Michel Serres a bien titré son essai. Nous sommes entrés dans le temps des crises, inévitable quand l’enjeu est tout simplement pour l’humanité, donc pour chacun d’entre nous, de quitter une ère géologique « l’anthropocène »pour entrer dans le « noocène ». L’historien Eric Hobsbawm voyait, dans le XXème siècle, en observant conflits sanglants et totalitarismes, l’âge des extrêmes. Il ne s’agissait pourtant que d’une mise en bouche. Les risques majeurs dont celui d’une mort sans phrases de…milliards d’individus, sont de notre temps, de notre siècle.
A l’évidence nos valeurs, nos représentations du monde, nos modes de raisonnement, de gestion doivent être réévalués de fond en comble, que nous le voulions ou non.
Il s’agit de vivre consciemment une métamorphose. Le processus biologique de métamorphose passe par un état de liquéfaction (la lymphe) nécessaire pour déstructurer la forme initiale (la chenille) et passer à la forme adulte (le papillon). Nous vivons sans la bien comprendre cette phase de liquéfaction qui conduit à la remise en cause des repères et des autorités. Les « jeunes » ne savent plus à quel saint se vouer et sont tentés par la fuite dans la consommation ou le nihilisme. Les moins jeunes essaient de se raccrocher à des idéaux dépassés et simplistes. Période dangereuse s’il en est où l’attachement viscéral au passé est source de guerre, où le refus de tout l’emporte sur l’envie de construire l’avenir. Alors que c’est précisément ce dont il est question : mobiliser l’humanité, chacun d’entre nous, pour résoudre les problèmes que nous avons créés, éviter de n’être que des fossoyeurs de 3,5 milliards d’années d’évolution pour organiser, enfin, et conformément à notre vocation de gardiens de la vie, une socialité heureuse et pacifiée.
Par cécité ou par simple défaut d’outils nous permettant de voir et de comprendre ce qui se passe, nous nous raccrochons encore aux bonnes vieilles recettes. « In medio stat virtus ». Aristote proposait une morale de « juste milieu ». La vertu est éloignée des extrêmes. Quand il s’agit de réformer la banque et la finance, après une crise d’une violence inouïe, nous acceptons encore les compromis. Les positions extrêmes (la nationalisation des banques, l’interdiction des opérations de gré à gré, la séparation des structures bancaires pour éviter le « too big too fail » et les risques systémiques, etc.) nous paraissent encore comme déraisonnables, impossibles à négocier. Quand il s’agit de changement climatique, nous nous contentons d’un accord international (à Cancun) sans vrai engagement contraignant. Nous acceptons sans sourciller de voir des pays voisins dirigés pendant des décennies par des dictatures et nous étonnons de la vitesse à laquelle ces dictatures s’effondrent…
Nous continuons à valoriser un bon sens qui consiste en fait à raisonner par continuité. Demain est comme aujourd’hui. Ce qui a marché hier marchera demain. Nos décisions de gestion sont marquées par ce « conservatisme » de bon aloi.
Il est pourtant devenu dangereux et même mortel. La route que suit l’humanité la conduit (donc conduit chacun d’entre nous) dans le mur. Nous le savons et nous n’arrivons pas à le croire. Parce que nous sommes soumis à nos représentations mentales et à nos valeurs du passé. Manque de lucidité, de courage, d’audace ?
Il est temps (c’est le temps des crises) d’oser penser de manière radicale. La tiédeur n’est plus de mise, car elle est dangereuse, voire mortelle. Ne pas se faire opérer d’une gangrène c’est risquer la mort. Ne pas changer de modèle économique et financier alors qu’il nous conduit dans le mur, en se contentant de changement à la marge, c’est se contenter de repousser un peu les échéances.
Au total, qu’est-ce qui est extrême et déraisonnable : conserver une vieille peau (pour reprendre la métaphore de la métamorphose) ou s’en débarrasser aussi rapidement que possible pour s’habiller de neuf ?
Alain Grandjean
3 réponses à “Le temps des crises : quand le « raisonnable » devient mortel”
une coquillette :
Au total, qu’est-ce qui extrême et déraisonnable :
@TOnin
Merci pour la coquille, c’est corrigé.
Cordialement,
L’admin
Non contents de ne pas prendre des mesures urgemment nécessaires, nous sommes dans de nombreux pays d’Europe en train d’accélérer le démantèlement de solidarités qui furent si longues et difficiles à institutionnaliser.
Il n’est pas réjouissant de se rappeler qu’il a fallu la 2ème guerre mondiale pour qu’en France soit élaboré le Programme de la Résistance, qui a notamment instauré la Sécurité Sociale.
Ni que Nazisme et Fascisme ont fait suite à une grande crise financière et à des politiques de sévère austérité adoptées supposément pour en réparer les effets.
Amitiés,
Jean-Jacques