Libération : «La transition énergétique est une formidable opportunité de sortie de crise» – juin 2014

INTERVIEW

L’économiste Alain Grandjean appelle les pays européens à développer ce gigantesque chantier :

Alain Grandjean est économiste. Membre du Comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot et cofondateur du cabinet de conseil Carbone 4, il a présidé le comité des experts du débat national sur la transition énergétique.

La transition énergétique peut-elle être un grand projet européen fédérateur ?

Non seulement elle le peut, mais elle le doit ! Il y a là un formidable levier de sortie de crise. La déflation [baisse générale des prix menant à un enlisement de l’économie] nous menace, même la Banque centrale Européenne [BCE] le craint. Face à ce risque grave, quelles sont les réactions possibles ? L’austérité ne fait qu’aggraver la crise, et une relance keynésienne traditionnelle ne fonctionnerait pas non plus, puisqu’elle doperait la consommation… de produits largement importés.

Il existe une autre méthode, qui consiste à investir pour réduire la facture extérieure, dans laquelle l’énergie pèse de plus en plus lourd. La facture énergétique de la France a ainsi battu un nouveau record en 2012 : 69 milliards d’euros, trois fois plus qu’il y a dix ans ! Investir dans la transition énergétique permettrait non seulement de réduire nos importations de pétrole et de gaz – et notre dépendance en la matière -, de créer des emplois non délocalisables et d’atteindre nos objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de nous prémunir du risque de déflation.

Mais les Etats sont très endettés. Comment faire ?

La BCE met à disposition des banques des moyens importants, qui devraient être affectés en priorité à cette économie verte en les incitant à le faire. Mais il faut un moteur. En temps de crise, le plus rapide, c’est la commande publique, indépendante des anticipations des acteurs économiques, bien trop timorés en Europe. Il est techniquement facile d’isoler les investissements d’efficacité énergétique et politiquement possible de les traiter différemment des autres dépenses. La période est idéale pour négocier ce type d’accord au niveau européen. Les dirigeants sont encore secoués par le résultat des élections européennes. Peut-être en déduiront-ils enfin qu’il faut sortir du dogme actuel de l’austérité, suicidaire économiquement et politiquement. Et qu’ils percevront l’opportunité que représente la transition énergétique. C’est le seul sujet qui concilie à la fois l’avenir – à travers des projets dans les bâtiments publics, la rénovation des logements, la mobilité… – et le présent – mise en mouvement des entreprises, création d’emplois, recherche-développement, etc.

Les visions de la transition énergétique divergent : certains citent les gaz de schiste comme «l’énergie de la transition»… L’exemple allemand ne plaît pas en France. Comment se mettre d’accord sur une politique européenne harmonisée, avec un sujet si sensible ?

Il est temps d’abandonner le logiciel qui nous fait réfléchir aux questions énergétiques par le bout de la production. C’est une source de divergences, qu’il s’agisse du nucléaire ou des gaz de schiste. Il faut se mettre à penser d’abord en termes d’usages, de demande et de sa nécessaire maîtrise. L’Europe doit retrouver une communauté de destin. Or ce qui est commun aux pays européens, c’est que nos ressources énergétiques sont très insuffisantes. La meilleure sécurité, c’est d’en consommer moins, et d’abord au moyen de la rénovation énergétique des bâtiments. C’est un chantier qui a du sens et qui est efficace rapidement. Pour les plus précaires, il faudra de l’argent «budgétaire». Nous n’échapperons donc pas à la nécessité de desserrer la contrainte maastrichtienne pour des actions bien définies qui, outre un retour évident au plan économique et social, assouplit notre dépendance énergétique. C’est l’un des buts du projet SFTE [Société de financement de la transition énergétique], qui devrait être présenté à la Conférence bancaire et financière de la transition énergétique.

Pour réussir cette transition, la condition préalable n’est-elle pas de donner un vrai prix au carbone ?

Souhaitons de fortes améliorations du marché européen de quotas d’émissions de CO2, qui concerne la production d’électricité, la grosse industrie [papier, ciment, acier…] et les grandes installations de chauffage. Et une baisse des subventions aux énergies fossiles, ainsi qu’une hausse des «signaux prix» du carbone pour les émissions diffuses [véhicules, petits chauffages gaz et fioul]. La Suède a mis en place une taxe carbone significative – plus de 100 euros la tonne de CO2. Il faudrait généraliser cela à la majorité des Etats membres. Mais ces négociations sont difficiles, tant parce que certains pays recourent fortement au charbon que pour des questions de souveraineté et d’acceptabilité de la hausse de la taxe carbone. Il faut l’accompagner de compensations pour les plus défavorisés et savoir convaincre.

Tout cela prend du temps, alors que la crise économique est pressante. Ce programme d’investissements serait le meilleur moyen de faciliter ces progrès. Les dirigeants des pays européens ont réagi très vite quand la crise bancaire menaçait, ils peuvent faire de même pour la transition énergétique. C’est une question de vision et de courage.

Recueilli par Coralie Schaub