L’Europe ne fait plus rêver. Elle donne même parfois l’impression d’un lent suicide. Elle pourrait être redynamisée par un nouveau projet axé sur la transition énergétique et écologique. Mais pour mettre en œuvre ce projet, il ne suffit pas de le vouloir. Car il se heurte en fait à des résistances ancrées, à la source des faiblesses constitutives de la construction européenne qu’il est nécessaire d’identifier. C’est ce que ce post tente de faire.

Que les spécialistes de l’histoire européenne et les amoureux (déçus ou non) de l’Europe me pardonnent si mon propos leur paraît trop simplificateur[1], j’aime bien l’Europe et aimerais qu’elle se relève ; mais je pense qu’il faut en la matière aller à l’essentiel. Je pense également qu’à différer éternellement le débat critique sur l’Europe et l’Euro on laisse un espace de communication aux pensées xénophobes. Même si ses propositions sont discutables, Joseph Stiglitz fait œuvre utile dans son dernier livre[2] car il analyse les défauts structurels de l’Euro et ouvre le débat de fond.

Enfin, je me permets de rappeler le rôle clef des socialistes français dans cette histoire : la critique principale qui peut être faite à la construction européenne ne relève pas de l’analyse gauche-droite, ni même de l’analyse souverainisme- fédéralisme. La question clef comme nous allons le voir c’est celle du rôle du marché, de l’ampleur de sa régulation et des lieux où elle s’organise.

Cette analyse est évidemment limitée, elle s’impose au moment où le CETA pourrait être signé. Cette signature sonnerait probablement le glas de tout espoir de faire renaître un souffle démocratique en Europe, comme l’a montré le dernier post de Michel Crinetz.

Le marché commun pour faire communauté

Dès la sortie de la deuxième guerre mondiale, l’idée s’impose que c’est par le biais des échanges économiques et de l’économie de marché que les peuples se rapprocheront, et que seront recréés un sentiment de communauté et les conditions d’une paix durable. 70 ans de paix semblent montrer que, sur ce plan, ce projet a réussi ! Le doux commerce de Montesquieu, ça marche…Voire. Corrélation n’est pas démonstration et il est malheureusement présomptueux de penser que la paix en Europe serait garantie pour l’éternité grâce au libre-échange. Au contraire on pourrait craindre que les tensions liées à l’intensité de la concurrence intra-européenne et à l’échec manifeste de la politique économique européenne qui ne tient pas ses promesses sont une source de conflits. Mais revenons à l’histoire de la communauté européenne.

Le marché commun est un projet économique mais aussi, voire d’abord, un projet politique.  La réalisation d’un Marché commun est l’objet central du Traité de Rome de 1957 instituant la Communauté économique européenne. Il est devenu depuis le traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), le marché commun devenant « intérieur ». Pour y parvenir, les pays européens entreprennent de supprimer une à une les barrières internes à la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes (les « quatre libertés »).

La libéralisation du commerce des marchandises (article 28 et 29 du TFUE) est la première étape dans la réalisation du Marché commun. La suppression des droits de douane entre les Etats membres est effective dès 1968. Ce n’est qu’à partir de 1993 et après la mis en place de l’acte unique européen que les entraves non-tarifaires sont levées. La libre circulation des personnes (article 45) ne concerne au départ que les travailleurs. L’élaboration d’une citoyenneté de l’Union par le Traité de Maastricht d’une part, et l’entrée en vigueur de la Convention de Schengen en 1995 d’autre part, ont étendu cette liberté à un grand nombre de personnes. L’élargissement de l’Union aux pays du bloc ex soviétique et la libre circulation des travailleurs accordée à ces pays a créé une première vague de migrations internes, qui a été suivie ensuite des migrations externes à l’UE que nous connaissons aujourd’hui. Concernant la libre circulation des services (article 56) l’Union européenne s’est dotée, en décembre 2006, après des débats difficiles, sur lesquels nous ne reviendrons pas ici, d’une directive (dite Bolkenstein) sur les services.

La libre circulation des capitaux (article 63) a été longtemps limitée, le traité de Rome affirmant que les capitaux pouvaient circuler « dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du Marché commun » et sans que cela mette en péril la stabilité financière interne et externe des États membres. La libre circulation des capitaux  est mise en œuvre par la directive Lamy-Delors en 1988, puis est facilitée par l’introduction de l’euro. Le projet de marché unique de capitaux (en cours) est supposé parachever l’édifice.

Cette libéralisation programmée de longue date s’accompagne de mouvements en profondeur, en France, de l’administration du Trésor qui font naître ce que le sociologue Benjamin Lemoine a appelé l‘ordre de la dette. L’Etat doit payer ses dettes financières au « vrai coût », le prix du marché, et être dépossédé de la création monétaire. Comme l’observe Benjamin Lemoine, cela fait passer au second rance les créanciers de l’Etat que sont les handicapés, retraités, chômeurs, malades, enfants, vis-à-vis desquels l’Etat (social) est également en dette car il a pris un certain nombre de prestations pour lesquelles il a réalisé des prélèvements.

 

Ils deviennent des créanciers de second rang voire des variables d’ajustement, sans que cela ne choque vraiment, tant le discours sur la dette publique est martelé.

Cette libéralisation s’appuie sur la révolution néolibérale[3] des années 70 qui renforce auprès des élites l’idée que le progrès économique et social passe par ces 4 libertés de circulation. Le rapport de force politique au niveau mondial change avec la présidence de Ronald Reagan (1981-1989) aux USA, la direction de Margaret Thatcher (1979-1990) en Grande-Bretagne et la chute du mur de Berlin en 1989 et de l’empire soviétique en 1991.

L’instauration de la monnaie unique par le traité de Maastricht signé en 1992 pour une partie des pays de l’Union, suit la même logique que le traité de Rome : c’est en créant un commun économique (en l’occurrence la monnaie) qu’on rapproche les peuples.

Le rôle décisif des socialistes français dans cette histoire européenne[4]

Jacques Delors a été président de la commission européenne de 1985 à 1994. Pendant son mandat ont lieu la signature des accords de Schengen (juin 1985), l’adoption de l’Acte unique européen (1986), et la signature du traité de Maastricht (1992). Il est l’instigateur du livre blanc de la Commission recommandant la création d’un grand marché européen (supposé régulé, ou au moins tempéré, par la mise en place de nouvelles solidarités).

Il incarne parfaitement le social-libéralisme (parfois appelé social-démocratie) : l’efficacité économique et la compétitivité sont premières[5], tout comme la lutte contre l’inflation ; elles doivent seulement être contrebalancées par des « transferts », dont font partie au niveau européen les fonds structurels. Le libre-échange (au sens des 4 libertés) est une condition du progrès et de la croissance ; il doit juste être défini par des règles et corrigé par des « transferts » qui amoindrissent les inégalités créées.

Nous y reviendrons mais outre l’erreur doctrinale de principe (le primat de la compétition économique même tempérée est une erreur économique politique et sociale) Jacques Delors commet une autre erreur pratique et politique : il obtient des Etats européens et arrache notamment de la Grande-Bretagne (et de Margaret Thatcher qui n’en voulait pas mais les a concédés contre le marché unique) des fonds structurels au titre de la cohésion économique et sociale (les fonds régionaux sont le deuxième poste budgétaire de l’UE après la PAC) alors qu’il fallait se battre aussi sur les dispositifs de solidarité sociale, la solidarité bancaire et …la fiscalité. On peut penser que cette deuxième erreur est due à sa croyance en l’Europe des régions, choix politique pour le moins contestable dans le cas européen, puisqu’il viderait l’étage national de tous ses moyens alors que c’est le seul étage doté de tous les attributs démocratiques.

Au niveau européen, Jacques Delors joue un rôle déterminant dans la montée en puissance des marchés financiers en décidant de pousser la libéralisation bien plus loin que ne le prévoyait à l’origine le programme de marché unique. Il introduit notamment avec Pascal Lamy (son directeur de cabinet, devenu directeur général de l’OMC de 205 à 2013), la directive 88 (361) sur les mouvements de capitaux en juin 1988 précisant qu’« aucune transaction, aucun transfert de capitaux n’échappait à l’obligation de libéralisation ». Jacques Delors est alors persuadé que la création du marché intérieur ne peut se faire sans une circulation des capitaux totalement libre. Lui et Pascal Lamy croient qu’une libéralisation contrôlée et définie par des règles vaut mieux que la liberté « sauvage » à l’américaine. Cette idée se révèle fausse à l’usage[6] : la liberté donnée à la circulation des capitaux a des effets économiques désastreux.

Ce sont eux qui ont convaincu en 1983 Laurent Fabius puis François Mitterrand du tournant de la rigueur, du franc fort (Jacques Delors est alors ministre des finances) et de la nécessaire libéralisation des capitaux (alors que le franc avait fait l’objet d’attaques spéculatives dans les deux premières années du mandat Mitterrand) puis du lancement de projet d’Union Economique et Monétaire, préparant la monnaie unique. Mitterrand comprend qu’il peut justifier et légitimer son changement de cap en en faisant un moyen de franchir une nouvelle étape de la construction européenne, la création de l’Euro. C’est sous sa présidence que sont prises en France les grandes mesures de déréglementation et dérégulation financière :

  • 1984 : loi bancaire dérèglementant le métier bancaire ;
  • 1986 : loi Bérégovoy sur la dérèglementation financière (déréglementation, désintermédiation, décloisonnement, désinflation) ;
  • 1988 : la France accepte le principe de la fin du contrôle des changes et la liberté de circulation des capitaux – sans création de la moindre harmonisation fiscale européenne ;
  • 1990 : forte diminution de la fiscalité sur les revenus du capital…
  • et tout l’attirail législatif et institutionnel permettant le développement des produits dérivés (ouverture du MATIF en 1986, du MONEP en 1987, création du système CAC (cotation assistée en continu) entre 1986 et 1989, modification du statut des agents de change et apparition de nouvelles sociétés de bourse…)

La question explicite posée dans le référendum de Maastricht est celle de la monnaie unique, mais le débat ne porte que sur l’Europe. Cette apparente manipulation (voter non était présenté comme voter contre l’Europe) se révèle in fine assez franche : voter oui c’était bien voter pour ce qui constitue le cœur de la construction européenne des six dernières décennies : la mise en place d’un marché et d’une monnaie uniques.

Le socialisme est évidemment sorti totalement ébranlé de cette adhésion et surtout de cette participation active à la libéralisation financière. Ce d’autant qu’en France il n’a pas complètement liquidé ses attaches au marxisme. Dès lors le PS est complètement écartelé, entre un courant « moderniste » qui confond économie de marché et néolibéralisme (et se met à dos les « laissés pour compte de la mondialisation »[7]) et un courant plus keynésien voire marxiste qui donne encore le sentiment d’être hostile à l’entreprise, se mettant à dos nombre d’artisans et de patrons de PME. La base électorale du PS fond donc comme neige au soleil !

Marché et monnaie uniques reposent sur des institutions d’experts indépendantes qui incarnent l’Europe et sont vues comme anti-démocratiques

Nous allons voir maintenant en quoi la création d’un marché intérieur comme fil directeur de la construction européenne se révèle un échec sur les plans démocratique, économique et stratégique. Commençons par la question démocratique.

Les grandes institutions indépendantes (la cour de justice européenne, la commission européenne, la BCE) ou quasiment indépendantes comme la DG Concurrence, sont les fers de lance du marché et de la monnaie unique.

Elles ont un pouvoir considérable en Europe. Ce sont en effet les gardiennes des règles et comme l’a bien montré Rawi Abdelal, l’idéal politique européen est alors celui d’un management par la règle. Notons en passant que cette idée est à l’origine de la prolifération des règlements et de la bureaucratie qui fait dire à l’anthropologue David Graeber dans son livre Bureaucratie qu’il faut mille fois plus de paperasses pour entretenir une économie de marché que la monarchie absolue de Louis XIV.

Elles sont clairement équipées pour mettre en œuvre le projet européen (tel que défini ci-dessus) et ont cette légitimité, mais sont vues par les citoyens surtout comme dirigés par des techniciens et des experts, non élus. Et si les questions qu’elles traitent sont présentées comme techniques, les citoyens sentent de plus en plus qu’elles sont d’essence politique. La crise de 2008 puis la crise grecque ont donné un pouvoir considérable à ces institutions techniques auxquelles il a fallu adjoindre la « troïka » et de nouveaux acteurs comme le Mécanisme européen de stabilité, une institution financière puissante (au capital de 700 Milliards d’euros…) dont le nom laisse rêveur : une institution n’est pas un mécanisme ! Elle est dirigée par des hommes et prend des décisions !

Même si on leur dit et on leur répète que rien ne se fait sans le conseil européen et que l’Europe fonctionne sur le mode du trilogue, les citoyens européens voient bien que ces « indépendantes » ont un pouvoir considérable. Pour ne prendre qu’un exemple l’ Euro a été sauvé par le président de la BCE…Et Mario Draghi se permet maintenant de dire aux gouvernements européens quelle politique économique ils doivent suivre…Il ne peut s’empêcher d’entonner les grands airs de la doxa libérale : les réformes structurelles (c’est-à-dire la flexibilisation du « marché » du travail) sont indispensables à la croissance…
Ce constat fonde la thèse d’Antoine Vauchez dans son livre Démocratiser l’Europe : « Pour démocratiser véritablement l’Union, il ne s’agit pas tant de se caler sur le modèle de la démocratie nationale que de politiser et de démocratiser les institutions « indépendantes » elles-mêmes. Responsabilisation politique, meilleure représentativité sociale, ouverture de débats contradictoires pourraient y concourir puissamment. »

Il y a bien sûr d’autres causes à l’échec démocratique de l’Union Européenne. Les leviers économiques ont été ôtés des gouvernements, soit pour être laissés aux mains des « indépendantes » soit pour laisser faire le marché. Le néolibéralisme invoque l’individu-roi, dénie l’existence de la société en tant que telle, affaiblit les corps intermédiaires et désarme les Etats. Les citoyens se recentrent sur eux-mêmes et doutent alors de l’intérêt de voter…

Enfin en France, le déni du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, qui a été suivi de la rédaction du traité de Lisbonne, ratifié par une révision de la Constitution française en 2008, a laissé des traces profondes notamment chez les jeunes. Cet épisode leur a donné le sentiment que la construction européenne était comme pré-écrite dans l’histoire … A quoi bon aller voter ?

Marché et monnaie unique, et la gestion qui en est faite, ne sont pas efficaces au plan économique, notamment en cas de crise.

L’échec démocratique serait sans doute moins sensible s’il n’était pas accompagné d’un échec économique. Le taux d’emploi est à 64 % dans la zone Euro et à peine supérieur au sein de l’Union Européenne. Le taux de chômage est de 10,2% en zone Euro et de 8,7 % dans l’UE. L’Europe entre dans une forme de déflation rampante et malgré la politique monétaire de la BCE n’en sort pas. Sans entrer dans les détails, pointons six causes majeures à cet échec, toutes liées à la construction libérale de l’Europe.

Tout d’abord, l’Europe est très ouverte à la concurrence internationale ; elle subit de plein fouet celle des pays développés et des grands émergents dont la Chine. Qu’on pense par exemple à l’acier, ou au blé entre mille exemples. Même si la baisse du taux d’emploi est largement due à l’automatisation, elle est accrue par cette concurrence asymétrique, nos concurrents ayant des pratiques généralement plus restrictives. Sur le marché européen intérieur, les PME et les artisans sont évidemment plutôt desservis que servis par l’âpreté de la concurrence intra-européenne, car ils ne cherchent en général pas à sortir de leurs frontières. A l’inverse la politique de la concurrence européenne, qui vise à lutter contre les monopoles, a fait un tort considérable à l’Europe numérique et a fait le lit des GAFA. Elle est fondée sur un raisonnement simpliste qui semble ignorer les rendements croissants dont l’économiste Michel Volle a montré qu’ils conduisaient nécessairement à un optimum de concurrence monopolistique, donc à la présence de gros acteurs. Vouloir empêcher leur développement en Europe c’est les laisser croître et embellir aux USA et en Chine. Laisser les frontières ouvertes c’est les laisser s’installer en Europe sans contrepartie.

Deuxièmement, l ‘euro ne marche pas. Patrick Artus , ni eurosceptique ni bien sûr hostile aux marchés financiers fait la liste « terrifiante » de ce qui ne marche pas : une divergence continue des niveaux de vie entre les pays ; l’absence de réflexion sérieuse autour de la coordination des politiques économiques et de la subsidiarité, l’arrêt de la mobilité des capitaux les pays à excédent d’épargne (Allemagne, Pays-Bas) refusant de prêter leur épargne aux autres pays de la zone euro et la prêtant au reste du monde ; la faiblesse anormale des échanges commerciaux entre les pays de l’Union européenne et ceux de la zone euro.

source : http://www.davidmourey.com/article-paradoxe-etats-unis-et-royaume-uni-sont-preferes-a-la-zone-euro-90701331.html
Voir : http://www.davidmourey.com/article-paradoxe-etats-unis-et-royaume-uni-sont-preferes-a-la-zone-euro-90701331.html

Troisièmement, le corset budgétaire appliqué dogmatiquement après la crise de 2008 quand les USA ont laissé filer leur déficit à 10% et la poursuite d’une politique restrictive sont clairement inadaptés pour la plupart des pays de la zone dans cette période de « vaches maigres ».

Quatrièmement la perte des Etats-Nations des deux grands leviers économiques que sont la monnaie (au double sens de taux de change et de création monétaire) et le budget (plus précisément de son déficit) les rend impuissants en cas de ralentissement économique. La compétition fiscale et sociale intra-européenne ne peut alors que s’accroitre pour attirer des emplois.

Cinquièmement l’Europe a échoué au plan fiscal. En laissant la souveraineté fiscale aux Etats membre, elle a permis que s’installe une concurrence délétère. En laissant des paradis fiscaux comme le Luxembourg au cœur de l’Europe, elle a permis des montages et une perte de recettes fiscales estimée par l’économiste Gabriel Zucman à 17 milliards d’euros pour la France. Ceci contribue bien évidemment à augmenter le sentiment de rejet de l’Europe, la fiscalité étant un sujet ultra-sensible politiquement. Enfin le faible niveau de la fiscalité au niveau européen contribue symétriquement à affaiblir le sentiment de communauté, pour la même raison. La fiscalité est un des grands vecteurs du lien communautaire et de la démocratie.

Enfin, la pensée économique des principaux dirigeants (à la commission comme à la BCE) les pousse à considérer que la lutte contre le chômage ne passe que par la flexibilisation du marché du travail et les mesures dites structurelles. Cette vision est fausse au plan théorique (le chômage a d’autres causes que la rigidité du marché du travail) et pratique (on voit bien que cela ne marche pas). A son apogée cette vision, dénoncée à juste titre par Alain Supiot est celle de Cameron, le Global race, c’est-à-dire une course mortelle pour survivre sur un marché devenu total. Aligner tout le monde sur les coûts les plus bas du marché mondial nous amène tous dans le mur et c’est ce qu’on est en train de faire.

Marché et monnaie unique ignorent la géopolitique et ont fait de l’Europe une impuissance stratégique

La représentation de l’économie par les économistes néolibéraux est celle d’un jeu d’acteurs mûs par des intérêts individuels, sans vraie place pour le sociétal, la stratégie et même la guerre. Dit autrement ces économistes considèrent que le champ de l’économie est autonome, indépendant de celui des questions géostratégiques.

Cette vision est naïve. Même dans le domaine apparemment économique des paradis fiscaux et de la chasse à la fraude fiscale, la question géopolitique se pose en pratique, comme le montre Vincent Piolet dans son livre Paradis fiscaux, enjeux géopolitiques, mais pas dans l ‘idée néolibérale. Les Etats-Unis savent punir les banques européennes et protéger leurs paradis fiscaux. Leur devise est associée à un droit extra-territorial qui est évidemment un pouvoir économique et politique, croissant aujourd’hui, mais que l’Euro n’a pas. Il ne s’agit pas de les imiter, mais de cesser d’être « naïfs ». Autre exemple : la punition infligée à la Grèce par la « Troïka » est une absurdité économique (elle a affaibli le pays et n’a contribué en rien à le rendre capable de rembourser sa dette extérieure), un crime social (en paupérisant le pays et en rendant les grecs incapables de bénéficier de soins de base) et une grave erreur stratégique : comment oublier la proximité géographique de ce pays avec la Turquie et les routes des terroristes et des migrants. Dernier exemple : comment découpler la question économique de la question énergétique et de son approvisionnement? Et comment découpler cette dernière des questions géopolitiques quand on sait l’importance de la Russie, et des pays du Moyen –Orient pour le gaz et le pétrole.

Le marché et la monnaie unique ne sont pas les seuls freins à la naissance d’une stratégie géopolitique européenne ; mais il est évident que le traité de Rome n’avait pas mis cette question en priorité… A l’époque d’ailleurs l’Europe était soutenue par les Etats-Unis (qu’on se souvienne du plan Marshall) qu’ils considéraient comme un rempart contre le bloc de Est et dont ils craignaient l’effondrement. La situation géopolitique a complètement changé et l’Europe directement menacée par le terrorisme et les migrations avec la Turquie et la Syrie a ses portes, le changement climatique ne pouvant qu’accroître les tensions.

La nécessaire refondation de l’Union Européenne

L’idée simple et conduite avec persévérance pendant 60 ans selon laquelle c’est par la création d’un marché intérieur que les peuples se rapprocheront et que sera recréé un sentiment de communauté est en train de faire échouer l’Europe. C’est un échec sur les plans démocratique, économique et stratégique, comme nous venons de le voir.

Mais c’est aussi un échec politique voire anthropologique : le sentiment de communauté et d’appartenance se délite au profit d’un « repli nationaliste ». Tout se passe comme si l’idéal européen, qui est loin d’être mort, avait refusé de se dissoudre dans l’économisme de ses fondateurs d’après-guerre. Parce que cet économisme n’était pas celui de la coopération mais celui de la loi du plus fort et de la compétition de chacun contre tous.

L’idée maintenant dépassée d’une Europe du marché a donné bien trop de pouvoirs et d’importance aux puissances tutélaires du marché (les grandes entreprises, les financiers et les « technocrates » ou gardiens des règles). Elle a donné bien trop de poids dans la communication sur l’Europe à des notions comptables étroitement gestionnaires, manquant de souffle, et qui dressent les uns contre les autres au lieu de les unir.

Elle a fondamentalement donné le sentiment qu’elle allait conduire, contre vents et marées, à la création d’un objet politique incompatible avec l’histoire européenne : depuis la fin de l‘empire romain occidental, la création d’une forme d’empire surpomblant les Nations. De Charlemagne à Napoléon, l’Europe se refuse à accéder à cette forme impériale qui a eu du succès partout ailleurs dans le monde. Mais comment ne pas voir que c’est cette pluralité qui fait son génie, et qui a fait son succès artistique scientifique économique et …militaire (l’Europe a dominé le monde et a infligé des défaites et des colonisations humiliantes) de la Renaissance à la guerre de 1914 ?

La refondation européenne nécessite de distinguer les communs[8] européens, à gérer au niveau européen, les biens publics qui doivent être laissés aux mains des nations et bien sûr les biens privés librement échangés. Et cela dans un contexte complètement différent de celui d’après–guerre : crise écologique et climatique, montée en puissance de la Chine et des émergents, déstabilisation profonde du Moyen-Orient et risque terroriste durable.

Quels peuvent être ces communs ? C‘est sans aucun doute la question centrale qui se pose aux dirigeants européens. Voici une première réponse (celle de Gaël Giraud dans son livre Illusion financière). Les biens communs sont à ses yeux les ressources naturelles, la monnaie et le crédit, le domaine fiscal et les réseaux intra-européens. On peut rajouter les données personnelles des citoyens et la protection au sens large de la vie privée. La protection sociale est quant à elle un bien public qui doit rester administrée au niveau national – son transfert au niveau européen pouvant signifier la fin du modèle social européen. Concernant la monnaie, la rendre commune[9] suppose très probablement de modifier les règles du jeu actuelles.

Ceci peut se discuter et surtout doit se discuter ! Si l’on veut faire maison commune il est important de savoir ce que l’on souhaite partager ! Mais il ne suffit pas de savoir où il faut aller : il faut aussi savoir comment y aller. Les prochaines échéances électorales en France mais aussi en Allemagne puis en Italie doivent être l’occasion pour les citoyens d’exiger de leurs politiques plus d’ambition, plus de vision, plus de courage dans la lutte pour un partage plus équitable des ressources et de l’avenir.

Alain Grandjean

Aller plus loin :

Nos billets sur les dogmes économiques

Nos billets sur la crise de l’Europe et les institutions Européennes

Notre appel pour un GreenQE, financement de la transition énergétique par création monétaire de la Banque Centrale Européenne

Notes : 

[1] Je me permets de recommander la lecture du livre « le viol d’Europe » de Robert Salais, ( PUF , 2013)qui raconte l’histoire de la construction européenne après la deuxième guerre mondiale par le menu.

[2] L’Euro. Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, Les liens qui libèrent, ,
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/09/12/joseph-stiglitz-l-euro-n-a-pas-apporte-la-prosperite-promise_4996208_3234.html#9PTq9hLsmyfgcOBy.99

[3] Il y a bien sûr plusieurs néolibéralismes, l’école de Chicago (Friedman) et l’autrichienne (Hayek ) divergent sur plusieurs points et ne sont pas forcément d’accord avec le contenu du consensus de Washington ; mais le « tournant idéologique » des années 70 est clairement documenté. Ses effets sont politiques sont bien analysés par Dominique Bourg, dans le chapitre 6 « Néolibéralisme et démocratie » du livre Science, conscience et environnement, paru aux PUF en 2016.

[4] Voir l’analyse percutante de Rawi Adelal professeur à Harvard

http://www.people.hbs.edu/rabdelal/le%20consensus%20de%20paris.pdf. Nous ne citons pas ici tous les hommes du PS ou proches du PS cités dans ce papier.

[5] Il reconnaît l’influence qu’ a eue sur lui l’European Round Table, et son président, Wisse Deker, qui poussait, comme le font toujours les multinationales pour la disparition des barrières douanières et autres. Voir http://www.fakirpresse.info/Jacques-Delors-l-homme-des-firmes

[6] Elle semble résulter des difficultés du gouvernement socialiste à contrôler les capitaux des plus riches et à constater que leurs contrôles n’avaient d’efficacité que sur les classes moyennes…C’est une assez grande curiosité quand on sait que les flux financiers dématérialisés, dont les plus importants, passent forcément par des chambres de compensation de type clearstream…

[7] Globalement les sédentaires pour reprendre la terminologie de P.N. Giraud. Voir « l’homme inutile », Odile Jacob, 2015

[8] Un bien exclusif est un bien (ou un service) dont on peut empêcher la consommation à un individu qui refuse de payer. Un bien rival est un bien (ou un service) dont l’utilisation par un individu est coûteuse ou empêche la consommation d’autres individus. Un bien qui est à la fois rival et exclusif est un bien privé. Un bien qui est non rival mais qui est exclusif est un bien club. Un bien qui est rival mais non exclusif est un bien commun. Un bien qui n’est ni rival ni exclusif est un bien public ou collectif.

Voir https://www.lesbonsprofs.com/notion/ses/economie-du-developpement-durable/definition-types-de-biens

[9] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Monnaie_commune

Une réponse à “Le tout marché au coeur du triple échec européen”

  1. Avatar de Frédéric
    Frédéric

    Alain président !