L’Anthropocène est une nouvelle ère géologique caractérisée par l’impact de plus en plus déterminant des activités humaines sur les grands équilibres de la biosphère et une pression considérable sur les ressources naturelles. Nous avons enclenché des dynamiques exponentielles sur tous les fronts : émission de gaz à effet de serre, usage des énergies fossiles, consommation d’eau, dégradation des sols, déforestation, destruction des ressources halieutiques, érosion de la biodiversité, dispersion de produits toxiques et/ou écotoxiques…
Consommation énergétique et démographie
En 1800, l’humanité fête son premier milliard d’individus, après s’être multipliée par 5 en 1800 ans. S’il lui a fallu des millions d‘années pour devenir milliardaire démographique, son deuxième milliard lui a pris 130 ans, son troisième 30 ans, son quatrième 15 ans, ses cinquième et sixième 12 ans chacun. Les projections à horizon 2050 conduisent à des effectifs compris entre 9 et 10 milliards.
En parallèle, la capacité de l’humanité à transformer son environnement s’est démultipliée, grâce à la puissance thermodynamique de ses machines. En 1800, l’humanité consommait environ 250 millions de tonnes équivalent pétrole (TEP)1, soit un quart de TEP par personne. Cette consommation a été multipliée sur les 200 ans suivant par plus de 40, pendant que la population était multipliée par 6 : la consommation individuelle a cru d’un facteur de l’ordre de 7)2. Nous consommons aujourd’hui plus de 13 milliards de TEP par an…
Cette double croissance (démographique et de la puissance disponible) permet à l’humanité de s’approprier près d’un quart de la production primaire de biomasse, et 40 % de la production primaire terrestre évaluée à environ 120 milliards de tonnes par an.
Émissions de gaz à effet de serre
80 % de notre énergie est d’origine fossile, dont la combustion émet du C02, un gaz à effet de serre. Les climatologues3 ne cessent d’alerter – avec des termes de plus en plus dramatiques – sur l’ampleur de la crise climatique et de ses conséquences pour la vie sur notre planète. Le dérèglement climatique actuel est lié aux émissions de gaz à effet de serre (GES), soit, en 2018, environ 55 milliards de tonnes d’équivalents CO2 4 par an dont plus de 60% sont du dioxyde de carbone, dû à la combustion d’énergie fossile (charbon, pétrole et gaz).
Depuis le milieu du XIXè siècle, l’humanité a émis 2500 milliards de tonnes de dioxyde de carbone5. La concentration de ce gaz est passée de 280 ppm6 (un niveau stable en moyenne depuis 400 000 ans) à autour de 420 ppm en 2022. En effet la biosphère (principalement les océans et les végétaux) n’absorbe que 12 milliards de tonnes de CO2 par an. C’est donc le niveau d’émissions auquel il faudrait arriver pour que la hausse de la température s’arrête.
Consommation de ressources
De nombreux minerais sont également exploités dans des proportions non durables. Prenons un exemple, celui du cuivre. Nous produisons annuellement de l’ordre de 20 millions de tonnes de cuivre par an, soit quarante fois plus qu’au début du XXè siècle7. La croissance aura été, sur cette période, d’environ 3,2% par an. À ce rythme, la production cumulée d’acier en un siècle est égale à 700 fois la production de la première année. Si on prolongeait cette tendance, la production annuelle serait multipliée par 100 tous les 145 ans. On produirait ainsi, dans 290 ans, 10 000 fois plus d’acier qu’aujourd’hui !…Inutile d’être très précis dans l’estimation des réserves de cuivre pour comprendre qu’un tel rythme est impossible à maintenir, même pour un minerai aussi abondant !
Nous extrayons plus 90 milliards de tonnes de matériaux par an (un chiffre qui a plus que triplé au cours des trente dernières années)8 [8]. C’est deux fois plus de matériaux que ce que les mécanismes naturels (érosion annuelle, volcanisme, tremblements de terre) déplacent chaque année.
Sixième extinction majeure, ère du mucus, pollutions, eau douce…
Pour Gerardo Ceballos, « nous avons commencé à détruire d’autres espèces à un rythme de plus en plus rapide, marquant le début d’une extinction de masse d’une ampleur jamais vue depuis 65 millions d’années »9 et la disparition des dinosaures. Dès 1993, le biologiste Edward Wilson alertait sur le rythme de disparition des espèces et annonçait que nous entrions dans la 6ème extinction de masse10 (la vie ayant connu depuis son apparition sur Terre cinq extinctions majeures).
En nous limitant aux poissons, nous en pêchons chaque année 90 millions de tonnes et avons atteint depuis près de 30 ans un pic que nous ne pouvons pas dépasser malgré la puissance croissante de nos navires de pêche. Le professeur Daniel Pauly11, expert international des ressources halieutiques, estime que nous risquons de rentrer, pour les océans, dans l’ère du Mucus, où règnent méduses et bactéries, du fait de la destruction de leurs prédateurs.
Dans les océans et les mers, les « zones mortes », c’est-à-dire dont la teneur en oxygène est trop faible se sont multipliées par quatre depuis 195012. D’immenses « îles » de déchets plastiques se sont formées dans les océans Pacifique, Atlantique et Indien.
Les forêts ont perdu depuis l’aube de l’agriculture une superficie difficile à évaluer, mais de l’ordre de 15% à 45% de leur surface. 450 millions d’hectares ont disparu des régions tropicales entre 1960 et 1990.
Concernant les ressources en eau, nous utilisons chaque année près de 20% des ressources totales d’eau douce renouvelables disponibles13 et l’utilisation directe ou indirecte en représente 54%. En 1700, l’humanité prélevait annuellement 110 km3 d’eau par habitant, elle en prélevait 5190 km3 en 2000, soit 7 fois plus. À ce rythme même l’eau, une ressource très abondante sur la planète pourrait manquer.
La situation n’est pas meilleure du côté des sols. Jusqu’à 40% des sols sont dégradés14, ce qui impacte directement la moitié de l’humanité.
Dernier élément de ce rapide tour d’horizon : nous avons produit et disséminé plus de 350 00015 molécules nouvelles, dont certaines sont très dangereuses pour la santé humaine et/ou les écosystèmes (que ce soit, entre mille exemples des néonicotinoïdes qui tuent les abeilles ou les perturbateurs endocriniens puissamment cancérigènes). Notre planète est devenue littéralement toxique.16
Causes de l’anthropocène
Comment comprendre cet acharnement de l’humanité à détruire les conditions de sa propre vie ?
Trois grandes causes me semblent à l’origine de ce comportement : la culture no-limit, la « révolution scientifique », et le dogme néolibéral.
La “culture no limit” : consumérisme, techno-optimisme et cynisme
Notre civilisation se caractérise par plusieurs croyances létales. Nous sommes individualistes, faisons de la liberté un absolu et refusons les limites.
Toutes les civilisations, toutes les cultures humaines tentent de discipliner ce que les Grecs appelaient l’hubris, la démesure. Les morales et autres règles religieuses ou sociales, visent toutes à éviter que l’homme se mette à « déborder », à mettre son intelligence au service de ses passions. Dans les civilisations de type chamanique ou animiste ce qui est recherché c’est un équilibre entre l’homme et la nature.
La fable des abeilles (1715) de Bernard Mandeville marque une véritable rupture anthropologique et fait le premier pas vers un monde absurde où l’égoïsme est supposé engendrer des bienfaits collectifs. L’apologie de la consommation et de la croissance qui, de fil en aiguille, en a résulté est la source de la consomption de la planète, qui caractérise l’anthropocène. Une immense révolution philosophique, religieuse et morale se déploie à partir de cette période.17
Le refus des limites imprègne maintenant notre culture, dans tous les domaines et se décline en croyances :
- La science et la technologie résolvent tous les problèmes.
- Tout ce qui est concevable scientifiquement doit être recherché et expérimenté.
- Les produits doivent être toujours nouveaux, sont donc vite obsolètes (gaspillage sans limite) et de plus en plus jetables.
- L’innovation incessante est le moteur du progrès et de la satisfaction.
- Il est interdit d’interdire.
- Tout est possible.
- L’art lui-même se doit être transgressif.
Ce refus des limites est nourri des progrès des sciences et techniques et à l’origine d’un profond paradoxe. Face aux destructions massives de l’environnement permises par les sciences et techniques, celles-ci sont présentées par les « techno-optimistes » comme la source de la solution aux problèmes qu’elles ont créées.
Les industriels, les hommes de marketing savent exploiter ce refus des limites dans tous les domaines de la consommation.
La boucle est ainsi bouclée : science, technologie, marketing, idéalisme et cynisme se marient pour détruire toujours plus nos ressources et nos conditions de vie, en donnant une apparence de rationalité à ce délire collectif.
Nous développons plus en détail cette culture no-limit et ses conséquences dans cet article : Pourquoi détruisons-nous la vie sur Terre ?
La révolution scientifique
Nous croyons que la science et la technique vont repousser les limites, et plus généralement vont nous « sauver ». Beau paradoxe quand on constate que ce sont bien les sciences et techniques qui nous permettent d’exercer cette insupportable pression anthropique sur la planète ! Mais il est vrai que l’efficacité de la méthode expérimentale18 (physique, biologie, médecine,…) a quelque chose de stupéfiant, voire de magique ! Elle a conduit à des applications dans tous les domaines (de la machine à café au GPS…) ce qui nous a permis de mettre au point des millions de machines, automates et robots, des milliers de molécules répondant à des besoins apparemment infinis (de lutte contre la souffrance, à la cosmétique en passant par les écrans plats….)
Les chercheurs déploient une créativité sans limite (un million d’articles scientifiques produits dans le monde chaque année, en croissance…) et parfois revendiquée (la bio-éthique se heurte souvent à la demande de recherche a priori tous azimuts). La science nous a doté aussi d’une capacité à prévoir qui pourrait permettre d’anticiper les conséquences de nos activités et probablement d’une capacité à transformer la Nature.
Le dogme néolibéral et le capitalisme financier
Le libéralisme économique se fonde sur l’idée que la prospérité naît spontanément du libre jeu des intérêts et des forces individuelles. Le rôle de l’État au plan économique devrait se limiter à permettre cette liberté (par le droit de la concurrence et l’ensemble des dispositifs permettant de le faire appliquer). Le libéralisme économique est issu de la CNL et c’en est un des piliers. Il a fini par se transformer en religion : les marchés deviennent des dieux capables de satisfaire tous nos désirs et ne peuvent donc être encadrés ni même régulés.
La réalité des faits et la théorie économique montrent qu’il s’agit d’un dogme et que de nombreuses situations nécessitent l’intervention de la puissance publique, ce qui n’exclut en rien un rôle déterminant des entreprises, de leur capacité d’innovation et de réponse fine aux besoins de leurs clients. L’économie s’est parée des habits de la science, notamment en ayant recours aux mathématiques et aux chiffres. Mais bien évidemment le dogmatisme n’est pas écarté par ce simple appareil !
Les années 1970 ont vu se déployer dans le monde entier un capitalisme financier, fils de ce dogme, qui oriente l’activité économique vers l’ultra court-terme (par ses exigences excessives de rendement du capital). Il ne cesse de stimuler les désirs de toujours plus et infantilise les individus ; il contrôle les medias, colonise les esprits et l’imaginaire. Il accroît massivement les inégalités.
Le capitalisme financier asservit une partie de l’activité scientifique19. Il lutte contre toute régulation et a de plus en plus de pouvoir pour le faire. Il s’oppose à toute reterritorialisation de l’économie et à toute notion de frontière et de limite et il impose un libre-échangisme socialement et écologiquement inacceptable : les filets sociaux et les actions de préservation ou de réparation de l’environnement ne sont pas rentables et sont vues comme des sources de perte de compétitivité.
L’anthropocène, ressources complémentaires
Nous l’avons vu avec quelques exemples, pour qui se donne la peine de les observer, les instruments indiquent qu’une tempête d’une brutalité inouïe a commencé.
Si vous souhaitez aller plus loin :
- Le site du Giec pour le climat ;
- Le site de l’IPBES pour la biodiversité ;
- Le Global Land Outlook des Nations unies pour les terres ;
- Le site UN-Water pour l’eau.
Chapitre 1 L’inéluctable es… by Alain Grandjean
- Une tonne équivalent pétrole est l’énergie contenue dans une tonne de pétrole. Les estimations de consommation énergétique au XIXè siècle sont sujettes à caution. Ce qui compte ici ce sont les ordres de grandeur. ↩︎
- Cette moyenne cache bien sûr d’énormes disparités. Un Américain moyen consomme environ 8 TEP par an, un européen se situe plutôt à 4 et un habitant d’Afrique Sub-saharienne n’a pas accès à 1 TEP par an. ↩︎
- Plus précisément la communauté des scientifiques dont la discipline (qui peut être de la biochimie, de la modélisation informatique, de la dynamique des fluides ou de la paléoclimatologie entre autres) est mobilisée dans la compréhension des phénomènes climatiques. Les informations de synthèse sur la dérive climatique sont fournies par le GIEC. ↩︎
- Les émissions de Gaz à effet de Serre sont mesurées en tonnes équivalent CO2 , chaque gaz ayant un pouvoir de réchauffement global multiple de celui du CO2. Voir la fiche Compter les émissions de gaz à effet de serre sur le site The Other Economy. ↩︎
- Rapport de Carbon Brief 2021, détaillé dans cet article du Monde. ↩︎
- Ppm = partie par million. ↩︎
- Source : The World Copper Factbook 2021, ICSG. ↩︎
- L’extraction mondiale de matériaux atteint… 92 millliards de tonnes par an, Reporterre, 30 mars 2019.
↩︎ - Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction, Gerardo Ceballos et al., ScienceAdvances, 2015. ↩︎
- Dans un article intitulé Is Humanity Suicidal?, publié dans le New York Times, le 30 mai 1993. ↩︎
- Daniel Pauly, Five easy pieces, the impact of fisheries on Marine Ecosystems, Island press, 2010 ; L’ocean mondial ne contiendra bientôt plus de poissons, Les dossiers de la recherche, 2009. ↩︎
- Voir par exemple Oceans suffocating as huge dead zones quadruple since 1950, scientists warn, The Guardian, 4 janvier 2018. ↩︎
- 18,4% en 2018 d’après les Nations Unies (Progress on Level of Water Stress – 2021 Update). ↩︎
- Source : L’ONU exhorte à restaurer un tiers de la superficie terrestre, LandPortal.org, 2022. ↩︎
- Source : Safe planetary boundary for pollutants, including plastics, exceeded, say researchers, Stockholm Resilience Centre, 2022. ↩︎
- André Cicolella, Planète toxique, Seuil, 2013. ↩︎
- Voir par exemple Gianluca Mori, Early Modern Atheism from Spinoza to D’holbach, Oxford University of Enlightment, 2021. ↩︎
- Les sciences même physiques ne sont pas uniquement expérimentales et le débat sur ce qui démarque les sciences des autres disciplines, lancé par Karl Popper, n’est pas épuisé. Mais il est indéniable que les expériences contrôlées et répétées, ainsi que la « soumission aux faits » a fait faire d’immenses progrès dans la compréhension de la Nature. Voir Quelles sciences pour l’avenir, FNH sous la direction d’Alain Grandjean et Thierry Libaert. Odile Jacob, 2021. ↩︎
- Voir Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Les marchands de doute, PUF, 2021, et Stéphane Foucart, La fabrique du mensonge, Denoël, 2013. ↩︎