Depuis la mise en évidence en 2015 par Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, des risques financiers systémiques liés au climat, les banques centrales ont peu à peu pris conscience des enjeux et de leur rôle dans la lutte contre le changement climatique et pour l’adaptation des acteurs publics et privés aux impacts de ce changement dont certains sont désormais inévitables. Ce rôle ne peut en rien se substituer à celui des États-Membres, de l’Union européenne et des collectivités publiques, et aux diverses politiques à impulser (fiscalité écologique et assimilé, aides publiques et subventions, plans d’investissements, normes et règlements, publicité, communication, formation …) mais il n’en est pas moins significatif.
D’abord focalisées sur la mesure des risques, certaines banques centrales ont commencé à intégrer l’enjeu climatique dans leurs politiques. C’est ainsi que le Réseau des Banques centrales et des superviseurs pour la finance verte (NGFS) a été créé en 2017. En 2021, la Banque centrale européenne (BCE) a adopté un programme d’action[1] visant à aligner ses opérations avec les impératifs climatiques. Elle a notamment intégré des critères climatiques dans ses rachats de dettes d’entreprise, dépassant ainsi la “neutralité de marché”[2] qui constituait jusqu’à récemment une doctrine immuable guidant son action.
A la suite des hausses des taux directeurs en réponse à l’inflation et de chocs énergétiques, il incombe au banques centrales de poursuivre et accélérer le verdissement de leurs politiques, tant sur le volet monétaire – surtout dans un contexte où elles envisagent une stabilité voire une baisse des taux- que sur celui de la supervision des banques.
Cette note écrite avec Stanislas Jourdan a pour objet d’exposer les leviers à la main de la BCE pour stimuler l’action en faveur du climat des banques et plus généralement de tous les acteurs économiques. Nous allons ainsi détailler les modalités de mesures répondant à cet objectif qui pourraient être mise en œuvre (certaines l’étant déjà en partie) dans le respect des traités européens et du mandat de la BCE.
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Cette note n’aborde pas des enjeux de gouvernance et en particulier pas les questions relatives à l’articulation avec les politiques publiques des États-membre et de l’Union Européenne.
Elle a bénéficié des commentaires et suggestions d’Ollivier Bodin, Michel Cardona, Marion Cohen, Julien Marchal, Eric Monnet, William Oman, Thierry Philipponnat. Nous les en remercions chaleureusement, tout en assumant l’intégralité de son contenu et des erreurs ou manques résiduels.
Les banques centrales peuvent activer trois leviers pour l’action climatique
La BCE et les banques centrales nationales ont trois rôles principaux qui peuvent avoir un effet sur l’action climatique des banques. Les deux premiers sont relatifs à la politique monétaire et le troisième à la politique prudentielle[3] et son rôle dans la supervision des banques.
1. Le monopole de l’émission de monnaie centrale[4] se traduit par la fourniture de liquidité soit par prêts aux banques (en contrepartie d’un collatéral) soit par acquisition de titres sur le marché secondaire (le fameux “quantitative easing” ou assouplissement quantitatif).
2. La fixation du taux d’intérêt directeur applicable sur les prêts de la banque centrale aux banques. Le taux directeur est une référence pour les banques, qu’elles répercutent sur l’ensemble des crédits bancaires aux ménages et aux particuliers (les banques prêtent à un taux plus élevé que le taux de la BCE pour se faire une marge).
3. Dans le cadre de sa mission de supervision et de stabilité financière, la BCE et les banques centrales nationales surveillent étroitement l’évaluation des risques dans le bilan de chaque banque. La BCE peut par exemple imposer[5] des exigences de fonds propres plus élevées que la réglementation si elle observe qu’une banque ne maîtrise pas assez ses risques. On verra plus loin que les banques centrales nationales pourraient aussi dans le cadre cette mission, imposer des restrictions aux crédits bancaires destinés aux entreprises pétrolières.
La BCE peut agir sur ces trois leviers pour faciliter l’action climatique.
Levier 1 : injection de monnaie centrale dans l’économie
Les traités européens interdisent[6] à la BCE de financer directement des dépenses publiques favorables au climat, quel que soit le mécanisme envisagé[7] (dotation à des institutions publiques existantes ou à créer, prêt sans intérêt et non remboursable aux États ou à des agences publiques etc.). Nous n’évoquons pas ces pistes dans la suite de cette note, même si nous considérons qu’elles devraient vraiment être approfondies et articulées avec les enjeux budgétaires considérables que pose la transition énergétique.
Il est en revanche possible à la BCE d’être plus sélective sur les actifs financiers qu’elle accepte en contrepartie de ses refinancements aux banques (le “collatéral”) ou dans le cadre de rachat d’actifs sur le marché secondaire (quantitative easing).
- En 2022, la BCE a par exemple adopté un principe de “bonus-malus”, dans le cadre du programme de rachat d’obligations d’entreprises (CSPP, Corporate Sector Purchase Programme). Concrètement, la BCE ajuste les volumes de rachat d’obligations d’entreprises en fonction d’un score climat attribué aux entreprises émettrices, selon une méthodologie qu’elle a définie[8]. Cette méthode favorise donc les obligations « vertes » au détriment des obligations les plus carbonées, plutôt que d’acheter les obligations de façon rigoureusement symétrique à leur taille relative sur le marché (neutralité de marché). Mais ce programme, qui a représenté jusqu’à 345 milliards d’euros d’actifs au bilan de la BCE est aujourd’hui en train d’être clôturé (puisque la BCE réduit la taille de son bilan)[9]. Dans ce contexte, cette mesure de verdissement n’est donc plus aussi pertinente. Elle aurait cependant du sens si les réinvestissements voire les achats nets reprenaient.
- Le verdissement des règles d’éligibilité des actifs au collatéral est indépendant du quantitative easing puisque ce mécanisme fonctionne aussi bien quand la BCE resserre ou assouplit sa politique monétaire. La BCE pourrait par exemple exclure les actifs émis par les entreprises fossiles du collatéral éligible, ou du moins en limiter l’utilisation possible par les banques à un certain pourcentage de leurs refinancements par la banque centrale[10]. Une autre option serait d’appliquer une décote (“haircut”) sur les actifs carbonés et/ou sur les dettes des « entreprises fossiles » [11], ce qui conduiraient les banques à obtenir un financement moindre de la banque centrale que la valeur nominale de l’actif utilisé comme collatéral.
Ces mesures peuvent sembler très techniques, mais leur impact potentiel est significatif. En effet, la possibilité pour une banque de refinancer un actif au guichet de la banque centrale est un gage de liquidité pour cet actif, ce qui encourage donc les acteurs financiers à le détenir[12].
Ce type de mesures est parfaitement en phase avec le mandat de la banque centrale, qui lui impose de se protéger autant que possible des risques financiers à son bilan[13]. Les titres les plus porteurs de risques (de transition) seront décotés ou exclus. D’ailleurs la BCE a d’ores et déjà prévu d’évaluer l’opportunité et les modalités d’une prise en compte des risques climatiques dans ses règles d’éligibilité au collatéral en 2024[14].
Levier 2 : fixer un taux d’intérêt vert
Le taux d’intérêt est vu comme le principal outil de politique monétaire : il est mis en priorité au service de la fixation du niveau souhaité d’inflation. C’est la BCE qui fixe les taux directeurs auxquels les banques se refinancent. Notons cependant qu’une fois que ce taux est ramené à 0 (comme cela a été le cas de 2016 à 2022 dans la zone euro) il n’est évidemment plus mobilisable. C’est la raison pour laquelle les banques centrales font alors appel à des politiques dites « non conventionnelles » (évoquées dans le levier 1).
Dans les années 2010, l’inflation étant considérée comme trop basse trop basse, la BCE a ramené les taux d’intérêts à zéro comme rappelé ci-avant[15]. Elle a en plus mis en place un programme intitulé TLTRO, de prêts extrêmement généreux mais conditionnés[16] pour les banques, afin que celles-ci octroient davantage de crédits peu chers aux acteurs économiques.
Depuis juin 2022, le taux directeur a été relevé de 0% à 4,5 % (en septembre 2023) pour lutter contre une inflation considérée comme trop élevée[17]. Mais il est notoire que la hausse des taux d’intérêt engagée par la BCE (et qui a été stoppée récemment) a un effet négatif notamment sur les opérations de rénovation énergétique des bâtiments et sur les énergies renouvelables[18] etc. car elles en alourdissent le coût[19]. La politique monétaire restrictive de la BCE, qui se discute étant donné que l’inflation récente est surtout due à des facteurs liée à l’offre, risque donc de freiner la transition énergétique.
Pour éviter cet effet de bord, Il serait possible de différencier[20] les taux d’intérêt en fonction des emprunteurs et des projets : c’est l’idée d’un “TLTRO vert”[21] que Christine Lagarde a défendue à plusieurs reprises[22] et qu’a évoquée dans un récent discours[23] Frank Elderson , membre du comité exécutif de la BCE.
Concrètement, il s’agirait d’appliquer des taux d’intérêts moins élevés sur les volumes de prêts bancaires alloués à la transition énergétique[24]. Une telle approche pourrait être mise en place immédiatement pour les prêts à la rénovation énergétique des bâtiments dans la mesure où les banques déclarent déjà aux superviseurs leurs volumes de prêts à la rénovation[25]. Un tel programme inciterait les banques à déployer des offres de prêts à la rénovation, à taux moins élevés tout en s’articulant avec des dispositifs nationaux existants (comme par exemple l’éco-PTZ en France, les Contrats de Performance Énergétiques) dont le coût se verrait diminuer sensiblement par l’apport des taux bonifiés par la BCE.
En renforçant le financement de la transition énergétique, la BCE contribuerait à réduire la dépendance de l’économie européenne aux énergies fossiles importées, ce qui réduirait les facteurs de risques inflationnistes liés aux chocs des prix de l’énergie. Cette perspective est donc en phase avec le mandat de stabilité des prix de la BCE. Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE déclarait d’ailleurs en 2022 que des facilités de prêts vertes pourraient être envisagées lorsque la politique monétaire pivotera de nouveau vers une baisse des taux[26].
Leviers 3 : mobiliser la politique prudentielle
Dans le cadre du mécanisme de supervision unique (MSU), la BCE supervise directement 113 banques européennes systémiques, tandis que les autres banques, plus petites, sont supervisées par les banques centrales nationales. Dans ce cadre, la BCE a publié en 2020 ses recommandations sur la façon dont les banques devraient prendre en compte les risques climatiques[27], et elle a récemment annoncé son intention d’appliquer des sanctions aux banques qui ne les appliquent pas suffisamment[28].
Dans le cadre de son mandat, la BCE pourrait :
- Améliorer les analyses de scénarios climatiques qu’elle conduit[29] pour tester la résilience du système financier en renouvelant la panoplie de modèles utilisés, qui est très contestable et très contestée[30] du fait de la sous-estimation évidente des risques climatiques qu’elle conduit à faire (que ce soit les risques de transition, les risques physiques et surtout dans tous les cas les risques de perturbation de l’économie[31]).
- Proposer des renforcements de fonds propres[32] des banques en fonction de leur exposition aux secteurs fossiles (ou largement dépendants des fossiles).
- Augmenter le niveau d’exigence des plans de transition bancaires (qui sont en passe de devenir obligatoires par le paquet bancaire (CRR/CRD) ainsi que la directive CSDDD en cours d’adoption)[33].
Ces plans de transition bancaires devraient détailler la stratégie des banques pour sortir du financement des industries fossiles, mais également faciliter la transition de secteurs économiques clés tels que le transport et le bâtiment[34]. Par exemple, ces plans de transition pourraient aboutir à la définition d’objectifs en termes de performance énergétique des portefeuilles de prêts immobiliers, comme proposé par la Commission européenne dans une autre directive[35]. Dans le cadre du processus de surveillance et d’évaluation prudentielle (Supervisory Review and Evaluation Process, SREP), la BCE et les superviseurs nationaux suivraient étroitement la performance des banques, et pourraient proposer des mesures correctrices, le cas échéant[36]. À l’inverse, les banques qui remplissent leurs objectifs pourraient se voir accorder des rabais supplémentaires sur les taux d’intérêts applicables dans le cadre d’un programme de “TLTRO vert” (voir ci-dessus). L’autorité bancaire européenne va être mandatée prochainement pour définir plus précisément le contenu des plans de transition bancaires. De notre point de vue, ces plans ne devraient pas se limiter à une gestion du risque, mais intégrer aussi l’impact des financements bancaires sur l’environnement.
- Dans le cadre de leur mandat « macro-prudentiel[37]» les banques centrales nationales pourraient, par l’obligation d’une surcharge en capital, inciter les banques à limiter leurs prêts aux entreprises pétrolières.
Celles-ci font en effet peser un risque systémique au système financier car elles détiennent des actifs dont la valeur s’effondrera – ce seront des actifs échoués- dans un scénario respectant l’accord de Paris. Finance Watch propose de fixer un ratio maximal entre le prêt accordé et la valeur de l’actif financé[38] (loan-to-value en anglais), à l’instar de ce qui existe sur le marché de l’immobilier : si vous achetez un appartement, la banque ne vous prête pas quatre fois plus que sa valeur, ni même l’intégralité de sa valeur, vous devez apporter des fonds propres. Finance Watch suggère que les superviseurs imposent aux banques une surcharge en capital quand ce ratio dépasse une valeur estimée à 23 % (soit la part des réserves prouvées actuelles qui peuvent être consommées si l’on respecte l’accord de Paris).
Conclusion
La COP28 et le premier bilan mondial sur l’action climatique mettent en évidence que les acteurs privés et publics agissent mais beaucoup trop lentement ; sans avoir à se substituer aux gouvernements, les banques centrales ont un pouvoir et une responsabilité très significatifs pour peser sur les banques et par voie de conséquence sur l’économie réelle. La BCE est résolument engagée à avancer sur ce chemin, et Christine Lagarde a réaffirmé récemment la détermination de la BCE de continuer d’explorer de nouvelles options[39]. Cette note expose ici les principaux leviers à disposition de la BCE et suggère des pistes aussi accessibles que possible dans le cadre politique et juridique actuel.
Alain Grandjean et Stanislas Jourdan
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