Le 21 avril 2021, la Commission européenne a publié l’Acte Délégué[1] détaillant le Règlement Taxonomie (publié le 18 Juin 2020). La taxonomie est un système de classification commun à toute l’Union européenne permettant d’identifier quels secteurs et activités peuvent être considérés comme durables. Sauf objection dans les six mois à venir du Parlement ou du Conseil, ce texte sera applicable dans tous les pays de l’UE, dès 2022, sur les comptes 2021 publiés par les entreprises financières et non financières concernées[2], ainsi que pour les produits financiers. Après avoir rappelé le contexte et les ambitions affichées de cette nouvelle règlementation, ce post souligne ses limites actuelles en matière de contribution à la lutte contre le changement climatique.
Historique
Fin 2016, la Direction Générale FISMA (Stabilité financière et marchés de capitaux) de la Commission européenne a nommé un groupe d’experts, le High Level Expert Group on Sustainable Finance, pour la conseiller dans l’élaboration d’un plan d’action sur la finance durable, dans le cadre de l’Union des Marchés de Capitaux (CMU). Ce plan, publié en mars 2018, comporte 10 recommandations, dont la première est l’élaboration d’une taxonomie, ou classification, des activités économiques durables. L’objectif de ce plan est de réorienter les capitaux vers ces activités. La taxonomie est conçue comme la première brique qui nourrira les futures règlementations du plan d’action finance durable. Elle doit servir à bâtir une définition européenne des obligations vertes à venir, puis un « Ecolabel » pour certains produits financiers (investissement, épargne, assurance), etc.[3]
En 2018, la Commission a publié un projet de Règlement « Taxonomie », approuvé par les co-législateurs (Parlement et Conseil) en décembre 2019 et publié au Journal officiel de l’UE en juin 2020. Fin 2018, la Commission a nommé un groupe d’une trentaine d’experts techniques, le TEG, pour la conseiller sur la préparation de l’Acte Délégué correspondant au Règlement. Le TEG a travaillé en 2019 et 2020, rendu deux rapports qui ont fait l’objet de consultations publiques et du recours à de nombreux experts extérieurs. L’Acte Délégué qui vient d’être publié par la Commission, et qui ne peut plus être modifié, mais seulement rejeté par les Co-législateurs, s’appuie sur le rapport final du TEG.
Mais pas totalement. Il comprend des différences substantielles avec les recommandations du TEG, tant sur le choix des secteurs couverts que sur les critères retenus. Le TEG n’était en effet pas le seul groupe d’experts à être consulté par la Commission dans ce processus. Elle avait également nommé un groupe d’experts représentant les Etats Membres (Member State Expert Group). Afin de conserver l’indépendance de l’expertise du TEG, ces deux groupes d’experts n’ont pas communiqué entre eux mais seulement avec la Commission. Le mandat du TEG a pris fin en juin 2020 et il a été remplacé par la « Plateforme Européenne sur la Finance Durable » (qui s’est élargie à des experts issus des entreprises concernées et d’ONG et compte 80 participants).
Certains experts de la plate-forme ont récemment exprimé publiquement leur mécontentement[4] notamment sur la décision de réintégrer la production de gaz (fossile) dans le champ de la taxonomie, considérant qu’elle bafouait l’approche scientifique du TEG et qu’elle ouvrait la porte à d’autres dérogations aux principes de la taxonomie. Nous reviendrons dans la suite sur ces principes.
Contexte
La Commission a été renouvelée en Décembre 2019 avec l’arrivée d’Ursula Von Der Leyen et des nouvelles équipes. Elle a fait de la lutte contre le changement climatique le fer de lance de sa nouvelle politique, avec l’adoption du Green Deal, qui relève les objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre au niveau de l’Union[5], augmente les investissements dans le domaine climatique, ainsi que des programmes de réponse à la pandémie (European Recovery Fund).
Le Green Deal consiste pour l’instant en un programme d’orientation générale, qui n’est pas traduit en objectifs détaillés par filière, par pays ou par programmes d’investissements quantifiés. La Politique Agricole Commune, par ailleurs, est en cours de renégociation.
Dans ce contexte, et parce que pour certains Etats membres, ce sont des sujets très sensibles, la Commission n’a pas inclus dans l’Acte Délégué Taxonomie d’avril trois secteurs : l’agriculture, le gaz et le nucléaire. Ces trois secteurs feront l’objet d’une nouvelle proposition d’Acte Délégué d’ici la fin de l’été 2021.
Statut actuel de la Taxonomie européenne
Architecture
Le Règlement Taxonomie définit ce qu’est une activité économique durable au sens de cette règlementation. Il ne s’agit pas d’une photo à l’instant T portant uniquement sur les activités « vertes » mais d’un inventaire pour l’avenir qui fixe un cap.
Le référentiel choisi pour les activités économiques est la classification NACE d’Eurostat, qui est une classification utilisée pour la comptabilisation du PIB, et qui intègre toutes les activités économiques, bien au-delà bien sûr des secteurs « verts ».
La taxonomie répartit les activités selon une triple typologie : activités dites ‘bas-carbone’, activités en transition (les plus émissives, pour lesquelles des technologies bas-carbone ne sont aujourd’hui pas disponibles et où sont identifiées des technologies de transition) et activités « habilitantes »[6] ( celles qui sont indispensables pour une activité autre, elle durable, comme la fabrication des pales pour des éoliennes).
Six objectifs environnementaux sont définis : l’atténuation et l’adaptation au changement climatique, la protection de l’eau, de la biodiversité, le recyclage et traitement des déchets et la pollution. Pour être considérée comme durable, une activité économique doit démontrer qu’elle contribue substantiellement à l’atteinte de l’un des 6 objectifs, tout en ne nuisant pas à l’un des cinq autres (principe dit DNSH, « Do No Significant Harm »). L’Acte Délégué publié le 21 Avril, qui contient environ 600 pages, détaille les principes, métriques et seuils retenus pour ces mesures, par activité économique (codes NACE). L’intérêt assez indiscutable de ce travail c’est donc d’objectiver le caractère durable d’une activité économique.
Prenons deux exemples.
Pour être éligible à la taxonomie, l’activité de transport routier de passagers doit avoir des émissions directes « tailpipe » (sorties du pot d’échappement) de CO2 nulles. Des mesures de recyclage doivent être prises notamment sur les batteries et l’électronique en cours et en fin de vie. Les normes en vigueur dans l’Union concernant le bruit et la pollution doivent être respectées[7].
Autre exemple : une centrale hydroélectrique ne doit pas émettre plus de 100g/C02 par kWh en cycle de vie ou avoir une densité de puissance supérieure à 5W/M2 ou être une centrale au fil de l’eau. Au titre du principe DNSH, elle doit satisfaire aux exigences de la directive cadre sur l’eau, avoir mis en place un plan de continuité écologique. Au plan des « garde-fous » sociaux elle doit respecter les conventions de l’OIT, les principes du Global Compact de l’ONU, les principes de l’OCDE pour les multinationales[8].
Il faut souligner que cette première version de la Taxonomie est partielle, puisqu’elle ne porte que sur les activités qui contribuent substantiellement aux deux premiers objectifs environnementaux : l’atténuation et à l’adaptation au changement climatique. D’autres actes délégués portant sur les activités qui contribuent aux objectifs environnementaux hors climat doivent être publiés en 2021, et la Plateforme Européenne sur la Finance Durable travaille actuellement à ces critères.
Portée
La Taxonomie n’est pas, pour les entreprises concernées, une obligation de faire mais de rapporter (reporting en anglais). Les entreprises industrielles devront publier la part de leur chiffre d’affaires, de leur Capex et de leurs Opex qui sont alignés sur la taxonomie. Les acteurs financiers (gestionnaires d’actifs, investisseurs institutionnels, établissements bancaires, compagnies d’assurance) de plus de 500 salariés devront également publier l’alignement de leurs encours ou de leur bilan sur la Taxonomie, et préciser, dans la documentation précontractuelle et périodique de l’ensemble de leurs produits (ESG ou non) l’alignement de ces derniers (ex. parts de fonds d’investissements) sur la Taxonomie. La Commission travaille actuellement à préciser les modalités d’utilisation et de publication d’alignement dans le cadre d’un acte délégué au titre de l’article 8 du règlement Taxonomie. Le futur règlement pour un « EU Green Bond Standard », qui sera proposé par la Commission en juin 2021, prévoirait par exemple que les fonds levés soient investis dans des activités alignées[9] sur la Taxonomie.
A ce stade, insistons sur le fait qu’aucun lien formel n’est fait avec les investissements publics (emprunts d’Etat) ou avec les investissements du Green Deal. Certes le Plan National de Relance et de Résilience réemploie les critères de la Taxonomie pour sa classification « verte » ainsi que le principe d’innocuité environnementale (le principe DNSH) de la Taxonomie avec la reprise directe de l’article 17 du règlement pour sa définition de l’impact. Il n’est en revanche pas prévu à ce stade d’incitations financières (prudentielles ou fiscales) sur des produits financiers ou des investissements alignés sur la taxonomie.
Les ambitions et les limites de la Taxonomie
1. La Taxonomie est un dispositif d’information.
Elle est la brique centrale d’une approche de la transformation des activités économiques par le biais de l’information : l’idée est d’indiquer aux marchés de capitaux où se situent les investissements « durables », afin d’aider leur orientation vers ceux-ci. La taxonomie a un premier mérite, si elle reste « science- based » (basée sur la science), c’est de fournir des critères objectifs et partagés au sein de l’UE, permettant de donner un sens précis au terme « durable », et de limiter fortement le risque de green-washing (éco-blanchiment), avéré aujourd’hui. Par exemple, de nombreux greenbonds n’ont de green que le nom, car les principes à respecter pour pouvoir prétendre au label existant sont trop peu précis pour prévenir l’éco-blanchiment.
Si elle est nécessaire cette taxonomie n’en est pas pour autant suffisante, comme le démontre le livre « L’illusion de la finance verte », la finance, même convenablement informée, ne rendra pas l’économie durable, par elle-même. Il faut en plus des interdictions, des normes et règlements, une fiscalité et, un plan public et privé d’investissements massif.
2/ La taxonomie est pensée pour faciliter la mise en place du marché unique de capitaux.
Il est évident que les investisseurs sont de plus en plus désireux de savoir si leurs investissements sont socialement et écologiquement acceptables et positifs. De telles taxonomies sont donc déjà en cours d’élaboration à différents niveaux – public ou privé, Etats, coalitions d’acteurs internationaux. Si l’UE n’adopte pas de taxonomie, cela pourrait constituer un obstacle à l’Union des marchés de capitaux, et la Taxonomie a donc pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur. C’est le raisonnement qui sous-tend l’utilisation de l’article 114 du TFUE (Traité de fonctionnement de l’Union européenne) pour la taxonomie existante. Selon cet article, un Etat membre peut demander des mesures spécifiques par exemple sur l’environnement si elles sont basées sur des faits scientifiques, mais la Commission a 6 mois pour refuser si elle estime que cela nuit au développement du marché intérieur[10]. Dans son discours du 6 Mai 2021, la Présidente de la BCE Christine Lagarde a présenté la proposition de la Commission sur le reporting de durabilité des entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui utilise la taxonomie, comme une partie du développement du programme d’Union des Marchés de Capitaux (CMU).
3/ La taxonomie est envisagée comme un levier de la transition.
En obligeant les entreprises et les investisseurs à montrer le degré d’alignement de leurs activités avec la transition, la taxomie conduirait à la réalisation de cette transition. Mais pour fixer les critères et les seuils la Commission et ses conseillers ont dû soit se baser sur des scénarios de transition souvent simplistes, soit se baser sur ce qui est déjà bien connu comme « investissement vert » : énergies renouvelables, transports électrifiés et bâtiment[11]. Concernant ce point il est assez clair que se baser sur des critères pour des produits industriels existants, par exemple des voitures électriques ou des bâtiments, ne peut suffire[12].
Plus globalement, pour orienter rapidement les investissements, il est indispensable d’avoir une vision globale d’un programme d’investissements, par secteur et par filière, permettant d’identifier les priorités pour atteindre les objectifs du Green Deal. La taxonomie devrait en dériver. C’est la démarche inverse qui a été adoptée, sans doute du fait de la difficulté de trouver un accord explicite d’ensemble. Mais il est bien à craindre que ce non-dit revienne rapidement à la surface dans les domaines à ce jour non traités (agriculture, gaz, nucléaire, aérien, cogénération, biogaz, équipements électriques). Enfin, le Green Deal ne peut pas politiquement émerger d’une approche aussi technocratique. La Commission et sa Plateforme travaillent au volet « transition » de la taxonomie (c’est-à-dire les activités les plus émissives non traitées à ce jour), incluant par exemple l’agriculture. C’est sur ces secteurs qu’il y aurait une véritable utilité de la taxonomie pour accélérer le financement de la transition climatique : une indication des actions qui sont à mener pour décarboner l’économie européenne, des nouvelles filières industrielles et agricoles qui doivent recevoir les capitaux dont elles ont besoin pour se développer, de la permaculture et l’agroécologie à l’infrastructure d’électrification du transport et aux adaptations des espaces urbains, etc. Il faut espérer que des échanges constructifs puissent avoir lieu notamment au niveau des Etats Membres pour arriver à la construction commune d’un programme de transition bas carbone concret et réel. La version publiée de la Taxonomie montre qu’il n’est pas prêt.
4/ La transition exige de stopper les activités non durables.
La taxonomie définit les activités durables dans le but d’en faciliter le financement ; mais la transition exige que simultanément soient fermées des activités non durables. Les acteurs industriels et les financiers ont donc également besoin d’une « taxonomie brune » ou des activités non durables. C’est une revendication forte des ONG comme Finance Watch. La Commission a indiqué travailler sur ce sujet, conseillée par la Plateforme.
5/La Taxonomie a l’ambition d’aider les entreprises à construire des stratégies environnementales.
L’obligation de « disclosure » est théoriquement un outil transformatif au niveau des entreprises, puisqu’elle les incite à adopter des processus et des indicateurs de suivi leur permettant d’identifier leurs flux « durables ». Puis, à l’aide de ces métriques règlementaires, à communiquer auprès de leurs parties prenantes.
Dans la réalité cependant, la taxonomie dans sa version actuelle se présente comme un processus de reporting extrêmement lourd, avec six critères à respecter pour chaque activité environnementale qualifiante[13]La nomenclature NACE qui a été retenue n’est pas un référentiel d’entreprises, une « activité économique » ne donnant pas lieu directement à du chiffre d’affaires, ni du capex ni de l’opex. La traduction de la taxonomie dans un raisonnement fait par une entreprise s’avère un exercice compliqué, et hasardeux car soumis à interprétation[14]. L’acte délégué au titre de l’article 8 du règlement sera publié avant l’été 2021 pour faciliter ce travail, mais on peut d’ores et déjà douter qu’il soit attractif de le faire bien pour les entreprises. La tentation sera grande, en absence de pénalités, de le traiter comme un exercice de reporting s’additionnant à tous ceux qui existent déjà. En l’absence d’incitations à adopter la taxonomie, et avec le risque de devoir afficher un pourcentage très faible d’activités compatibles en l’absence d’une taxonomie de transition, la taxonomie n’est pas très motivante pour les entreprises, qui pourront s’acquitter de l’obligation de reporter en s’appuyant sur des fournisseurs de données externes : le potentiel transformatif de la taxonomie a beaucoup de risques de ne pas se déployer. Un référentiel plus simple d’utilisation, et conçu à partir de la réalité comptable et organisationnelle des entreprises, aurait été plus adapté à remplir cet objectif.
6/La Taxonomie pose des questions d’utilisation au niveau du secteur financier.
Les gestionnaires d’actifs devront comptabiliser des quote-parts durables d’obligations ou d’actions d’entreprises, ce qui nécessitera des choix de méthodes d’attribution.
D’une part, une portion importante des fonds sous gestion (obligations souveraines, émetteurs financiers hors du champ de la taxonomie, produits dérivés, produits monétaires) reste en dehors du champ d’application de la taxonomie, alors même que les produits financiers en question ne sont pas nécessairement neutres du point de vue de la lutte contre le changement climatique.
D’autre part, la taxonomie semble avoir été construite sur la base de l’hypothèse que l’ensemble du secteur financier finance des « activités économiques », qui sont son unique objet. Cette conception, si elle est fidèle à la théorie économique dominante, ne permet pas d’appréhender la financiarisation de l’économie, et de l’orientation de l’épargne vers des produits purement financiers dont le rendement est très supérieur, dans les conditions macroéconomiques actuelles, à celui des investissements dans l’économie réelle, celle où se fera ou non la transition écologique.
7/La taxonomie est limitée aux activités exercées dans l’Union Européenne
Enfin, à ce jour le Règlement taxonomie ne définit des activités durables que sur le sol de l’Union Européenne, notamment parce que les critères de « non nuisance » sont largement construits à partir du respect de règlementations environnementales en vigueur dans l’Union. Une limitation très forte à l’heure de la globalisation industrielle et financière, et qui appelle davantage de collaboration internationale dans la définition des normes.
Conclusion
La lutte contre le changement climatique est l’axe principal de la politique de la Commission européenne, qui affiche tant en interne qu’en externe un niveau d’ambition élevé. La Taxonomie durable est un premier pas, nécessaire pour éviter le greenwashing et pour construire un vocabulaire et des critères fondés objectivement (aussi science-based que possible) mais loin d’être suffisant. Du point de vue climatique, un plan d’action « finance durable » doit avant tout permettre de financer une stratégie de décarbonation rapide de l’économie européenne. Cette stratégie, les besoins d’investissement qui l’accompagnent et le type de financements qui peuvent y répondre doivent être élaborés, et les discussions autour du volet énergétique de la Taxonomie ont montré qu’elle ne l’est pas à ce jour. La publication du règlement aura au moins le mérite de réactiver ce débat essentiel.
L’harmonisation des définitions et des pratiques au sein des marchés de capitaux européens vers « une union de capitaux verts » ne peut suffire à engager l’économie de l’Union sur une trajectoire de transition. L’objectif climatique et l’objectif financier ne sont pas équivalents, et il importe de ne pas les confondre. Les politiques budgétaires, économiques et fiscales doivent être menées de manière à rendre les investissements de transition profitables. Ce sont les conditions pour que les capitaux s’orientent vers la finance durable. Définir la finance durable avant d’avoir défini les objets qu’elle finance, c’est inverser l’ordre des priorités qui s’impose dans la décennie décisive de l’action climatique.
Alain Grandjean et Luc Roisic du Tertre, (fonctionnaire international retraité)