L’économie expliquée en une parabole

Cette parabole permet de comprendre rapidement que nous ne comptons pas, ou très mal, ce qui compte aujourd’hui : nos ressources naturelles, conditions de notre vie et de notre prospérité. L’île de Pâques de cette fable nous fait voir que nous confondons la richesse réelle et son symbole (l’argent, les coquillages dans la parabole) et que nous sommes vigoureusement attachés à des idoles auxquelles nous sacrifions nos emplois et notre bonheur.

Sur une Île de Pâques imaginaire, un roi suit les conseils d’un énarque qui ne sait pas compter. Avec bon sens, il ménage les ressources de l’île dont dépend la survie de la civilisation pascuane. Les forêts sont gérés soigneusement : le bois chauffe, permet de faire les cabanes, les outils et les pirogues dont les pêcheurs ont besoin pour nourrir les tribus. Les forêts abritent des animaux sources de viande et de multiples plantes médicinales. L’énarque conseille également aux pêcheurs de ne prendre que les poissons adultes et de limiter la pêche surtout dans la période de reproduction. La vie est calme sur l’île, mais sobre.

Le roi est un peu frustré de ce manque d’ambitions. Il change de conseiller pour un énarque « qui sait compter ». Il demande à tous de faire des comptes pour pouvoir mesurer le PIB de l’île. Et il propose au roi un plan pour que les Pascuans deviennent plus riches (et lui, le roi, le plus riche de tous). Il s’agit de faire croître chaque année le PIB !

Rien de plus facile au fond. Il faut que les pêcheurs travaillent plus pour pêcher plus, que les scieurs d’arbres scient plus . Et que l’activité économique de chacun se développe. Les produits de la forêt seront vendus maintenant et il faudra que ces ventes augmentent chaque année.

Grâce au surplus que le roi génère après quelques années de développement (qui lui permet de faire payer plus d’impôts donc de s’enrichir), il peut se payer son rêve : de gigantesques statues qui montrent sa puissance. Pour les faire, il faut bien sûr toujours plus de bois. Pas grave dit l’énarque qui sait compter, on va compter la construction de ces statues dans le PIB, qui va donc continuer à croître.

La fin de l’histoire est malheureuse. Les forêts dépérissent car elles sont sur-exploitées, les pêcheurs doivent toujours aller plus loin. Mais faute de bois il devient impossible de fabriquer des pirogues. Les Pascuans finissent par mourir de faim…

Fallait-il vraiment suivre les conseils de l’énarque qui savait compter ?

Coquillages, ressources et indicateurs de richesse : la nature ne se fait pas payer – la vraie nature de l’argent

L’économie pascuane de la fable ne tient pas compte des arbres (énergie) et des poissons (alimentation) dans les bilans des entreprises et de l’État. Elle se focalise sur les coquillages et les techniques inventées pour en avoir davantage et s’écroule d’un coup, par manque d’arbres et de poissons. Elle rappelle cruellement que les billets de banque ne se mangent pas.

La nature ne se fait pas payer

Nous croyons souvent que notre richesse se mesure en argent. Celle des hommes les plus riches du monde s’exprime traditionnellement en milliards de dollars. Grâce à l’unité de mesure monétaire il est possible d’additionner la valeur de maisons, d’appartements, d’or, d’actions d’entreprises, de créances sur les États. Mais cette facilité nous fait perdre de vue l’essentiel.

Trois détours nous le font voir.

Déforestation au Kalimatan, Indonésie, pour faire place à une mine de charbon.
Crédit : Andrew Taylor/WDM

Supposons que tout à coup l’unité monétaire se déprécie totalement. C’est ce qui s’est passé dans certaines grandes crises monétaires. Il est facile de voir que certaines de nos richesses gardent une valeur intrinsèque : la maison continue à pouvoir loger ses habitants (son prix peut fluctuer s’il y a peu d’acheteurs solvables mais c’est un autre sujet). La nourriture continue à nourrir son petit monde. Les champs, forêts, cours d’eau continuent à rendre d’inestimables services. L’énergie continue à nous permettre de nous déplacer, de nous chauffer et de faire tourner nos usines. En revanche, notre compte en banque s’effondre à zéro…Et toutes les créances exprimées en argent que nous avions ne valent plus rien. De l’autre côté nos dettes non plus. Bref, il est facile de voir que l’argent n’est pas une richesse réelle, mais bien un moyen de s’en procurer, tant que tout le monde croit à sa valeur.

Autre détour. Supposons que nous vivions dans une économie de troc sans monnaie. Chacun de nous doit troquer un bien ou un service contre un autre. Nous sentons tout de suite ce que nous coûte les biens et les services que nous avons à échanger : ils nous coûtent du temps de travail, de la consommation de ressources (si nous sommes des paysans nous faisons attention à préserver la qualité de nos terres et leur capacité à nous fournir chaque année des “produits de la terre” ! Nous sentons bien dans ce cadre que ces biens et services ne nous coûtent pas d’argent (puisqu’il n’y en a pas…).

Dernière image. Quand nous achetons de l’essence à la pompe, nous payons quoi ? Nous payons le travail des hommes qui permettent que du pétrole au plus profond des sols soit extrait, transporté, transformé. Et tout le travail annexe nécessaire (financier, juridique, administratif, social etc.). En aucun cas nous ne payons la Nature qui a fabriqué sur des dizaines de millions d’années le pétrole. La Nature ne se fait pas payer pour les biens et services qu’elle nous met à disposition au seul prix de notre peine. Elle ne se fait pas non plus payer pour tous les « torts » que nous lui faisons subir. Elle n’a pas non plus de services du contentieux, pas d’avocats….

Nos comptes sont incomplets

En bref, nous raisonnons depuis quelques siècles comme si les biens et services dont nous avons l’usage nous coûtaient de l’argent, en utilisant le même verbe, coûter qui peut vouloir dire “consommer”. Or quand c’est du pétrole que nous consommons, nous détruisons un stock fini. Quand nous “consommons” du travail nous utilisons un stock renouvelable (les humains se remettent au boulot chaque matin). Le mot coût est donc source de confusions.

Les économistes s’en sont évidemment rendus compte. Ils savent que tous les “coûts” ne sont pas comptabilisés dans nos comptes. Nos comptes n’intègrent que des transferts d’argent entre hommes, en contrepartie de leur travail, de leur pouvoir (s’ils sont actionnaires d’entreprise et disposent de droits à dividendes) ou de leur capacité à faire payer des rentes de situation (propriété du sol, de brevets ou de monopoles). Nous verrons ce qu’il est possible de faire pour corriger ces gigantesques et dangereuses anomalies.

La vraie nature de l’argent

Dans la parabole pascuane, la monnaie est faite de coquillages. Le coquillage est utilisé pour rompre avec le troc, très malcommode. Il permet de découpler les échanges entre les uns et les autres : si monsieur A a un poisson à vendre à madame B et que celle-ci lui propose un sac de pommes de terre, l’échange pourrait ne pas se faire, si A n’a pas besoin de pommes de terre par exemple. La monnaie (les coquillages dans notre parabole) sont des intermédiaires très utiles dont il serait vain et dangereux de vouloir se passer.

Au-delà de l’ironie liée au support employé (un coquillage est quelque chose de léger et sans grande valeur, sauf exception !), une vérité profonde est mise à jour. Nous croyons encore que l’argent en tant que tel a de la valeur. Nous ne sommes pas entièrement débarrassés de la représentation, issue de l’époque où la monnaie était d’or, d’argent ou d’un autre métal, selon laquelle l’argent est un bien. Un bien qu’il faudrait donc produire, et qui pourrait donc manquer… On croit aussi souvent que l’argent mis en circulation est gagé sur de l’or (dans les coffres des banques) ou dit autrement “convertible” en or. Il s’agirait d’un “reçu” d’une contrepartie physique stockée dans un coffre, dont on pourrait exiger le transfert contre reçu.

Or ce n’est plus du tout le cas, la monnaie est entièrement dématérialisée, sauf pour le cas très marginal des pièces de monnaie. Vous ne pouvez pas obtenir de pièces d’or auprès de votre banque ou de la banque centrale, en échange de votre compte courant, sauf dans des limites très étroites (et l’or est alors un placement et pas un moyen de paiement). C’est le président Nixon qui a définitivement coupé le lien entre le dollar et l’or en août 1971. Jusque là, dans le cadre des accords de Bretton-Woods, le dollar était “convertible” en or (au taux de 35 dollars l’once d’or, soit 1100 dollars le kg ; l’or s’achète aujourd’hui 1400 dollars l’once).

Le dollar et les autres monnaies ne sont pas convertibles en un bien matériel. Elles sont donc dépourvues de valeur intrinsèque et n’ont pas non plus de valeur de “reçu”. Les monnaies ne sont gagées sur rien. Elles n’ont de valeur que par la confiance qu’on leur donne dans le fait qu’elles seront acceptées et permettront d’acheter des biens de valeur équivalente…
Cette “libération” (c’en est une puisque nous ne sommes plus contraints de produire notre monnaie, nous la créons d’un simple jeu d’écritures) a de lourdes conséquences dans le domaine de la politique monétaire, des pouvoirs et contrôles qui y sont associés. En particulier, celui des banques à qui le “souverain” a délégué une grande partie du pouvoir de création monétaire dans nos sociétés. Et il n’est pas sans rapport avec la lancinante question de l’endettement de tous, la création monétaire étant faite à l’occasion principalement d’un crédit.

(Pour en savoir plus sur l’importance des mécanismes monétaire, consultez le module Monnaie de The Other Economy).

Les 15 commandements de l’énarque qui ne savait pas compter

Dans la parabole, la civilisation cette l’île de Pâques allégorique disparaît, emportée par la famine, ne laissant comme preuve de sa grandeur éphémère que d’immenses statues. Pour nous la fin de l’histoire n’est pas écrite. Même si nous avons dangereusement altéré les écosystèmes, nous pouvons changer la donne.

L’économie ne peut être conduite, sous réserve des conséquences les plus tragiques, en obéissant à des dogmes. Inversement, elle ne peut pas se contenter d’un pragmatisme à courte vue. Il n’est pas question ici en quelques mots de faire le bréviaire du bon ministre de l’économie et des finances mais plus simplement de souligner quelques lignes directrices nous évitant d’aller dans le mur. Il ne s’agit pas ici d’un programme de politique économique (certaines des propositions faites ici sont incompatibles dans l’état avec des traités internationaux) mais d’orientations pour l’action.

  1. La finalité de l’économie n’est pas la richesse monétaire des habitants d’un pays mesuré par le PIB. Mais c’est de réduire leur mal-être et d’améliorer leur bien-être, dans sa dimension matérielle. Le bonheur est peut-être la finalité de la vie humaine, mais l’économie ne peut se targuer de l’apporter…
  2. Il est donc nécessaire de construire des indicateurs sociaux de bien-être ou de satisfaction pour pouvoir évaluer les progrès de l’économie.
  3. Ces progrès doivent se faire de manière durable et soutenable, c’est-à-dire en limitant suffisamment la pression sur les ressources naturelles pour en laisser la jouissance aux générations suivantes. Des indicateurs de cette pression doivent être mis en place et suivis comme les indicateurs de bien-être. (Qui comprendrait qu’un tableau de bord de voiture comporte un compteur de vitesse mais pas de jauge d’essence ?).
  4. Les ressources naturelles ne peuvent être gérées uniquement par le marché puisque la nature ne se fait pas payer (voir ci-dessus). Cette remarque concerne également le climat, la biodiversité, les océans, etc. Dès lors, il appartient à la puissance publique, au niveau pertinent (mondial, régional ou national) de mettre en place les dispositifs adaptés pour que les agents économiques soient incités à respecter ses ressources voire à les réparer et sanctionnés dans le cas inverse.
  5. Les gains de productivité permis par la mécanisation puis l’automatisation ne sont pas une fin en soi. Ils sont intéressants si et seulement si ils libèrent l’homme des tâches les plus ingrates et difficiles et s’ils lui permettent de jouir d’un temps ainsi libéré.
  6. Pour que ce temps libéré soit profitable à tous ou aux plus possibles, il faut organiser progressivement la baisse du temps de travail. C’est ce qui s’est fait cahin-caha depuis 150 ans (le temps effectif de travail moyen ne cesse de baisser dans les pays « développés »).
  7. La concurrence internationale, la course à la compétitivité et le libre-échange1 ne sont pas une fin en soi. Les échanges internationaux sont utiles si et seulement s’ils permettent aux parties qui échangent un bénéfice mutuel. Ce n’est pas le cas s’ils détruisent inutilement des ressources non renouvelables ou s’ils mettent des populations entières en compétition forcenée les unes contre les autres.
  8. Les États sont les garants indispensables de la santé sociale d’un pays. Ils ont un rôle clef de protection des faibles, de réduction des inégalités et de sauvegarde des biens communs. Ils doivent pouvoir disposer des grands leviers de la politique macroéconomique que sont le budget et la monnaie.
  9. Les banques qui ont le pouvoir de création monétaire doivent être encadrées suffisamment pour ne pas devenir too big to fail et si c’est le cas elles doivent être “séparées”.
  10. Les activités financières doivent être strictement encadrées et réglementées (voir le livre 20 propositions pour réformer le capitalisme).
  11. Les paradis fiscaux doivent être interdits : ils rendent vaine toute tentative de réglementation et de régulation financière, sont des sources considérables de pertes fiscales pour les États2… et de démoralisation des peuples assujettis à l’impôt qui accepteront de moins en moins de payer pour ceux qui peuvent avoir accès à ces paradis.
  12. Les États doivent pouvoir recourir à la création monétaire publique quand la situation macroéconomique l’exige . Il est possible de mettre en place des garde-fous institutionnels assez forts pour que ce recours soit réservé au financement d’investissements nécessités par la situation économique.
  13. Le recours à une forme de protectionnisme peut s’imposer dans certaines situations de pertes irréversibles de savoir-faire, de pertes massives d’emplois, d’enjeux stratégiques. Il est possible de manier ce recours de manière diplomatique pour éviter les rétorsions immédiates.
  14. La libre circulation des capitaux n’est pas une fin en soi. Si la situation l’exige, il peut être nécessaire de “fermer les frontières”. Il est imprudent de se mettre dans une situation où ce recours serait impossible.
  15. L’organisation des pouvoirs dans le domaine économique doit obéir au principe de subsidiarité : la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, doit être allouée à la plus petite entité capable de résoudre le problème d’elle-même.

 
Lecture du chapitre 3 du livre « C’est maintenant » :



PS : si vous trouvez cette parabole un peu exagérée ou discutable car ce n’est pas ce qui s’est véritablement passé sur la vraie Ile de Pâques, je vous invite à lire ce qui s’est réellement passé sur l’île de Nauru


  1. À ne pas confondre avec une ouverture maîtrisée des échanges de biens de services de travailleurs et de capitaux qui elle-même ne peut être désignée par le terme de protectionnisme qui renvoie à repli sur soi et autarcie, ce qu’on ne promeut pas ici sauf cas exceptionnel. ↩︎
  2. Voir Gabriel Zucman, La richesse cachée des nations, Le Seuil. Octobre 2017. ↩︎