J’ai proposé dans le précédent post que le financement de la dette publique se fasse directement par la Banque Centrale à taux nul, ce qui supprimerait la machine infernale qui met les finances publiques dans l’impasse et poserait la question du financement des retraites de manière radicalement différente. En termes plus techniques, il s’agit de « monétiser la dette publique ». Je réponds maintenant aux premières objections qui viennent à l’esprit.
1 Oui mais… c’est inflationniste
Monétiser la dette publique c’est en effet injecter de la monnaie. Mais c’est ce que font les banques privées qui créent aujourd’hui la monnaie qui circule. Pourquoi la monnaie créée par les pouvoirs publics, si elle l’est dans les mêmes quantités que la « monnaie privée »1, serait plus inflationniste qu’elle ? Mystère. Cet argument pourrait suffire mais essayons de tordre le coup en passant à quelques idées reçues.
Les dérives inflationnistes corrélées à la planche à billets ne se sont constatées que dans des situations de crises particulières (la France révolutionnaire, l’Allemagne de Weimar condamnée à des réparations de guerre insupportables, les pays de l’Est en sortie de communisme…). Il n’est en plus pas facile dans ces contextes de savoir ce qui est à la cause de quoi. La hausse des prix oblige à créer de la monnaie dont l’abondance peut faire craindre une hausse des prix, qui peut être anticipée par les acteurs économiques. Où est la poule et où est l’œuf 2? En tous les cas on ne peut comparer le cas des pays européens aujourd’hui et les situations d’hyperinflation.
L’inflation a été maîtrisée en France au début des années 80 grâce à la sortie de la spirale hausse des prix hausse des salaires hausse des coûts hausse des prix ; cette spirale a été cassée avec la suppression de l’indexation salariale. La hausse des prix avait elle-même été aggravée par les chocs pétroliers. Aucune de ces causes n’est liée à la hausse de la quantité de monnaie en circulation. Depuis 30 ans d’ailleurs il n’y a plus de corrélation entre la quantité de monnaie en circulation (mesurée par M1) et la hausse des prix.
On pourrait même être en droit de penser que la création de « monnaie privée » génère, elle, une hausse de prix dans certains secteurs. L’afflux de prêts immobiliers à des conditions de taux et de durée plutôt favorables a exercé une pression à la hausse dans un marché où l’offre est insuffisante. Le financement public de programmes de logements aurait sans doute l’effet inverse. Bref la « monnaie privée » a été inflationniste là où la « monnaie publique » aurait pu être déflationniste.
2 Oui mais… c’est priver les Etats de la discipline imposée par les marchés
Le cas actuel de la Grèce montre bien ce que veut dire discipline de marché… La croissance exponentielle de la dette publique est inévitable en présence de déficits publics, dès que les taux d’intérêt sont supérieurs au taux de croissance. Ce qui finit par arriver si les marchés estiment que l’Etat n’est pas capable d’imposer des mesures de rigueur. Cela exerce une pression considérable sur les Etats pour imposer cette rigueur… à froid. Et cette rigueur se traduit par des plans d’austérité douloureux. Ces plans d’austérité ont montré leurs effets négatifs (en général récessifs et antisociaux) dans tous les cas où ils ont été appliqués dans l’urgence (c’est le cas des plans d’ajustement structurel imposés par le FMI et dénoncés entre autres par Joseph Stiglitz).
Il est clair que la monétisation de la dette publique supprime ce pouvoir. Est-ce vraiment un inconvénient quand on pèse ceux de ces plans d’austérité ?
Comme on le verra dans le point suivant, il ne s’agit évidemment pas de se passer de la nécessité d’un contrôle des finances publiques mais pas sous le diktat des marchés et c’est bien ce qui est visé. Doit-on désespérer à priori des systèmes démocratiques et de leur capacité à gérer les finances publiques ? La littérature économique abondante « montrant » que les dirigeants ont de bonnes raisons (au sens de rationnelles) de ne pas incarner l’intérêt général ne sont pas une preuve de l’incapacité des gouvernements et des opinions à accepter librement des contraintes.
A l’inverse, il n’est pas du tout certain que les mesures drastiques imposées sous le diktat des marchés soient acceptées. Le risque d’une dérive populiste est toujours présent. On cite l’exemple de la Suède et du Canada qui ont réussi de très lourdes réformes de leurs finances publiques. Précisément deux cas où les réformes ont été menées démocratiquement.
3 Oui mais… c’est ouvrir la boîte de pandore d’un déficit potentiellement illimité, puisque toujours financé.
L’impôt et les prélèvements obligatoires sont bien sûr le premier moyen de financement des dépenses publiques et des transferts sociaux. Il appartient aux dirigeants de le rappeler et de redonner le sens civique aux citoyens qui l’auraient perdu ou croiraient qu’on peut bénéficier de routes, d’écoles, d’hôpitaux, de sécurité, sans en payer le prix.
En situation « normale » les finances publiques doivent être équilibrées. La possibilité de recourir à la banque centrale est à réserver à une situation de crise comme aujourd’hui ou dans des cas de récession prolongée.
L’un des moyens de limiter ce recours à ces situations bien définies est de maintenir l’indépendance de la Banque Centrale, pour autant que ses statuts lui permettent de réaliser ces financements dans un cadre défini.
4 Oui mais… en Europe c’est donner un avantage aux pays les moins vertueux
La vertu économique de l’Allemagne est souvent mise en avant. Or le modèle allemand n’est pas généralisable. Tous les pays du monde ne peuvent avoir une balance commerciale excédentaire. Et surtout qu’est-ce qu’une vertu économique qui passe par les salaires comprimés et une vie de moins en moins agréable ?
Surtout, si tous les pays de la zone Euro peuvent financer dans les mêmes conditions leurs dettes publiques, on ne voit pas bien le désavantage asymétrique qui serait ainsi créé.
5 Oui mais… l’Allemagne s’y opposera avec la plus grande fermeté.
C’est en effet plus que probable. Supposons néanmoins que cette solution fasse l’objet d’un débat public large et que nos concitoyens comprennent que les restrictions imposées de force à la Grèce et dont ils craignent qu’elles soient un jour imposées à la France ne sont pas une nécessité. Supposons que le lien avec la réforme des retraites soit alors fait. L’opinion française pèsera alors très lourdement dans une négociation avec l’Allemagne. D’autant que la rigueur allemande n’est pas nécessairement appréciée par tous les allemands…
6 Oui mais…c’est contraire au Traité de Lisbonne.
En effet. C’est même contraire au cœur de ce qui a présidé à l’accord créant l’Euro. L’Allemagne a imposé des statuts de la BCE et un article 104 « copiés-collés » des statuts de la Bundesbank et du modèle de politique monétaire allemand. La France et les autres pays ont accepté en pensant que le prix à payer de cette concession serait faible par rapport aux avantages apportés par l’Euro. La crise est passée par là. La balance des avantages et inconvénients d’un Euro ainsi piloté est aujourd’hui beaucoup plus discutable et discutée. Par ailleurs, la crise Grecque a fait exploser un tabou. Il est devenu concevable que l’Euro disparaisse ou que des monnaies quittent la zone Euro. Enfin, l’Allemagne propose un renforcement (donc une modification) du Traité pour que soient sanctionnés politiquement les Etats « laxistes ». Une réforme du Traité est donc bien à l’ordre du jour pour tirer les leçons ce cette crise. Profitons-en pour corriger en profondeur ce qui doit l’être. Si cela prend trop de temps il faudra bien se poser cette question. Cette renégociation n’est-elle pas préférable à ce qui pourrait être un scénario du pire : des mesures de rigueur déflationnistes, un choc pétrolier (dû à la reprise économique des émergents) et comme dans les années 30 la chute des démocraties, et dans ce cas la fin du Traité de l’Union Européenne et de l’Euro ?
Alain Grandjean
1 Entre guillemets, car la monnaie est dans les deux cas un bien public. Par facilité on dira monnaie privée pour monnaie créée en contrepartie d’une dette par les banques privées, et monnaie publique, pour monnaie créée par la banque centrale en contrepartie du paiement d’une dette publique.
2 Nous avons montré dans le cas de l’Allemagne de Weimar, que le déclenchement de la spirale a été l’incapacité de l’Allemagne à payer ses réparations de guerre et la hausse des prix qui en est résultée. La planche à billets n’a fait que suivre. (voir La monnaie dévoilée, G.Galand et A.grandjean, L’harmattan, 1997)
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