De quoi l’avenir sera-t-il fait ? Cette question nous hante à lecture des travaux du GIEC relatifs aux bouleversements climatiques en cours, qui verront les fluctuations dévastatrices inexorablement s’intensifier bien au-delà de ce que l’on a pu déjà observer, mais aussi à la lecture des travaux de l’IPBES sur la surexploitation des ressources et les destructions irréversibles de la nature qui sont déjà largement engagées et mesurables.

Pour fournir un éclairage à la question posée, le GIEC et bien d’autres organismes produisent des scénarios car, face à des incertitudes radicales, le scénario est un des outils qui peut nous aider à sortir de la sidération.

Il ne s’agit pas de décrire l’avenir qui est largement indéterminé mais d’imaginer des possibles pour ouvrir les yeux sur ce qui pourrait arriver. Il s’agit de faire émerger des boucles de causalité structurantes, jusque-là insoupçonnées ou insuffisamment documentées, pour être mieux équipé le cas échéant, et prendre les mesures qui s’imposeraient une fois les risques à éviter à tout prix à peu près bien définis.

C’est dans cet esprit que nous allons évoquer ici un scénario[1] original et, comme on le verra,  peu attractif pour l’immense majorité d’entre nous, même s’il nous semble assez plausible. Nous proposerons en conclusion une famille de solutions visant à  éviter qu’il se réalise, mobilisant des leviers économiques, politiques et culturels, donc systémiques. Car c’est bien nos dispositifs institutionnels et leurs faiblesses qui permettent les dérives qui caractérisent les comportements moteurs de ce scénario.

Mais, avant de l’exposer, quelques mots de contexte. Comme on le verra, ce scénario repose sur l’hypothèse que les « ultra-riches », déjà détenteurs du pouvoir industriel et financier, accèdent partout dans le monde à d’autres formes de pouvoir (informationnel et politique, voire aussi judiciaire) et mettent en œuvre des programmes conformes à ce qui leur semble être leur intérêt.

1 Les ultra-riches (UR) de qui s’agit-il ?

Le terme Ultra High Net Worth (UHNW) est utilisé en finance et en gestion de patrimoine pour désigner les individus[2] dont le patrimoine net est extrêmement élevé. Généralement, une personne est considérée comme UHNW si elle possède un patrimoine net de 30 millions de dollars ou plus. On peut en estimer le nombre aujourd’hui à environ 425 000[3]. Une autre caractérisation, davantage médiatisée, consiste à parler en termes de pourcentage de la population mondiale ; et on serait alors quelque part entre les 0,01% et les 0,001% (soit entre 80 000 et 800 000 personnes). Il faut garder à l’esprit que ce tout petit groupe reste lui-même extrêmement hétérogène, une toute petite fraction concentrant bien plus de richesse et de pouvoirs que le reste du groupe.   

Quelques éléments de psychologie

Nous allons dresser ici un portrait sans doute caricatural et dont la généralisation faite ici est excessive. Tous les UR ne se retrouveront pas dans ce portrait[4]. Mais il n’est pas théorique ; il est issu de rencontres avec des personnes ayant fréquenté cette classe sociale et de lectures d’articles sur le sujet.

Le type particulier d’ultra-riche « anxieux » retenu ici partage avec les autres de n’avoir aucune empathie[5] pour les personnes les plus pauvres et de ne manifester aucune solidarité vis-à-vis d’elles. Chacun se trouve là où il mérite d’être, il n’y a pas de meilleur allocataire de ressources que le marché, voilà sa doxa. Ce qui l’inquiète et contre quoi il estime légitime de « se protéger » c’est toute tentative de « confiscation et redistribution ». Il consacre une part significative de son temps et de ses ressources à optimiser la structuration juridique et fiscale de son patrimoine, se plaçant si possible juste à la limite de la fraude ou de l’évasion. Pourquoi, en effet, devrait-il partager ce qu’il a acquis à la sueur de son front et ou par son seul génie entrepreneurial (ou celui de ses parents) et qui lui revient donc de façon méritée? La société se montre souvent ingrate à son égard. N’est-il pas pourtant celui grâce à qui tant d’autres travaillent et vivent[6] ? On devrait lui élever des statues, mais au lieu de cela ce ne sont que critiques voire insultes et poings levés de la part de probables envieux moins méritants. Cette ingratitude qu’il ressent renforce son manque d’empathie à l’égard du reste du corps social. Son rêve est dès lors de faire sécession, et de s’offrir tous les services qui sont fournis par les impôts, en beaucoup mieux, sans en payer, puisque l’impôt profite surtout aux autres.

Jusque-là, rien de bien nouveau. Mais un ultra-riche est typiquement aussi une personne bien informée et toujours prompte à anticiper. Or la situation est nouvelle et préoccupante : l’état précaire de la planète, les risques d’effondrement et de violences à venir, les menaces physiques pesant sur lui et ses enfants, tout cela ne lui a sûrement pas échappé. Dès lors, sa peur de manquer et ne pas en avoir assez n’aura plus de borne; il va devenir anxieux et souffrir de pléonexie[7]. Son drame le plus profond est en effet de ne pas savoir ce que cela risque de lui coûter de pouvoir continuer à bénéficier de ce qu’il y a de mieux possible. Aura-t-il assez ? Comment savoir ? Tout est là, dans cette incertitude radicale.

C’est pour cela, pour calmer cette angoisse, qu’il faut surtout et avant tout en avoir toujours plus. Ce n’est pas pour aller sur Mars, Mars n’est probablement qu’une métaphore, mais c’est pour bénéficier de l’accès aux technologies les plus sophistiquées, aux soins les plus chers, aux moyens de se protéger contre des hordes hagardes et affamées ; en un mot pour garder la possibilité de s’offrir l’accès au cercle des puissants, de ceux qui s’en sortent, mais dont personne ne peut prédire la taille. Car ce serait trop bête, pour lui-même et sa famille, d’avoir travaillé autant et d’échouer ; de tout rater et de mourir avec la masse pour quelques misérables millions ou milliards de dollars qu’il aurait pu assez facilement rajouter à son patrimoine, un petit pourcentage qui pourrait faire la différence.

C’est pourquoi la stratégie la plus « rationnelle »[8] consistera, pour l’ultra-riche anxieux, à utiliser les schémas qu’il connait et maîtrise, ceux qui ont fait sa fortune, et à les exploiter autant que possible pour augmenter ses chances, même si la perpétuation de ces schémas est précisément ce qui accentue les risques systémiques à l’origine de l’angoisse qu’il s’agit de combattre [9].

2 Le scénario NOE 2.0.

Nous allons brosser ce scénario de manière impressionniste par touches successives. Nous n’allons pas tenter de décrire une histoire mais plutôt une ambiance et une dynamique.

Ce qui se trame sous nos yeux

Nous assistons à  la fin de la parenthèse des Lumières, la vérité scientifique est rabaissée au niveau de simple opinion ; l’amour du prochain, la règle d’or[10], la morale de base sont de vieux et vagues souvenirs qui commencent à prêter à sourire, face au cynisme en progression. 

La séparation des pouvoirs disparaît, et la porosité redevient totale entre pouvoir politique et richesse privée. Certains économistes évoquent aujourd’hui l’émergence d’un technoféodalisme[11] qu’on pourrait appeler aussi néotribalisme[12].

Cela n’est pas le fruit du hasard[13] mais plutôt la conséquence d’une colonisation par les UR de nouvelles sphères de pouvoir, informationnelle et politique, celles qui régissent les « valeurs ». La richesse et le pouvoir ne relèvent plus en effet uniquement des territoires ou de taille de populations. Ils reposent sur les données, la technologie dont l’Intelligence Artificielle, la cyberguerre et les robots. La puissance des algorithmes a permis la montée en puissance des géants du numérique qui se sont emparés de plus en plus efficacement des cerveaux des consommateurs pour guider leurs « choix » et renforcer à leur dépends, par leur hébétude consommatrice, les écarts de richesse. Les citoyens consommateurs encore un temps solvables ne sont plus capables de discerner le vrai du faux et ne réagissent qu’à des stimulations faciles à fabriquer. Dans l’esprit des concepteurs d’une telle organisation économique et sociale, ou plutôt dans l’esprit de leurs commanditaires, il s’agit de construire les outils d’une émancipation totale. S’émanciper de la démocratie, on le voit déjà clairement aux USA, mais les Chinois et la Russie ont déjà quelques longueurs d’avance. S’émanciper aussi des problématiques de finitude des ressources qui aura, on le sait tous, et eux aussi, des effets cataclysmiques si l’on ne change pas de cap. S’émanciper enfin progressivement du besoin de s’appuyer sur d’autres humains, au fur et à mesure que des machines plus dociles, plus performantes, et moins chères, apparaitront.  

Contrairement à une idée reçue, on l’a dit, l’UR ne vit pas dans le déni des crises climatiques et environnementales. Sa préoccupation centrale est de sauver sa peau et celle de ses proches et c’est l’un des enjeux majeurs de son désir obsessionnel de faire partie du « club ». Il n’est technophile que parce qu’il pense que c’est, pour lui (et son club), la seule voie de « salut ». L’avenir du reste de l’humanité, il s’en désintéresse complètement ; ou plutôt il veut à tout prix qu’elle ne lui soit pas un obstacle. Dans ses rêves les plus fous, il croit à la possibilité de s’émanciper à terme, si possible, de la mort, la source fondamentale de son angoisse.

Glissement progressif des valeurs

Dans ce scénario, le but n’est pas de « sauver les humains » mais juste quelques humains qui décideront pour tous en attendant d’être arrivés à bon port. Mais qu’est-ce que le « bon port » ? Ce point qui touche aux « valeurs » est capital. L’organisation d’une économie, ou plus largement d’une société, ressemble peu ou prou à un processus d’optimisation[14] d’un objectif (le bien-être général, l’utilité, le PIB… ) sous contraintes de ressources (l’espace, la terre, le financement, les matières premières disponibles, la puissance militaire..), et à l’intérieur d’une « enveloppe » de risques (limiter le risque d’explosion sociale, limiter le risque de perte de souveraineté etc.)

Il s’agit de procéder à cette optimisation tout en respectant, ou en faisant évoluer, certaines « valeurs sociétales» qui sont supposées faire consensus mais qui sont d’autant plus difficiles à expliciter qu’elles correspondent souvent à des synthèses ad hoc et fluctuantes de principes contradictoires (liberté d’entreprendre mais obligation de se comporter en acteur responsable, pluralité d’informations et liberté d’expression mais encadrement des excès, solidarité mais prise en compte du mérite, partage des responsabilités toujours délicat entre public et privé, préférence nationale mais souci de générosité internationale, etc.).

C’est ici qu’avoir la main sur la sphère informationnelle, qui formate l’opinion, est clé. Car plutôt que d’apparaître comme voulant juste égoïstement sauver leur peau, les UR se donnent du coup la possibilité de changer progressivement l’objectif et le narratif accompagnant l’évolution sociétale. Jusqu’ici, on visait toujours à avoir le plus gros PIB possible. Cela avait du sens puisque l’accroissement de la puissance d’une élite passait forcément toujours par un accroissement démographique. Au début des civilisations, il s’agissait surtout d’avoir plus de fermiers et plus de soldats, ensuite on a voulu plus d’ouvriers et d’ingénieurs, et, dans la phase finale, nos grandes multinationales ont voulu toujours plus de consommateurs. Mais, à présent que les robots peuvent supplanter les humains, et que la finitude des ressources devient une évidence, ne devient-il pas urgent de remplacer cette mesure absolue, devenue obsolète et dangereuse, par des mesures d’intensité ? Par exemple, ne serait-il pas plus légitime de chercher à maximiser la richesse (ou le « bonheur ») par habitant plutôt que la somme des richesses de tous les habitants ? Progressivement, il s’agit de passer de l’injonction faite aux masses de grandir (« croissez et multipliez-vous ») à une injonction plus qualitative et individuelle. L’important n’est pas de vivre mais de vivre bien, de trouver son épanouissement personnel[15]. Les ultra-riches trouvent dans la doctrine néo-libérale l’alliée parfaite de cette transformation. Elle permet en effet, sous couvert d’un récit positif permettant à chacun d’être libre de ses décisions[16], de considérer que chacun sera donc aussi responsable de ce qui lui arrive.

Que ce soit en matière d’éducation, de nutrition, de santé, d’épargne, de travail, les dés sont pipés et les pauvres ont peu de chance de faire les bons choix, mais ne pourront se plaindre. Le plaidoyer pour la retraite par capitalisation  (plutôt que par répartition)  et au sein de ce dispositif le remplacement graduel des contrats à prestations définies par des contrats à cotisations définies sont exemplaires de ce raisonnement. L’employé ou l’ouvrier ne pourra plus s’en prendre qu’à lui-même si sa stratégie d’épargne s’avère perdante. On lui donne la « liberté » du choix. Résultat, alors qu’il n’y comprend goutte, et qu’il sera la proie facile de « conseillers en placements » peu scrupuleux, il est forcé de venir « jouer » sur des marchés financiers dans lesquels, en moyenne, il ne fera évidemment pas le poids face à des acteurs bien mieux informés et organisés, capables d’anticiper, et qui prélèveront de ce fait et à ses dépens une manne supplémentaire 

De même, le discours tendant à faire de chaque citoyen le responsable de l’effondrement de la biosphère au travers de ses choix de consommation permet de ne pas s’attaquer au cœur du problème qui est ailleurs, dans la manière dont les intérêts privés et les lobbies ont pris la main sur l’appareil législatif. Les « petits gestes » seuls, on le sait[17], ne suffiront jamais, surtout s’ils imposent des sacrifices quotidiens à ceux qui ont à cœur de les produire.

NB Ceci n’est pas un appel à l’inaction individuelle, qui peut aussi avoir du sens (la sobriété n’est pas pour tout le monde un sacrifice et a des bénéfices bien établis par diverses traditions spirituelles) mais une alerte face à l’instrumentalisation qui en est faite à de fins de domination.

Robotisation et projection démographique : le rêve des UR

Les projections démographiques retenues et traditionnellement utilisées en prospective sont celles de l’ONU dont la dernière en date voit un pic de population vers 10 milliards en 2080 puis une redescente lente. Ces scénarios sont issus d’un raisonnement par continuité : les pays en développement finissent par faire leur transition démographique et les populations des autres pays se maintiennent cahin-caha ou se contractent lentement. Mais si, à horizon de trente ans les projections sont raisonnablement fiables, à plus long terme elles sont beaucoup plus discutables. Pour ne prendre qu’un exemple, une étude de l’université de Shanghaï a montré que la population chinoise pourrait être réduite de moitié d’ici 2100[18]. Si l’humanité se retrouve divisée par 2 à chaque génération (1 enfant par femme n’est pas irréaliste[19]) on se retrouve en 10 générations à une population de quelques millions.

Si l’on arrive à faire cela sans guerre nucléaire, sans troubles sociaux majeurs, sans malaises existentiels profonds que des drogues bien dosées ne pourraient apaiser, quel bonheur! Le rêve d’une super humanité aux effectifs très réduits, vivant une vie heureuse débarrassée du poids mort des masses, et réconciliée avec ce qui restera de Nature, est donc à portée de main. Dit autrement, vu des UR, quel monde est préférable à terme ? Un monde où l’on s’est à tout prix efforcé de maintenir 10 milliards d’humains sur une planète bien incapable de satisfaire leurs appétits bien légitimes de consommation mais au prix de destructions, de violences et de frustrations infinies ? Ou alors un monde où ceux qui y vivront pourront y vivre comme des pachas puisqu’ils seront suffisamment peu nombreux pour que leur empreinte ne soit plus délétère ?

On pourrait parier sur le fait que les technologies vont évoluer, devenir plus propres, et que le nombre d’humains qu’une terre réconciliée avec son espèce dominante pourra supporter sans dommage s’en trouve augmenté au fil des prochaines décennies, mais à quelle vitesse , et quelle probabilité? Ne vaut-il pas mieux, pour le bonheur de tous, utiliser la démographie comme variable d’ajustement ? Ce n’est d’ailleurs pas hors d’atteinte puisqu’elle montre déjà les signes d’un renversement brutal[20] qu’il suffira donc juste d’encadrer et de positiver. Voilà la grande évolution des valeurs et de l’objectif sociétal auxquels il faut s’attendre. Avec une conséquence tout à fait essentielle à bien comprendre pour ce scénario :  si les valeurs évoluent comme il est décrit ci-dessus, son achèvement constituera, ou en tout cas pourra être présenté comme une immense réussite pour l’humanité. L’histoire est écrite par les vainqueurs, et c’est vrai aussi des valeurs.

Quid des retraites ?

Les économistes mainstream continuent à penser qu’il faut des humains pour faire de la croissance, et faire repartir la natalité pour payer les retraites. Or dans le scénario NOE2.0 , le travail est fait par les robots dès qu’ils sont moins chers et plus efficaces que les humains, ce qui est envisageable dans les usines, les champs, mais aussi dans les fonctions administratives, publiques et privées, médicales, dans les cabinets d’avocats et de conseil et, last but not least, sur le théâtre d’opérations militaires[21]. De ce fait, l’UR pense qu’il n’a plus besoin des pauvres et encore moins de leur payer leur retraite. Seulement d’une petite armée de serviteurs zélés à qui il faudra bien laisser quelques miettes du festin. Il se dit que, par ailleurs la planète, à bout de souffle, ne pourra jamais donner à 9 milliards d’individus le niveau de vie des américains. L’UR qui possède les robots va se dire : au nom de quoi devrais-je me priver d’une planète dont je pourrais jouir seul simplement pour que ces armées d’ »inutiles » puissent passer leur vie à manger des chips devant des séries Netflix (dans le meilleur des cas à lire des livres, voyager et aller au Musée)? 

Boucle de rétroaction positive

En attendant, l’UR anxieux sera de moins en moins intéressé aux solutions de mitigation (qui demandent de dépenser pour tous car les molécules de CO2 voyagent très facilement) et de plus en plus intéressé aux solutions d’adaptation (on peut plus facilement ne dépenser que pour soi), ce qui ne fera qu’accélérer les dynamiques déjà à l’œuvre. 

Ce raisonnement est sans doute faux. Les effets du changement climatique sont systémiques et difficiles à prévoir précisément (dans le temps et dans l’espace). Les espaces apparemment préservés ne le seront pas éternellement. Pour ne prendre qu’un exemple l’effondrement de l’AMOC, considéré à ce jour par le GIEC comme peu probable d’ici 2100 aurait des conséquences considérables sur de multiples régions du monde.

Mais notre UR considèrera toujours que les solutions d’adaptation sont locales et à sa portée, s’il est assez riche…

L’arche de Noe 2.0

Plus les inégalités s’accroissent, plus l’UR n’entrevoit comme seule stratégie valable, à sa disposition, que de s’enrichir encore le plus possible selon les outils à sa disposition (donc en carbonant encore plus vite et plus fort – « drill baby drill »).

Il contribue aux projets Arche de Noé 2.0[22] (Mars en étant un symbole[23]) sous forme de portions entières de territoires totalement « bunkerisés » en Nouvelle Zélande ou ailleurs et reliés en réseau pour pouvoir se déplacer en fonction des événements climatiques extrêmes qui s’amplifient et pour constituer plusieurs solutions de replis.

3 Pure Science-fiction ? Complotisme ? Ou tout simplement scénario vraisemblable ?

Les éléments de scénario exposés ici ne sont pas de l’ordre de la science-fiction et ne reposent sur aucune invention technologique ou autre ni sur un changement de programme génétique des humains ; même s’ils peuvent sembler s’inspirer d’œuvres de science-fiction (ne serait-ce que le célèbre 1984 de Georges Orwell), ils sont aujourd’hui plutôt vraisemblables comme nous allons  le voir. Ils ne sont pas du tout complotistes : rien de ce qui le fonde n’est caché, rien d’occulte ; tout cela se joue devant nous de manière transparente. Développons.

a) Les démocraties traditionnelles vacillent, tout comme l’indépendance des pouvoirs dans le monde. Aux USA, la confusion entre le pouvoir économique et politique est totale avec Donald Trump dont les propos donnent à penser qu’il souhaite  que la justice ne soit plus indépendante et, plus généralement, éliminer tous les contrepouvoirs ; quant à Elon Musk il utilise le réseau X comme une arme de propagande massive. La Russie est aux mains d’un despote richissime et Xi-Ping est un tyran totalitaire probablement richissime aussi et qui ne supporte les riches que s’ils lui sont inféodés. Plusieurs figures de la gauche française craignent la constitution d’une « internationale » de droite radicale, alors que le vice-président J.D.Vance et Elon Musk expriment ouvertement leur soutien à des formations d’extrême droite européennes[24].

b) Les premières mesures prises par Trump (démantèlement de l’US Aid, licenciement de fonctionnaires et réduction des dépenses publiques « à la hache », mise en place unilatérale de taxes sur les produits importés, mesures contre les immigrés, suppression des programmes d’aide aux vétérans, démantèlement de l’aide alimentaire, suspension des programmes de prévention d’Ebola, etc. vont peser sur les classes moyennes et les plus pauvres. Symétriquement le soutien aux  cryptoactifs va profiter au clan Trump et aux plus riches. Il a promis de réduire le taux d’impôt société (de 21% à 15%) de supprimer l’impôt sur les successions et de supprimer l’impôt fédéral sur le revenu. Toutes ces mesures sont à sens unique et se traduiront par un transfert de richesse des  plus pauvres vers les plus riches. Le journaliste Georges Monbiot[25] montre qu’il arrivera à faire accepter ces mesures en faisant croire à chacun qu’il est moins mal traité que les immigrés et autres « vermines » responsables des problèmes américains.

Le pouvoir américain rentre en conflit ouvert[26] avec les valeurs européennes d’État de droit, de pluralisme, de liberté d’expression (et de ses limites[27]). Il veut également mettre au pas la liberté scientifique et ses règles de fonctionnement.

c) Les ultra-riches ont déjà des comportements « sécessionnistes [28]» et « survivalistes [29]» ; ils sont déjà en quête de « havres de sécurité ». On peut légitimement penser que plus les crises s’enchaîneront et seront brutales, plus ce type de comportements sera renforcé.

d) Ne peut-on pas faire l’hypothèse que l’inaction actuelle face à la dérive climatique est d’ores et déjà la preuve d’un verrouillage politique de tout programme un peu musclé ? L’explication la plus probable à l’insuffisance de l’action se trouve dans la structure de plus en plus inégalitaire du monde.

e) La montée de l’IA pour tout usage (militaire, de contrôle des personnes, etc.), la robotisation et le « crétinisme numérique » s’observent facilement tout comme la puissance financière des grandes entreprises de la tech ; les plus grandes valorisations boursières dépassent les 3000 milliards de dollars.

f) Le malentendu à propos de la Chine commence à se dissiper. L’élite chinoise n’a jamais eu comme horizon politique de permettre à 1.4 milliards de chinois d’accéder à la consommation de masse. La ligne stratégique a consisté à trouver le moyen de rattraper 300 ans de retard technologique en à peine quelques décennies, et de se retrouver en position d’exercer une forme de chantage aussi en se plaçant au cœur et ou en amont des processus industriels. Dès lors, les ploutocrates chinois pourront se comporter comme l’UR décrit ci-dessus et c’est leur but.

Conclusion

Ce scénario n’est bien sûr que l’un des scénarios possibles. L’avenir n’est pas écrit. On pourra lui opposer de nombreuses critiques.

Mais il n’est pas invraisemblable. L’intérêt de le regarder en face est double. D’une part, il donne une clef d’explication assez simple à l’inaction actuelle (ou plus précisément à l’action insuffisante) face au changement climatique et la crise environnementale. D’autre part, il aide à résister en limitant la dépendance aux pouvoirs centraux. Des communautés locales sensibles à l’étouffement des libertés, à commencer par la liberté de pensée, s’organisent pour vivre si ce n’est en autarcie, au moins de la manière la plus autonome possible par rapport au déferlement numérique.

Enfin, il permet de réfléchir à ce qu’il faudrait faire pour qu’il ne se réalise pas. Ce n’est en rien un appel au meurtre[30] ni à la désignation de boucs émissaires[31]. Ce qu’il faudrait faire pour l’éviter est d’ordre politique, économique et fiscal. On ne peut sortir de la domination d’une caste que par l’impôt (sur les revenus, le patrimoine et la succession), par l’existence et le financement démocratique de médias et de leur régulation[32] (au sens large y compris réseaux sociaux), par des systèmes électoraux (tels que le système français mais pas le système américain) qui encadre étroitement les financements privés des campagnes électorales, par l’encadrement strict des activités de lobbying[33] et enfin par la mise en œuvre de politiques économiques efficaces et socialement justes[34] qui ne soient pas au service direct ou indirect de cette caste. C’est sans doute uniquement alors qu’il sera aussi possible d’éviter les scénarios les pires en matière climatique.

Alain Grandjean et Pierre Lenders


Notes

[1] Ce que nous allons exposer ici n’est pas un scénario complet mais ses lignes de force.

[2] Ce sont, pour les plus puissants d’entre eux, surtout des hommes (ou femmes) d’affaires, détenteurs d’empires industriels, technologiques et/ou financiers, mais il s’agit aussi, anecdotiquement, de quelques stars du foot, du cinéma, de la télé ou de la mode. Il peut également s’agir de dirigeants politiques de régimes autocratiques et/ou oligarchiques, contrôlant les richesses du pays qu’ils dominent.

[3] Source : World Ultra Wealth Report 2024.

[4] Comme au sein de toute population, il y a une grande diversité parmi les ultra-riches puisqu’ils sont, pour un temps plus ou moins long encore, les résultats des mêmes hasards génétiques ainsi que d’une certaine mixité historique, culturelle, sociale et éducative. Mais pour les besoins de l’analyse, nous n’allons nous intéresser qu’à la fraction des ultra-riches, appelés ici ultra-riches « anxieux » qui agissent dans le sens du scénario. Les autres types étant soit très minoritaires (comme les vrais philanthropes), soit neutres du point de vue des conclusions (comme les ultra-compétitifs), on trouvera légitime de les ignorer.  

[5] « L’empathie est la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale. » a dit Elon Musk chez Joe Rogan (un célèbre podcasteur conservateur).

[6] L’UR croit à la théorie du ruissellement . Voir

[7] La pléonexie est le  le désir d’avoir plus que les autres en toute chose. Voir le livre éponyme du philosophe Dany Robert-Duffour.

[8] Rationnelle, étant donné les présupposés acceptés par nos UR …

[9] A de rares exceptions près, les milliardaires le sont devenus grâce à des activités menées à grande échelle. Puisque, pour l’essentiel, nos économies sont encore très carbonées et/ou ont des impacts fortement négatifs sur la nature, un accroissement rapide de la richesse des ultra-riches qui n’attendrait pas que de nouvelles technologies, vertes, soient mises en place ne peut passer que par un renforcement de ces externalités.

[10] Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il fasse, règle qui se retrouve dans la majorité des civilisations.

[11] Voir Cédric Durand Techno-féodalisme – Critique de l’économie numérique. La découverte. 2020

[12] Voir sur ce blog l’article Perte du sens commun et néotribalisme, 2024.

[13] C’est aussi la conséquence de décennies de néolibéralisme adopté par la gauche sociale-démocrate, qui lui ont fait perdre la confiance des classes moyennes et pauvres. L’inefficacité des politiques mises en place, pour corriger l’explosion des inégalités générées par la mondialisation a donné envie aux électeurs de donner leur voix à des tribuns qui ,eux, agissent ou donnent le sentiment qu’ils vont le faire. Voir notamment l’article La concentration des richesses est due à des choix économiques et politiques sur la plateforme The Other Economy.

[14] Ou au moins de mobilisation des énergies vers l’atteinte de cet objectif. Dans les raisonnements économiques un peu formalisés c’est littéralement une optimisation mathématique qui est faite, ce qui est problématique au fond car simpliste. Voir sur ce blog l’article La Nature au cœur du raisonnement économique : l’émergence d’une nouvelle macroéconomie, 2025.

[15] Nombre de multinationales financent des programmes de développement personnel pour leurs employés dans une ambiguïté totale. S’agit-il de rendre ces employés mieux dans leur peau ou plus productifs ? Ne s’agit-il pas aussi de rendre acceptable des situations inacceptables et de faire peser sur l’individu (en l’aidant) le poids d’une structure et d’un système toxiques ?

[16] La valorisation des désirs individuels et la maximisation de l’utilité du consommateur sont des revendications libertaires et néolibérales. Voir le livre de Dany Robert-Duffour Le Divin Marché: La révolution culturelle libérale Gallimard. Poche, 2012.

[17] Voir la note de Carbone4, Faire sa part , 2019 qui montre que les efforts individuels nous font faire au mieux 25% du chemin à parcourir pour atteindre la neutralité carbone.

[18] Voir l’article China’s falling population could halve by 2100, Asiatimes.com, 2024. Le taux de fécondité est de 1,18 en 2022. Un taux réduit à 1 conduit en gros à une division par deux tous les 30 ans.

[19] En Chine le taux de fécondité est de 1,18.

[20] Voir la littérature sur le crash ou l’hiver démographique.

[21] La pénétration des drones et le rôle de l’IA sont déjà manifestes dans les conflits actuels que ce soit au Proche -Orient ou en Ukraine.

[22] La bande dessinée “Arca ou la nouvelle Eden” (2024) dépeint un scénario de ce type où une élite fortunée fuit un cataclysme planétaire à bord d’un vaisseau spatial.

[23] Ironiquement, dans le film Don’t look up , la planète refuge est peuplée de monstres dévorant les quelques humains dès leur arrivée…

[24] Voir par exemple, «L’internationale fasciste se met en place» : l’intervention d’Elon Musk en Europe fait trembler la gauche française, Le JDD, 2024.

[25] Voir ses vidéos sur DDN. Par exemple, REVEALED: Trump & Elon Musk’s BRUTAL Secret, 2025.

[26] Voir Derrière les mots de J. D. Vance à Munich : le décryptage d’un discours qui a sidéré l’Europe, Le Monde, 2025.

[27] La liberté d’expression et ses limites sont définies à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

[28] La “sécession des ultra-riches” fait référence à l’envie de l’UR de se détacher des préoccupations et des obligations communes, notamment fiscales et sociales, créant ainsi une forme de séparation économique et sociale. Voici quelques références explorant ce phénomène : Le Rapport d’Oxfam France (2024), cet article de Reporterre (2024),  cet article de David Rushkoff dans the Guardian.

[29] Les ultra-riches achètent des bunkers et des propriétés privés sécurisées dans des destinations  à la mode : la Nouvelle-Zélande (et la région de Queenstown), le Costa-Rica, des îles privées aux caraïbes ou dans le pacifique sud. Des installations de luxe comme le Survival Condo Project au Kansas, proposent des appartements haut de gamme dans des silos à missiles reconvertis, offrant une protection contre diverses menaces.

[30] L’assassinat du patron de UnitedHealthcare, Brian Thompson,  a fait de  son assassin Luigi Mangione un héros sur le réseaux sociaux. Ce type d’actions est pourtant totalement inefficace, indépendamment de toute considération morale. Il est instantanément remplacé par un autre UR qui appliquera la même politique.

[31] Voir les livres de René Girard sur le sujet et notamment Le bouc émissaire.

[32] La récente décision de Mark Zuckerberg de ne plus modérer Facebook (via le fact checking) est une preuve évidente, s’il en fallait, que dans ce domaine, autant si ce n’est plus qu’ailleurs l’autorégulation par les acteurs concernées est un rêve qui peut se transformer en cauchemar. IL en va de même pour la publicité (voir la fiche sur la publicité sur la plateforme The other Economy )

[33] Selon le média Politico, la Commission européenne a décidé d’interdire l’utilisation de fonds européens pour des activités de plaidoyer et de lobbying menées par les ONG. Voir Marianne Gros et Louise Guillot, « Commission tells NGOs EU money is not for lobbying »Politico, 28 novembre 2024. Cette décision va exactement en sens inverse de ce que nous proposons ici.

[34] Tout un programme ! Les socio-démocrates qui incarnaient les intérêts et les espoirs des classes moyennes ont complètement échoué sur ce plan, sans doute en faisant trop de concessions au  néolibéralisme. La reconstruction idéologique reste à faire. Nous nous y employons au sein de l’association The Other Economy.

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