Seul un nouveau contrat social déjouera le populisme

Dans son livre Déjouer le populisme : bâtir le contrat social du XXIe siècle, Julien Marchal met en évidence l’impératif d’établir un nouveau contrat social français et européen fondé sur trois valeurs socles : l’autonomie stratégique, la préservation des biens communs et la cohésion sociétale. Il montre en quoi il s’agit d’une rupture par rapport à la société de consommation mondialisée de la fin du XXe siècle et en quoi nous avons partiellement amorcé ce tournant depuis l’épidémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine.

Dans ce post, l’auteur nous présente les grandes lignes de cet ouvrage dont la force réside dans la description d’un chemin de transformation possible dans une dizaine de secteurs économiques (énergie, santé, alimentation, information, industrie, éducation)  ; et dans le fait de montrer en quoi ce nouveau contrat social serait porteur, un sens qui fait cruellement défaut à la société de consommation mondialisée actuelle.

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Etats-Unis, Italie, Royaume-Uni, Pologne, Argentine, Brésil : la liste des démocraties vaincues par le populisme s’allonge. La France, cernée par ses extrêmes, peut-elle y échapper ?

Notre niveau de vie matériel n’a jamais été aussi élevé ; les droits dont nous bénéficions (éducation et santé largement gratuites, assurance chômage, droits à la retraite, tarifs sociaux sur nombre de produits…) sont parmi les plus élaborés au monde ; nous faisons partie d’un continent largement envié par le reste de la population mondiale.  Et pourtant la colère et le sentiment de déclin prédominent de plus en plus ; la défiance est élevée envers les institutions politiques mais aussi scientifiques[1] :  39% des Français se déclarent d’accord avec le fait « d’avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement, ni des élections[2] ».

Comment en est-on arrivé là ? Comment éviter de sombrer vers le populisme ?

La société de consommation mondialisée est à bout de souffle, un nouveau contrat social est nécessaire

Répondre à ces questions renvoie à la vision que nous portons pour la France et pour l’Europe.

Depuis la chute de l’Union soviétique, notre contrat social a glissé progressivement vers la maximisation du pouvoir d’achat à travers trois valeurs : le consumérisme, l’individualisme et la mondialisation. Si ce modèle a permis d’accéder à quantité de biens -nous sommes tous familiers des produits low cost made in Asia– il arrive à bout de souffle et s’avère inadapté aux défis du XXIe siècle. D’une part, il entre en conflit avec les limites planétaires (climat, biodiversité, ressources naturelles) ; d’autre part, il a créé des dépendances géopolitiques majeures vis-à-vis de puissances totalitaires (Chine, Russie, Moyen-Orient) qui ont conduit à la fois à la déshérence de territoires autrefois industriels et aussi à limiter la capacité de l’Europe à faire valoir ses valeurs. Enfin, il n’est porteur ni de sens, ni d’un projet collectif, à une époque où la sécularisation de nos sociétés et la crise du covid-19 ont laissé un vide aspirationnel important, particulièrement visibles chez les jeunes[3].

Autonomie stratégique, cohésion sociétale et préservation des biens communs : les trois piliers du contrat social du XXIe siècle

Pour surmonter les défis du XXIe siècle et retrouver confiance en l’avenir, il nous faut fonder un nouveau contrat social basé sur trois valeurs radicalement différentes de celles du tournant du siècle : l’autonomie stratégique, la préservation des biens communs et la cohésion sociétale.

Bien que la vision d’ensemble fasse encore défaut, la transformation vers ce nouveau modèle de société est déjà engagée depuis l’épidémie de covid-19 et la guerre en Ukraine.

  • En matière d’énergie et de climat, les quatre piliers de la stratégie nationale bas carbone, à savoir l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, le nucléaire et l’électrification des usages, ont pour but à la fois de préserver le climat et de mettre fin à nos dépendances pétrolières et gazières. La volonté de réimplanter des usines de fabrication de panneaux solaires et de batteries participe également à l’autonomie stratégique (ne pas dépendre de la Chine pour ses équipements) mais reste à traduire en actes concrets.
  • En matière d’industrie, la volonté récente de réindustrialisation française et européenne marque un changement majeur par rapport à la doxa néolibérale mondialiste des années 2010. Au-delà de subventions à l’implantation d’usines que permet le Green deal européen et le Net Zero industry Act, il reste à parvenir à réinstaurer des barrières douanières et commerciales au niveau européen[4], et à réancrer dans les mentalités le fait qu’acheter est un geste militant (made in France et qualité environnementale du produit acheté).
  • En matière d’agriculture le secteur reste prisonnier de la société de consommation mondialisée. La reculade du printemps 2024 sur le renforcement des normes environnementales (renforcement de la jachère, fin de l’exonération de taxation du gazole agricole) montre l’impasse actuelle : compte-tenu de la concurrence internationale il est en effet déraisonnable de renforcer les normes environnementales de nos agriculteurs, sauf à majorer encore plus les aides de la PAC[5], ce à quoi une majorité d’Etat européens s’opposent. La mise en place de clauses-miroirs dans les accords de libre-échange peut constituer la première étape de transformation.
  • En matière de santé, un mouvement s’opère en faveur de plus de prévention mais il se confronte avec la vision consumériste des soins qui prévaut depuis le tournant du siècle. Des progrès majeurs restent à établir et nécessitent de modifier en profondeur nos habitudes : réduire le temps d’écran, accroitre l’activité sportive, pénaliser les produits trop gras, salés, sucrés, instaurer une prise en charge obligatoire des enfants en surpoids dès l’école maternelle… De manière imagée, le choix reste encore à faire entre une société à l’américaine combinant surpoids + médicament coupe-faim ou une société véritablement axée sur la prévention.
  • En matière géopolitique, la montée en puissance des puissances émergentes, génère un monde multipolaire gouverné par des rapports de force entre grandes puissances. Le consumérisme, l’individualisme et le libre-échange débridé du tournant du siècle passé se révèlent inadaptés et ont conduit l’Europe dans une impasse stratégique criante ; les clauses miroirs, les droits de douanes à l’importation des véhicules chinois, l’établissement un prix du carbone robuste aux frontières de l’Europe constituent les prémices d’u conditionnement de l’accès au marché européen au respect de nos normes sociales et environnementales.
  • En matière d’information, l’émergence des réseaux sociaux et la glorification individuelle du succès[6] traduisent un glissement dangereux vers l’individualisme : comment faire Nation à l’heure des influenceurs et de la glorification du culte de soi-même ?  Comment assurer une qualité d’information et un prisme de lecture suffisamment convergent quand presque la moitié des Français déclarent s’informer principalement par les réseaux sociaux (qui ne sont pas faits pour informer mais pour exposer le plus longtemps possible à la publicité) et à l’heure des algorithmes de ciblage et des ingérences étrangères. Une politique publique nouvelle destinée à assurer la qualité de l’information est nécessaire dont le Digital Act européen constituera un des premiers maillons.

Accepter d’augmenter le coût de production pour des raisons environnementales et de souveraineté

Si la transformation vers ce nouveau modèle de société est déjà engagée, de nombreuses difficultés persistent. Une des plus grandes est notamment que l’autonomie stratégique et la préservation des biens communs conduisent à renchérir le coût de production !

Relocaliser la production de paracétamol en France plutôt qu’en Asie conduit à court terme renchérir son coût de production ; élever un poulet bio en plein air en France revient plus cher qu’élever un poulet en batterie en Europe centrale. Après des années à promouvoir le pouvoir d’achat maximal grâce à la mondialisation, ce renchérissement du coût pour des raisons morales et physiques constitue une véritable rupture sociétale !

Cette hausse du coût de production est-elle inéluctable ? Il est tentant de convoquer le progrès technologique pour assurer que les technologies vertes seront rapidement aussi peu chères que les technologies conventionnelles. Ou encore que, grâce à la robotisation et à l’intelligence artificielle, une usine installée en France pourrait avoir un coût de production similaire à la même usine en Asie.

Le solaire et l’éolien ne sont-ils pas d’ailleurs des exemples frappants : après une dizaine d’année d’innovation et d’industrialisation, leur coût de production est désormais inférieurs à celui des centrales thermiques !

Hélas, cette vision techno-solutionniste se heurte à la réalité. L’agriculture est le secteur où le mirage se dissipe le plus facilement : difficile de prétendre qu’un poulet bio élevé en plein air sera un jour moins cher qu’un poulet d’Europe centrale élevé en cage ; difficile d’imaginer que le coût de production du blé ou des betteraves diminuera à mesure que les pesticides seront remisés. Le même constat peut être tiré dans les usages industriels utilisant de la chaleur, soit environ un tiers de la consommation d’énergie mondiale : une chaudière utilisant la biomasse est plus chère qu’une chaudière gaz et le recours à l’électricité ou à l’hydrogène semble coûteux également. Il en va de même pour les carburants : le kérozène fabriqué à partir d’hydrogène, qui est à un stade de maturité faible aujourd’hui, semble voué à être 5 à 10 fois plus cher que le kérozène fossile dans les prochaines décennies. Personne ne se hasarde non plus à dire que le bioplastique sera prochainement moins cher que le plastique classique ! Enfin, il est évident que la préservation de la biodiversité, la lutte contre les pollutions et l’artificialisation des sols vont renchérir les coûts de production : par définition, il s’agit de contraintes nouvelles ou renforcées par rapport à la situation qui prévalait, et ces contraintes vont peser sur le coût de production (coût du foncier, coût des traitements des effluents et des fumées, majoration du coût de la ressource en eau, etc). Dans son livre « Réindustrialiser, le défi d’une génération »[7], Olivier Lluansi fait part d’un surcoût de production actuel de l’ordre de 20 à 30% pour une entreprise française par rapport à un concurrent asiatique en raison des exigences sociales et environnementales en vigueur en France.

La hausse de coût de production induite par le verdissement de l’économie et la relocalisation des biens stratégiques doit être payée par le consommateur

Après plusieurs décennies à promouvoir la mondialisation et le pouvoir d’achat dopé aux produits à bas coûts made in somewhere, est-il possible de faire accepter une hausse des coûts pour des raisons environnementales et d’autonomie stratégique ?

Ce défi politique majeur fait face au triangle d’incompatibilité énoncé notamment par le regretté économiste Philippe Martin : « il n’est pas possible à court terme de (i) réaliser la transition écologique ; (ii) préserver le pouvoir d’achat ; (iii) préserver les comptes publics ». Triangle d’impossibilité qui se décline de manière identique en matière de relocalisation industrielle.

Compte-tenu du déficit public conséquent en France, il semble peu probable de parvenir à faire prendre en charge le surcoût de production par le budget de l’Etat. Ethiquement, une telle décision serait par ailleurs discutable puisqu’elle revient à ce que le consommateur bénéficie du produit vert et made in France en payant le coût du produit conventionnel et made in Asia (le même consommateur étant aussi un citoyen contribuable repaierait via ses impôts l’écart de coût de production ; mais avec une redistribution propre à l’imposition, tous les ménages ne s’acquittant pas de la même proportion d’impôt).

C’est pourtant la voie suivie en partie par l’Union européenne et les Etats-Unis via les subventions massives à la relocalisation d’usines et les aides aux technologies vertes. C’est aussi historiquement la voie prise en Europe avec la Politique Agricole.

Cette voie semble condamnée à finir en impasse ! D’une part, elle devrait conduire à l’épuisement budgétaire ou au ras-le-bol fiscal, notamment compte-tenu de l’ampleur du surcoût à prendre en charge si elle s’applique à un vaste panel de technologies vertes ou de relocalisation[8]. D’autre part, elle risque d’attiser une guerre économique entre puissances continentales, chacune ayant intérêt à annoncer toujours plus de subventions pour attirer ou retenir les facteurs de production : à ce jeu, les Etats-Unis, parce qu’ils sont les seuls à pouvoir vivre avec un déficit public record, seront probablement gagnants !

Dès lors que réaliser la transition et renforcer l’autonomie stratégique sont considérés comme des impératifs, la seule issue consiste à faire payer le surcoût du verdissement et de la relocalisation par les consommateurs !

L’heure du choix a sonné : veut-on se diluer dans la mondialisation consumériste ou veut-on retrouver un sens individuel et collectif ?

Guerre en Ukraine, volonté hégémonique industrielle et économique chinoise, repli isolationniste américain[9], vieillissement démographique, crise climatique et effondrement de la biodiversité : toutes ces crises traduisent que nous arrivons à l’heure du choix : souhaitons-nous conserver le modèle consumériste mondialisé du tournant du siècle et par là même les dépendances envers des puissances autoritaires ? Souhaitons-nous changer de modèle.

Nous avons le devoir d’être optimiste : un nouveau contrat social est à la fois porteur de sens ainsi qu’un vecteur de prospérité à long terme ; un sens qui semble faire structurellement défaut à la société de consommation mondialisée. La racine du populisme ne serait-elle pas dans cette vacuité de sens et la solitude du chacun pour soi ?

Nous sommes à l’heure du choix : voulons-nous nous diluer dans le consumérisme mondialisé et le populisme ; ou voulons-nous retrouver un sens et un élan collectif et faire de l’Europe le continent où il fait le mieux-vivre ensemble au XXIe siècle ?

Julien Marchal

Notes

[1] Seulement 54% des Français considèrent que la démocratie fonctionne bien ; sondage Harris Interactive, Les Français et la démocratie, décembre 2021

[2] « Le Baromètre de la confiance politique », Cevipof, 2022.

[3] les 18-24 ans étaient 20,8 % à être concernés par la dépression en 2021, contre 11,7 % en 2017. Source : Santé publique France.

[4] La récente décision de maintenir des droits à l’importation de batteries et véhicules chinois montre les progrès accomplis depuis 10 ans.

[5] Les aides à la PAC représentent déjà 30 à 50% des revenus des agriculteurs et éleveurs ce qui en fait certainement les professions les plus subventionnées. Source : Marie Guiton, « Qui touche les aides de la PAC ? », touteleurope.eu

[6] Particulièrement visible dans la glorification des start-uppeurs à succès et la peopolisation de la vie politique

[7] Olivier Lluansi, Réindustrialiser, le défi d’une génération, , Libres d’écrire, 2024.

[8] En sus des aides à l’investissement pour construire l’usine, des aides au fonctionnement de l’usine chaque année seront en effet nécessaires afin d’aligner le coût de production de l’usine française avec celle de ses concurrents mondiaux.

[9] Ce repli est notamment visible à travers l’Inflation reduction act ; il est aussi visible dans le discours de moins en moins favorable à la mondialisation commerciale et au repli identitaire américain.

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