Harold Levrel et Antoine Missemer, qui viennent de publier l’ouvrage ‘L’Économie face à la nature : de la prédation à la coévolution’ (Les Petits Matins, 2022), nous invitent à envisager une économie d’un nouveau genre qu’ils appellent « économie de la coévolution ». Ils explorent dans leur livre toute une série d’innovations, notamment institutionnelles, visant à modifier notre rapport avec le vivant et nous en livrent ici la synthèse.
–
L’économie se propose de travailler sur la rareté des ressources et sur leur gestion en vue de permettre à notre espèce de croître ou, a minima, de se maintenir dans un territoire donné. À l’échelle d’une histoire longue – les Anglo-saxons parlent de « big history » –, l’être humain a d’abord fonctionné comme n’importe quelle autre espèce, collectant dans la nature les plantes à consommer et chassant les proies à sa disposition. Cette économie de la prédation était fondée sur le prélèvement direct de ressources. Pendant l’holocène, dans un contexte de raréfaction des proies animales, l’être humain a petit-à-petit commencé à contrôler les dynamiques du vivant permettant la reproduction des ressources nécessaires à sa survie. La révolution néolithique a ainsi conduit à l’apparition progressive de l’élevage et de la culture de la terre. L’être humain est passé à une économie de la production caractérisée par un contrôle de la chaîne trophique. Au fil des siècles, il a perfectionné ces méthodes de production et utilisé un nombre croissant de sources d’énergie pour en augmenter les rendements, jusqu’à produire des aliments sur des sols artificiellement fertilisés. Cette dynamique, poussée à son paroxysme au XXe siècle, a conduit à ce que 96 % de la biomasse de mammifères de notre planète soient composés d’animaux domestiques ou d’êtres humains, ne laissant qu’une portion congrue aux espèces sauvages. Cela n’a pas été sans conséquences sur l’ensemble des fonctions écologiques de la biosphère.
En ce début de XXIe siècle, alors que de nombreuses espèces et équilibres écosystémiques sont en péril, il devient impérieux d’envisager une économie d’un nouveau genre, une économie de la coévolution, où l’être humain cohabiterait avec la nature sans chercher à la contrôler à tout prix. L’Économie face à la nature : de la prédation à la coévolution (2023, Les Petits Matins & Institut Veblen) explore ainsi toute une série d’innovations, notamment institutionnelles, visant à modifier notre rapport avec le vivant.
Face à des théories économiques inadaptées pour penser la complexité du monde vivant, l’économie écologique constitue une voie prometteuse
Dans le champ de la pensée économique tout d’abord, les théories dominantes fondées sur un anthropocentrisme extrêmement fort, mais aussi sur une vision mécanique du fonctionnement du monde, sont appelées à être questionnées. La complexité des dynamiques auxquelles l’être humain fait face et la multiplication d’événements extrêmes imprévisibles conduisent à penser que la théorie économique devrait davantage prendre en considération les interactions non linéaires, les effets de seuil, qui animent le monde naturel. La montée en puissance des éthiques environnementales et la reconnaissance du bien-être animal mettent par ailleurs à mal une morale qui ne serait que conséquentialiste et instrumentale, ne visant qu’à augmenter le bien-être humain. L’économie écologique, née à la fin des années 1980 et connaissant aujourd’hui une vitalité forte, apparaît comme une alternative prometteuse. Elle constitue un champ de recherche interdisciplinaire, voire transdisciplinaire, qui s’intéresse aux mutations institutionnelles, techniques, symboliques, écosystémiques, questionnant les interactions entre tous ces éléments. Dans cette perspective, Richard B. Norgaard a proposé d’appréhender les problèmes de trajectoires de développement à partir d’une analyse dite coévolutive, examinant les interactions entre ces différentes sphères, en fonction de chaque territoire. L’approche d’Ignacy Sachs en termes d’écodéveloppement, datant elle des années 1970, s’avère également utile en ce qu’elle prête attention aux spécificités écologiques et sociales des territoires pour imaginer des formes de gestion planifiées et participatives des ressources de la nature.
Ces manières d’appréhender les relations entre économie et environnement connaissent un champ d’application particulièrement fécond dans le domaine de l’agriculture.
Aujourd’hui, alors que le modèle productiviste reste dominant, notamment à la faveur d’un discours sur la souveraineté alimentaire, il est important de rappeler qu’il conduit à de nombreux problèmes écologiques, en matière d’érosion de la biodiversité mais aussi de réchauffement climatique – l’agriculture et le secteur agro-alimentaire sont responsables d’environ 20% des émissions de gaz à effet de serre et sont la première cause de destruction de la diversité du vivant en France. À rebours de ce modèle, des milliers d’agriculteurs ont, depuis quelques décennies, commencé à renoncer à l’objectif unique d’augmentation des niveaux de productivité, pour adopter des pratiques visant à réinsérer de la diversité dans leurs modes de production. Cela s’est traduit par l’usage de semences rustiques certes moins productives mais aussi moins fragiles face aux aléas naturels, par le recours à des rotations entre les cultures, par le couplage entre élevage et culture pour bénéficier de fertilisants naturels, par un aménagement des écosystèmes agricoles redonnant une place aux dynamiques naturelles grâce à la restauration de talus et de milieux dédiés à l’hébergement d’espèces dites auxiliaires (pollinisateurs, oiseaux chassant les ravageurs, etc.). Renoncer à des rendements maximums et appréhender la complexité de pratiques plus adaptées aux spécificités des territoires dans lesquels on se situe est le signe d’un changement des mentalités et des institutions dominantes dans certains pans du secteur agricole – un changement à encourager, notamment par la réorientation des aides publiques à l’agriculture.
L’importance de revoir nos indicateurs et d’envisager de nouvelles comptabilités
Dans ce contexte, il semble inadapté de vouloir mesurer la richesse produite par les activités humaines uniquement à l’aune d’indicateurs de croissance économique ou de production. Tout au contraire il devient central de pouvoir renseigner des indicateurs qui renvoient à l’état écologique des milieux dans lesquels s’inscrivent ces activités mais aussi au bien-être humain et aux conséquences sociales de ces activités. Cette mutation est en cours à travers le renseignement de nouveaux outils macro à l’échelle des pays – notamment grâce à la comptabilité économique et environnementale de l’ONU –, mais aussi à travers ce qui est appelé le reporting extra-financier des entreprises. Ce dernier est devenu obligatoire en Europe et voit son domaine d’application s’étendre. Les entreprises doivent ainsi renseigner non seulement leur bilan financier mais aussi leur bilan social et environnemental. Toutes ces informations restent pour l’heure marginales dans l’élaboration des politiques publiques, et tendent donc aussi à rester au second plan dans les décisions privées d’investissement, mais cela pourrait changer dans les années à venir. Une telle comptabilité des organisations, capable de renseigner les dettes et les créances non seulement du point de vue financier mais aussi du point de vue social et environnemental, est appelée à devenir un atout précieux de la transformation écologique de nos économies.
Faire une place à la biodiversité sauvage dans les territoires
Cette comptabilité ne peut cependant pas se résumer à une information qui concernerait seulement les ressources de la nature contribuant directement aux activités productives – ce que l’on appelle habituellement en économie le « capital naturel ». Elle doit aussi tenir compte de toutes les entités vivantes vis-à-vis desquelles des dettes peuvent être accumulées – ne serait-ce parce que les activités économiques dégradent leurs habitats – sans que ces entités ne participent directement à la production. On peut penser notamment aux grands mammifères.
Étendre la comptabilité environnementale dans cette direction apparaît d’autant plus nécessaire que les populations d’espèces sauvages tendent à augmenter en Europe et en Amérique du Nord. Le retour du loup, des rapaces, des phoques, sont autant d’indices permettant de conclure que nos sociétés sont aujourd’hui prêtes, sous certaines conditions, à accueillir des espèces qui étaient il y a encore une cinquantaine d’années considérées comme uniquement source de nuisances. Grâce à des lois qui protègent les individus de ces espèces mais aussi en raison d’une opinion publique souvent favorable à leur retour, nous nous retrouvons de nouveau à cohabiter avec de grands mammifères à qui il faut bien laisser de la place. En plus de nouveaux enjeux d’aménagement du territoire, cela se traduit par la reconnaissance de droits formels, avec de possibles réparations à effectuer en cas de préjudice subi par ces espèces sauvages. Tous ces éléments forment la structure d’un contrat social renouvelé impliquant l’intégration de non-humains, dessinant par la même les prémices d’un contrat naturel que Michel Serres appelait de ses vœux à la fin du XXe siècle.
Reconsidérer la notion de ressources en ne considérant plus uniquement le seul point de vue humain
Cela peut nous amener finalement à questionner le périmètre des savoirs et des activités économiques, car la notion de ressources n’a été le plus souvent envisagée que du point de vue des êtres humains jusqu’à aujourd’hui. Désormais, des ressources spatiales (c’est-à-dire des morceaux de territoires), des ressources trophiques, voire des ressources en travail humain, ne sont plus uniquement dédiées à la satisfaction de nos besoins mais aussi à celle des besoins d’autres espèces. L’humain doit être prêt – il semble déjà l’être dans certaines circonstances – à partager les ressources fournies par la biosphère, quitte à ne plus avoir une position dominante dans la chaîne trophique impliquant une vision strictement instrumentale du vivant. Ce partage n’est pas motivé par un simple intérêt bien senti fondé sur une prise de conscience de notre dépendance envers des relations écologiques complexes. Non, il s’agit d’une reconnaissance aux autres composantes du vivant de droits à utiliser les ressources que nous avions jusqu’alors confisquées. L’idée de communs, tant discutée aujourd’hui en sciences sociales, n’est alors plus à envisager uniquement dans une perspective étroite de ressources communes entre êtres humains, mais bien de ressources communes entre des êtres humains et des individus appartenant à d’autres espèces.
Comment mettre en place de nouvelles règles de partage de l’accès et de l’usage de ces ressources ? Comment établir des compromis socialement acceptables à ce sujet ? Il n’y a pas de réponse univoque à ces questions mais des initiatives et des expériences en ce sens sont menées aujourd’hui un peu partout dans le monde à la faveur d’une augmentation des interactions entre l’être humain et les espèces sauvages dans des territoires partagés. Nul doute que le chemin à parcourir ne sera pas sans embûche et que les difficultés éthiques, techniques, organisationnelles vont rendre la tâche délicate. Mais il s’agit d’expériences appelées à alimenter une transformation de grande ampleur, presque civilisationnelle. Face aux périls écologiques contemporains, le jeu en vaut très certainement la chandelle.
Dans L’Économie face à la nature : de la prédation à la coévolution, les lecteurs trouveront de nombreuses matières à réflexion, aussi bien théoriques que pratiques, pour tracer les voies de cette économie de la coévolution. Ils n’y trouveront pas de recette tout faite, mais de quoi construire, individuellement comme collectivement, un projet économique et écologique ambitieux pour le XXIe siècle.
Harold Levrel (AgroParisTech, CIRED) et Antoine Missemer (CNRS, CIRED)
Informations sur le livre
L’Économie face à la nature : de la prédation à la coévolution, 2023, Paris : Les Petits Matins & Institut Veblen, 256 pages, 19€