Alors qu’il a annoncé l’effondrement[1] de notre civilisation avec son coauteur Raphaël Stevens, Pablo Servigne nous offre ici, avec Gauthier Chapelle, un parcours plus rafraichissant et passionnant. Le titre « L’entre-aide, l’autre loi de la jungle »[2] dit tout ou presque : oui la nature n’est pas qu’un immense champ de bataille où seuls les plus forts survivent. Elle est également habitée par une loi universelle de coopération, les auteurs choisissant le terme entre-aide[3] à la suite de Pierre Kropotkine, premier auteur à avoir théorisé l’importance de ces mécanismes à une époque où l’interprétation dominante de la théorie de Darwin faisait de la compétition pour l’existence et la survie des plus aptes les principes majeurs de l’évolution. L’intérêt indéniable de l’ouvrage écrit par deux ingénieurs agronomes est de faire un tour très complet de nombreux travaux scientifiques parus dans de nombreux domaines, lors des 20 dernières années. On en sort émerveillés de l’extraordinaire inventivité des comportements de coopération, source de la diversité biologique, et probablement de certaines des « transitions majeures de l’évolution » pour reprendre le terme de John Maynard Smith[4].
Les auteurs nous convainquent que l’espèce humaine est elle-même extrêmement douée sur ce plan.
Il est d’ailleurs paradoxalement très probable que son insolente réussite biologique soit bien due à sa capacité à faire coopérer des groupes humains immenses. Il est également bien rassurant de savoir que contrairement à l’imaginaire véhiculé par les films catastrophe, c’est dans les conditions les plus difficiles que l’entraide se développe le mieux.
Ce livre vise à démontrer que la violence humaine, la prédation, la domination ne sont pas des « faits de nature ». Dans de nombreuses situations notamment, les hommes se montrent spontanément généreux. Avec ce livre bien documenté, les auteurs visent clairement à contribuer à diffuser une nouvelle culture, à l’opposé de celle qui est encore enseignée dans nos écoles de commerce, faisant de la compétition la valeur suprême, seule susceptible de nous apporter efficacité et croissance économique.
Ils font un lien clair avec l’effondrement à venir. Le problème principal ne sera pas les pénuries objectives mais notre manière de les gérer, nous qui sommes encore profondément marqués par une culture de l’égoïsme qui ne pose guère de problèmes en situation d’abondance (voire que l’abondance suscite). A leurs yeux « L’âge de l’entre-aide doit commencer dès maintenant pour réduire au maximum l’effet de sevrage de la culture de l’égoïsme c’est l’une de seules marges de manœuvre que nous ayons. » (page 304).
Il n’est pas douteux à mes yeux qu’ils font ainsi œuvre utile et j’espère que ce livre (ainsi que de nombreux autres allant dans le même sens, cités dans une bibliographie fort appétissante !) fera l’objet d’enseignement pour faire contre point à la doxa dominante, cynique et désabusée.
On pourrait leur reprocher un certain angélisme (nonobstant leur conviction que nous allons dans le mur !) et de participer à un mouvement exagérément « optimiste ».
C’est ce que fait Mediapart : « Les risques que font peser cette tendance à l’irénisme et cette foi dans les vertus du comportementalisme sur le travail de Servigne et Chapelle est de les faire tomber dans ce que les Anglo-saxons nomment le « New Optimism », dont la bible vient d’être traduite en français par les Arènes. « La part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin » de Steven Pinker affiche sur sa couverture une préface de Matthieu Ricard, dont une citation favorable orne aussi le livre de Servigne et Chapelle, et une phrase de Bill Gates : « Le meilleur livre que j’aie lu de toute ma vie. »
Il est vrai que :
- sur de nombreux plans les choses vont mieux qu’on ne le croit ;
- le pessimisme diffus dans nos sociétés est délétère ; le catastrophisme et le pessimisme poussent au sentiment d’impuissance et à l’inaction et incitent à faire appel à des responsables politiques autoritaires ;
- l’optimisme se cultive et a des effets positifs sur la santé
Il n’en est pas moins vrai que les sociétés n’évoluent pas par le seul progrès intérieur des individus. Si le pape François plaide, dans sa magnifique encyclique Laudato Si, pour une conversion écologique intégrale, il ne ménage pas sa critique du système économique et ses encouragements à le refondre[5]. S’il est vraiment nécessaire de revaloriser les comportements coopératifs et le bien vivre ensemble, de revendiquer la douceur et la réciprocité dans les relations humaines, de recréer des communautés partageant des espoirs et des buts en commun, cela ne peut suffire face à la violence du système économique en place.
De ce point de vue l’élection de Trump, une caricature à peine imaginable du parfait prédateur, acharné à aggraver les tensions sociales au sein de son pays et les tensions géopolitiques à l’extérieur, fait office de révélateur. Il est fort concevable que les puissants de ce monde non seulement n’agissent pas pour limiter la crise écologique et climatique en cours, mais soient convaincus au contraire de leur intérêt à vivre dans un monde insupportable pour l’immense majorité mais dans lequel ils bénéficient de privilèges insignes et mettent sous le joug une humanité affamée et manquant de tout, dès lors prête à obéir pour échapper à un enfer pire encore.
L’opti-réalisme (pour reprendre le terme du psychologue Jacques Lecomte) et l’entre-aide doivent à mon sens être mobilisés, individuellement et collectivement, pour faire barrage à cette tragédie annoncée. Il s’agit plus que jamais de dénoncer le néo-libéralisme et ses perversions et de militer pour la mise en œuvre de réformes en profondeur du capitalisme. J’ai proposé des pistes en la matière sur ce blog.
Ne baissons pas les bras, ni par défaitisme ni par angélisme !
Alain Grandjean
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