qui traite des questions d’environnement et des controverses sociotechniques. Dans son livre Et le monde devint silencieux (2019), il mène une enquête poussée sur la question de la disparition des abeilles. Mais à travers ce sujet, il aborde deux sujets plus vastes : d’une part, les méthodes de désinformation mises en œuvre par les compagnies d’agrochimie et d’autre part, la disparition de la biodiversité.

Le titre évoque bien sûr le livre fondateur de Rachel Carson : « Le printemps silencieux » dans lequel la biologiste américaine prédisait, en 1962, la disparition brutale des formes vivantes à laquelle nous assistons aujourd’hui sous l’action des pesticides de synthèse déversés massivement dans l’environnement par l’agriculture industrielle. Si son action a abouti à l’interdiction du DDT, elle n’a pas stoppé, loin s’en faut, la destruction progressive de la biodiversité par des centaines d’autres molécules.

Le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles (CCD pour Colony Collapse Disorder) est un phénomène de mortalité massive des abeilles qui se produit depuis la fin des années 1990 dans divers pays du monde. La thèse d’un phénomène multifactoriel est maintenant l’objet d’un consensus. Le rôle central de l’acarien Varroa destructor est souvent mis en avant. Seuls, les apiculteurs ont tenté de mettre en avant le rôle primordial des pesticides dans ce phénomène.

Grâce à une enquête extraordinairement minutieuse, Stéphane Foucart démontre, avec une quantité prodigieuse d’exemples tous clairement sourcés et vérifiables que le consensus en question est le produit de l’activité inlassable des entreprises d’agrochimie pour éviter que la vérité n’éclate : les principaux responsables, ce sont elles. Les méthodes d’ingénierie sociale mises en œuvre tirent leur origine d’une célèbre réunion tenue le 15 décembre 1953 par les fondateurs de cette discipline avec les grands cigarettiers américains. Pour éviter que les méfaits du tabac soient reconnus, ces ingénieurs sociaux ont compris qu’il ne suffisait pas de nier ces effets, il valait mieux créer une controverse scientifique majeure. Cette méthode, expliquée (positivement) par Scott M. Cutlip (The unseen power, 1994) puis dénoncée par Robert N. Proctor (The golden holocaust, 2012) a donné naissance au concept de « marchands de doute » par Naomi Oreskes et Erik M. Conway (Merchants of doubt, 2010). Leurs agissements ont également été dénoncés par Stéphane Horel (Lobytomie, 2019). Ces derniers auteurs ont montré comment ces pratiques avaient pu concerner des scientifiques de renom et pouvaient être appliquées maintenant à tout ce qui ressemble à de l’écologie. Le principe est simple, créer un écran de fumée scientifique permettant de faire croire qu’il faudra plus de recherche pour comprendre et qu’en attendant, on ne peut pas agir.

Les méthodes des ingénieurs sociaux chargés de désinformer la population de façon à servir les intérêts des industriels ont progressé au cours de bientôt 70 ans de pratique. Les entreprises d’agrochimie ont été capables au cours des dernières décennies d’impulser de nombreuses études sur toutes les causes de disparition des abeilles sauf sur les pesticides, de façon à créer un brouhaha inextricable. Les recherches sur le varoa, les virus, les frelons asiatiques etc. créent une masse de publications qui amènent tout scientifique normalement constitué à conclure qu’il s’agit d’un phénomène multifactoriel et qu’il faudra encore beaucoup de recherches pour comprendre le phénomène. C’est exactement le but recherché. Et ça marche !

À partir de très nombreux exemples, Stéphane Foucart montre comment ce système a fonctionné et a permis d’arriver au consensus actuel, qui permet de ne rien faire. Non seulement on finance des recherches faisant diversion par rapport au vrai problème, mais on jette le discrédit sur les recherches, il y en a, qui montrent l’effet majeur des pesticides. Pourtant, si on décolle un peu le nez du fourmillement de recherches, un fait saute aux yeux : au même moment que les abeilles, les insectes dans leur ensemble voient leurs effectifs s’effondrer. On a pu montrer par exemple que dans des zones protégées d’Allemagne, 80% de la biomasse d’insectes avait disparu au cours des dernières décennies. Peut-on vraiment croire que le CCD des abeilles n’a rien à voir ? Que s’est-il donc passé depuis quelques dizaines d’années ? C’est simple, au lieu de traiter les champs quand les plantes étaient attaquées, on a systématisé l’emploi permanent de pesticides enrobant les graines. Ces pesticides sont toujours là, les graines multicolores en attestent.  Ils sont parfois si efficaces à faible dose (de l’ordre du nanogramme) que la plante en germant s’en imbibe, et qu’elle sera empoisonnée toute sa vie, et ainsi protégée contre les attaques. Des photos de ces semences enrobées peuvent facilement être trouvées sur le web, par exemple sur le site Evagri.

Le plus extraordinaire c’est que les producteurs de pesticides publient eux-mêmes les données permettant de comprendre le désastre qu’ils occasionnent. Pour le moment, seule la toxicité aigüe des pesticides sur les organismes non-cibles est étudiée avant de donner une autorisation. Comme le dit Stéphane Foucart, avec ces méthodes, on conclurait que le tabac n’a aucun effet nocif sur les humains : vous pouvez fumer trois paquets de cigarettes dans une journée, ça ne vous tuera pas tout de suite. L’organisme européen chargé de ces expertises, l’EFSA (qui est loin d’être composée d’écologistes) a donc proposé des tests sur la toxicité chronique. Lors d’un colloque organisé par les industries agrochimiques à Valencia (Espagne) il y a quelques années, les scientifiques de ces firmes ont dit et publié un fait pour le moins étonnant : si les règles proposées par l’EFSA pour limiter l’action nocive des pesticides sur les organismes non cibles comme les abeilles, étaient adoptées, « 79% des herbicides actuels, 75% des fongicides et 92% des insecticides » seraient interdits (Miles et al. 2018 – Improving pesticide regulation by use of impact analyses: A case study for bees). On le voit, les autorités européennes ont le choix entre créer une crise en interdisant une énorme partie de la production de ces géants ou laisser se perpétrer le massacre. On devine le résultat. Les propositions de l’EFSA ne sont pas suivies. L’association Pollinis demande depuis des années au Scopaf (l’organisme européen chargé de mettre en œuvre réglementairement les préconisations de l’EFSA) d’expliquer pourquoi les critères en question ne sont pas mis en action. Jusqu’à présent, ils n’ont reçu qu’une fin de non-recevoir malgré le soutien de la médiatrice européenne.

Tous ces faits nous montrent d’une part que la stratégie d’ingénierie sociale mise en œuvre a été incroyablement efficace. La plupart des scientifiques sont sincèrement convaincus que le problème des abeilles est multifactoriel. Ils sont aussi convaincus que la baisse de biodiversité, l’effondrement des populations d’insectes et d’autres animaux et végétaux dans nos pays est également multifactoriel. Bien sûr qu’il y a de multiples causes au cancer du poumon. Mais le tabac est absolument prépondérant. De la même façon, l’effondrement des populations qui nous entourent est causé par une multitude de facteurs mais l’un d’eux domine largement tous les autres, ce sont les pesticides. Il est temps que la communauté scientifique se rende compte du fait qu’elle se laisse manipuler. Il est temps qu’elle comprenne que, même si d’autres facteurs sont en jeu, l’accélération de l’effondrement de la biodiversité au cours des trente dernières années dans nos pays, justement quand la pratique de l’enrobage des semences avec des pesticides systémiques s’est généralisée est due à une cause qui supplante toutes les autres : l’emploi démentiel des pesticides. Merci à Stéphane Foucart de le démontrer si brillamment.

Pierre Henri Gouyon, écologue, Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle à l’AgroParisTech et à Sciences Po (Paris).

Et le monde devint silencieux – Comment l’agrochimie a détruit les insectes -Stéphane Foucart – Le seuil – 2019  (336p – 20€)

Répondre à Pesticides : Il faut le savoir – Saint Junien Environnement

2 Responses to “Et le monde devint silencieux – Note de lecture”

  1. […] Et le monde devint silentieux – Note de lecture […]

journal

Bibliothèque et papiers de référence