Dans son nouveau livre « Ce que Nature Sait » (PUF), le mathématicien Nicolas Bouleau se penche sur les possibilités vertigineuses offertes par la découverte de l’ADN. Il souligne que l’intense activité expérimentale qui a suivi la révolution de la biologie de synthèse se fait sans tenir compte des dangers potentiels, et en analyse les raisons. En s’appuyant sur une étude précise de ce qu’on sait de l’évolution, il démontre que le chercheur en biologie ne peut prétendre « faire ce que fait la nature ». Il apporte par là une contribution marquante à la pensée écologique, qui fonde un « respect de la nature » ancré dans la connaissance scientifique.
Présentation générale
La découverte en 1953 de l’ADN a permis le développement d’une science nouvelle, la biologie combinatoire. Celle-ci consiste notamment à couper ou ajouter des segments à l’ADN pour modifier l’hérédité. La chimie est désormais capable de modifier le génome des êtres vivants. De plus, la nature vivante se révèle désormais comme organisée par des combinaisons de molécules.
L’auteur, en tant que scientifique, s’adresse d’abord à ses pairs, et plus particulièrement aux praticiens de la biologie combinatoire. Il les invite à situer leur démarche dans la théorie de la connaissance (épistémologie), mais aussi à s’interroger sur les conséquences de leurs pratiques pour la société. Il s’agit pour ce mathématicien de clarifier les bases épistémologiques de la biologie de synthèse, afin de montrer la spécificité du risque attaché à ce type d’expérimentation. Mais N. Bouleau est aussi un formidable pédagogue qui sait mettre à la portée du plus grand nombre, par des analogies choisies, une compréhension de ce qu’est la biologie combinatoire, et en quoi elle pose de nouvelles questions sociales et institutionnelles. Des questions que la pandémie de coronavirus met sur toutes les lèvres, mais auxquelles l’information ou pseudo-information médiatique ne répond pas – l’auteur expliquera d’ailleurs pourquoi.
N. Bouleau dénonce la vision généralement réductionniste de la nature et du vivant qui prévaut chez des biologistes qui ont tendance à confondre les modèles du vivant qu’ils utilisent avec la réalité de la nature, ce qui leur fait ignorer les dangers qu’ils font courir à l’ensemble du vivant. Sur la base d’une vision très informée mais accessible du processus de l’évolution, l’auteur nous invite à considérer que la nature possède une longue expérience, une sorte de savoir, qui s’est construite avec des chutes et des ruptures, et dont la trace fidèle n’est pas, et ne sera jamais, accessible à l’humain. L’homme ne refera pas la nature, et le biologiste combinatoire ne fait pas « ce que la nature a toujours fait ». L’auteur explique en quoi le développement de la biologie combinatoire est influencé par une vision axiomatique de la nature, une vision économiste des écosystèmes, qui justifie une expérimentation dont on ne connaît rien des conséquences possibles en ignorant que le processus de l’évolution est très largement inconnu et incompris. L’auteur en appelle au principe de prudence, basée sur le rejet des illusions scientistes, à la prise de conscience de ce que l’homme sait vraiment, et finalement au respect de l’immensité du savoir acquis par la nature, mais qui pourrait être facilement détruit, car la nature n’a aucune défense par rapport aux artefacts humains. Il apporte ainsi une contribution et une justification importantes et nouvelles à une approche écologique de la science, et au développement d’un paradigme écologique qui fasse primer la préservation du vivant contre les dangers du progrès technologique à tout prix et hors de toute prudence.
Les grands thèmes
Ils sont présentés dans un échange en trois parties entre le philosophe Dominique Bourg et l’auteur.
Le deuxième épisode de l’interview est consultable ici et le troisième ici.
La biologie combinatoire ne consiste pas à faire ce que la nature a toujours fait
Les biologistes prétendent souvent qu’ils font ce que la nature a toujours fait. Il est important de déconstruire ce slogan. La nature a une sorte de savoir, qui lui permet de maintenir vivante la biosphère, dont l’homme fait partie. Au cours d’une histoire de 3,5 milliards d’années, toutes sortes de combinaisons génomiques ont été expérimentées. C’est totalement hors de portée de ce que nous pourrons jamais faire. L’ADN est une molécule très longue peut se représenter comme un mot reliant 4 lettres (les 4 nucléotides : l’adénosine, la cytidine, la guanosine et la thymidine). L’ADN du premier chromosome humain contient 220 millions de paires de nucléotides, soit un mot qui occuperait un livre d’environ 400 pages. L’évolution des espèces a affecté l’ADN des êtres vivants, de multiples manières. Il y a eu des mutations par délétion, qui appauvrissent la grandeur des molécules de l’hérédité. Il y a aussi des effacements sans mutation, et puis la sélection naturelle due aux cataclysmes, épidémies etc…L’ADN des survivants résulte d’une très longue expérience, mais les traces de cette expérience sont largement effacées, et nous ne saurons jamais ce qui s’est passé. La mutagénèse, c’est le fait de provoquer artificiellement des mutations génétiques dans les plantes (OGM), puis de tester les propriétés du résultat. Certains scientifiques ont prétendu qu’ils reproduisaient des expériences faites par la nature, mais c’est tout à fait faux. La nature modifie les gênes à l’issue d’un long processus de sélection, pas de cette manière-là. Au cours de cette sélection, la compatibilité avec l’ensemble de l’écosystème se développe.
Les dangers de la biologie combinatoire
La nature est aussi fragile, car elle n’a jamais dans le passé été confrontée aux artefacts, à des molécules étrangères telles que celles actuellement fabriquées par l’homme. Les propriétés des molécules nouvelles ne leur sont pas intrinsèques : elles seront déterminées par leurs interactions avec le contexte naturel au sens large. Et le problème, c’est qu’on ne peut pas connaître ce contexte. Nous vivons entourés de microbes, de bactéries très complexes, en très grand nombre. Nous ne pourrons jamais modéliser toutes les interactions possibles de nouvelles molécules avec l’ensemble du vivant. Bien sûr, il est raisonnable d’essayer de comprendre ce qui se passe dans les maladies, dans la santé. Mais actuellement on va beaucoup plus loin. On saute au-delà de ce que la nature utilise, c’est-à-dire les 4 nucléotides de l’ADN. On expérimente de l’ADN porteur de 6 bases et non de 4. On néglige le fait qu’il est possible que la nature ait au fil du temps constitué des êtres vivants stables, protégés d’évolutions très dangereuses et destructrices. Il faut un principe de prudence, de la sagesse, une prise de conscience du risque combinatoire, qui n’est pas probabilisable.
La nature et le hasard
L’argument des biologistes combinatoires pour valider leurs expérimentations est souvent de dire que la nature procède au hasard, mais que l’expérimentation est valide car elle procède d’une intention. Cette approche n’est pas juste. Pour qu’on puisse parler de hasard, il faut deux choses : i/ un champ déterminé, qui est celui des éventuels, et ii/ un dispositif pour « piquer » dans ce champ des éventuels. Ainsi, la roulette est un jeu de hasard. La boule tombe sur tout nombre entre 1 et 36. Son mouvement est très complexe. On peut vérifier que le résultat correspond bien au hasard en répétant l’expérience un très grand nombre de fois. Mais dans la nature, il n’y a pas de hasard, sauf à aller vers des situations microscopiques, comme le quantique, ou l’agitation thermique. Macroscopiquement, on n’a que des situations circonstanciées. Si on s’intéresse aux molécules qui sont de la synthèse réussie, c’est-à-dire qui sont stables un certain temps, ceci ne constitue pas un champ dans lequel le hasard peut exister, car on ne connaît pas le champ des molécules réussies, il n’est pas à disposition. On aborde ce champ progressivement, par des expériences : parler de hasard est un abus de langage. La nature procède lentement, et sélectionne en fonction de ce qui fait sens sous l’angle darwinien, dans toute sa complexité. Et nous ne connaissons pas les mécanismes très fins qui font les mutations. Dire que la nature procède au hasard est une abstraction formidable, qui fait fi de son histoire. C’est analogue à ce que Saussure faisait à propos du langage avec l’arbitraire du signe, en faisant (volontairement) abstraction de l’histoire des mots. Dire que la nature procède au hasard, c’est un peu comme dire que l’histoire va au hasard.
La nature ne procède pas comme un algorithme
Il s’est produit dans la nature des catastrophes vers le bas, des moments où les êtres évolués ont été détruits. Le bilan de l’évolution/catastrophe/évolution n’est pas neutre. C’est une grande différence avec l’algorithme d’apprentissage, qui fonctionne sans catastrophe, sans rupture. Plus on lui en donne, plus il produit. Dans la nature, il y a de l’effondrement, de l’effacement, et qui plus est nous en avons perdu la trace. La molécule ne témoigne pas du chemin qui a été pris pour la concevoir. Nous ne pouvons pas « remonter la chaîne ». On n’a pas l’ADN des bactéries fossiles. Passer du savoir à l’agir en biologie combinatoire, c’est comme utiliser un livre très partiel où il manque des phrases, des chapitres entiers, et puis y insérer des phrases, pour améliorer le contenu d’un livre qu’on ne connaît pas. La science classique, elle, s’est développée sur la base à la fois de lois très précises et d’approximations. Par exemple, autrefois on ne comprenait pas les intempéries, et on les attribuait à des Dieux (Zeus, Eole, Poséidon). Et puis on a constaté des régularités, compris le rôle de la Lune, découvert les équations de la mécanique des fluides. On a installé des observatoires, puis fait une assimilation numérique : on recadre en permanence les modèles météorologiques avec les observations faites. Précision et approximation sont les deux mots clés. Avec la combinatoire c’est tout différent, les équations entre nombres entiers (équations dites « diophantiennes » du nom d’un mathématicien de l’Alexandrie antique) ne se traitent pas par approximation.
L’influence du « Rnisme » et de l’économisme
La biologie moléculaire a aujourd’hui deux branches principales. La biologie cellulaire (cytologie) consiste à bien comprendre le fonctionnement d’une cellule pour lui faire fabriquer un produit (l’hydrocortisone par exemple). La biologie combinatoire se focalise sur les manipulations de l’ADN et l’hérédité des êtres vivants. Les microscopes optiques permettaient de voir les plus petites cellules vivantes, de l’ordre d’une dizaine de microns en taille. Avec le développement des microscopes électroniques, on va beaucoup plus loin jusqu’à une dizaine d’angstroms, ce qui a permis de voir la silhouette des grosses molécules.
Dans la cellule, il y a toutes sortes de produits, des acides, des membranes, des dynamiques. Comprendre la cellule, c’est trouver le rôle de chaque produit et système dans le métabolisme de la cellule, la manière dont elle se nourrit et échange de l’énergie et des flux avec l’extérieur. On va chercher et trouver des rôles conformes aux lois de la physique et de la chimie. Mais il y a une quantité phénoménale de cellules différentes, et il y a toujours des choses qui entrent dans la composition de la cellule qui semblent ne servir à rien, c’est-à-dire que la rationalité du modèle utilisé pour représenter la cellule n’est pas affectée si on les enlève. Ce qui fait penser à la rationalité du modèle économique de Malthus : il y a des gens « inutiles », parce qu’ils sont inutiles au modèle économique qui représente le monde.
Cela vaut aussi pour la représentation de tout écosystème. On le modélise avec les êtres vivants et les flux qu’on a répertoriés, dans un modèle à n dimensions (Rn, Rn-isme). Mais ceci ne représente que ce qu’on connaît, que ce que l’on a compris, que ce qu’on a mis dans la liste. La fonction biologique a aujourd’hui tendance à être représentée comme un métier dans un modèle économique. L’écosystème est pensé comme une entreprise, qu’il faut optimiser, éventuellement avec une fonction de Cobb-Douglas, comme on optimise un modèle économique. Mais dans un modèle économique, la variable à optimiser est claire, en général c’est le profit monétaire. Mais qu’est ce qu’il faut optimiser dans la nature ? Avec ce type de modélisation, on laisse de côté l’essentiel du savoir de la nature pour travailler sur une infime partie, celle que l’on connaît, une nature axiomatique. On expérimente sur le modèle, et non sur la réalité. On les confond, c’est très naïf, et très dangereux, car on ne sait pas comment la nature va réagir aux artefacts.
L’influence du scientisme et du réductionnisme
Le développement sans frein des expérimentations de biologie combinatoire a été rendu possible par l’influence du courant réductionniste venu des Etats Unis. On parle du statisticien Ronald Fisher, de Richard Dawkins, de Leslie Valian. Ces scientifiques ont tenté de faire une représentation mathématique du processus de l’évolution génétique, en modélisant avec un algorithme d’apprentissage deux éléments clés, le hasard et le perfectionnement de fonction (par exemple amélioration de la nourriture ou de la progéniture). Mais, comme déjà évoqué, il faut modéliser aussi le contexte concernant la nature, et c’est impossible, on ne le connaît pas. La dérive réductionniste a consisté à faire fi du contexte, ou plus exactement à se situer dans une nature elle-même modélisée, abstraite, théorique. Une telle naïveté n’aurait pas dû être tolérée dans le monde académique. Comme disait le grand biologiste Stephen Jay Gould, nous ne referons pas la nature. Ce n’est pas comme dans la caverne de Platon : nous ne nous échapperons pas pour voir les choses d’en haut. Il faut accepter qu’on est dans une situation où il y a de l’inconnu définitif, aller à rebrousse poil du positivisme et du pragmatisme. Le scientisme trouve ses racines dans l’idée de Providence divine : les choses s’arrangeront. Mais peut-être que Dieu encourage, mais ne répare pas les dégâts. Le mathématicien Grothendieck, en 1970, dénonçait déjà le scientisme comme une nouvelle religion. Il écrivait que la principale opposition politique ne sera pas entre la droite et la gauche, mais entre les scientistes, tenants du progrès technologique à tout prix, et leurs adversaires, c’est-à-dire grosso modo ceux pour lesquels l’épanouissement de la vie, dans toute sa richesse et sa variété, sera prioritaire.
La découverte de la nature combinatoire du vivant nécessite une autre approche par la communauté scientifique
Les nouvelles techniques de chirurgie de l’ADN sont très facilement accessibles à de petits ateliers, notamment via la technologie Crispr-cas9. Elles existent dans des pays où le contrôle institutionnel sur l’activité scientifique est douteux. Par exemple, lorsque les premiers humains génétiquement créés ont été fabriqués en Chine en 2018, les scientifiques qui en étaient à l’origine ont été désavoués par les autorités qui ont prétendu ne pas avoir été au courant. Les bricoleurs de la biologie combinatoire peuvent être mal intentionnés, et s’apparenter à des fabricants d’armes. Il n’y a pas de communauté scientifique de biologistes ni d’institutions régulatrices légitimes: on ne sait pas ce qui se passe. De plus, à la différence du climat, les scientifiques en biologie moléculaire sont très écoutés et ont avec eux toutes les forces économiques, grâce à l’influence du scientisme. Ainsi un article dans Science et Vie vantait que la biologie moléculaire permettrait de guérir les maladies, d’améliorer le patrimoine génétique et de ressusciter les animaux disparus, sans la moindre mention des dangers et des risques. Il est urgent de construire une démarche et des institutions de prudence avec les scientifiques qui sont ouverts à agir avec la nature, et non sans elle, et il y en a, notamment parmi les scientifiques écologistes.
L’auteur
Mathématicien dans le domaine de l’analyse et des probabilités, Nicolas Bouleau est connu pour sa théorie des erreurs dans les modèles complexes. Il a enseigné la philosophie des sciences à l’université Paris-Est comme à Sciences-Po et reçu le prix Montyon de l’Académie des sciences. Il est l’auteur, récemment, de Théorie des erreurs (Cassini 2019), et Le mensonge de la finance : Les mathématiques, le signal-prix et la planète (l’Atelier, 2018).
Informations sur l’ouvrage
Ce que la Nature sait, La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, Nicolas Bouleau – PUF (2021) 29€
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Mireille Martini
2 réponses à “Revue de lecture – Ce que Nature sait : La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers ”
Merci pour cette synthèse. Passionnant !
Incontestablement de haut vol! Mais où est la frontière entre argumentation structurée et étalage (pédant?) d’une immense érudition. Passer en trois lignes de Platon à Kolmogorov, ‘vaut mieux s’accrocher!