Pourquoi des bonus mirobolants pour les traders et pourquoi des traders en prison ?

[Billet invité : Nicolas Bouleau, qui a entre temps ouvert son blog] 

Devant les difficultés économiques et environnementales que rencontre notre époque, des interprétations globales et partielles, à profusion, s’affrontent dans les journaux et les blogs. Au delà du relevé des faits nouveaux qui pénalisent ou avantagent ceux-ci ou ceux-là, les médias ne fournissent pas les mécanismes grâce auxquels le capitalisme rend légitime certains usages dans les secteurs économiques clés.

A propos de la finance, nous analysons ici la nature et les caractéristiques du risque pour les praticiens des marchés financiers afin de comprendre, et par là même de mieux situer, l’éthique sous-jacente sur laquelle s’appuie la finance néolibérale.

A. Une situation extrême dans le monde du travail

Commençons par quelques faits relatifs aux rémunérations et aux risques dans les métiers de la finance, rapide état des lieux de choses bien connues.

  • Les bonus désignent la part variable de la rémunération si ce n’est proportionnelle au profit pour la banque réalisé par l’agent du moins variant dans le même sens si ce profit est positif. Les formules sont variées. Ce mode de rémunération est général pour la quasi totalité des agents responsables d’opérations de marché.
  • En France d’après le rapport Candessus, les six principaux établissements dans lesquels l’Etat a une participation ont distribué des bonus en 2009 dont le niveau représente en moyenne 11 fois le salaire de base et pour la médiane 6 fois le salaire de base.
  • Dans le monde, les chiffres peuvent atteindre des sommets impressionnants, certains traders recevant des bonus 100 fois supérieurs à leur salaire de base (New York Times 18/12/2008) on cite des bonus atteignant 35 millions de dollars par an et au delà.
  • Les banques se considèrent dépendantes du risque de départ des meilleurs talents vers la concurrence et ainsi que le souligne le rapport Candessus « Les professionnels de marché, du fait de la rentabilité de leurs activités et du prestige de leurs fonctions au sein des établissements, jouissent, en règle générale face à leur management, d’un fort ascendant dans le processus d’évaluation de leur performance ».

 Cette situation déclenche un grand nombre de réactions dont les plus courantes sont les suivantes :

  • Les commentateurs sont choqués par ces montants d’autant plus que les banques remplissent mal leur fonction économique qui serait normalement de bien allouer les ressources financières. En particulier dans le cas des crises, on a la preuve que le système de gestion du risque et sa transcription dans le droit sont défaillants ou mal conçus.
  • La presse attribue en général les fortes rémunérations au jeu de la concurrence, comme on rémunère les joueurs de football les plus habiles.
  • Les experts que font parler médias laissent entendre, devant ces rémunérations faramineuses,  que l’économie n’est pas faite de bons sentiments depuis Adam Smith et qu’elle tient compte du fait que l’homme n’est pas bon.

On trouve aussi quelques réactions plus philosophiques :

  • Que notre époque nouvelle se caractérise par une absence d’éthique, tendance lourde liée au phénomène de désenchantement. L’agir au quotidien dans le calcul économique envahit notre temps au détriment d’une conduite de long terme.
  • C’est symptomatique de la violence du tout économique au détriment de l’environnement. Cette logique attaque irrépressiblement les « biens communs ».
  • L’ésotérisme des mathématiques financières (couverture des options, produits dérivés, titrisation et mesures cohérentes de risque, théorie stochastique de l’arbitrage, etc.) fait que les hommes politiques ne peuvent pas comprendre — un peu comme dans le domaine du nucléaire — et sont comme des enfants devant les explications des spécialistes.

 

B. Le cœur du questionnement : pourquoi concentrer sur une seule personne ce qui permettrait d’en rémunérer une centaine ?

 

Pour le cas des rémunérations de dirigeants d’entreprise cette question est assez classique et relève d’arguments politiques propres au néolibéralisme et notamment de la théorie dite du « ruissellement » selon laquelle un accroissement des inégalités est favorable au dynamisme de l’économie par les motivations qu’il active[1]. Mais comme nous allons le voir il y a une spécificité de la finance qui fait que la rémunération des traders ne se coule pas dans cette analyse.

Pour le comprendre, il faut avoir présent à l’esprit plusieurs traits particuliers des situations aléatoires qui s’appliquent à la finance.

a) En premier lieu les possibilités de prise de risque en finance se présentent suivant une logique très particulière qu’il faut comprendre. Cela concerne d’ailleurs non seulement la finance mais tous les jeux de hasard et d’argent. On peut expliciter ce phénomène grâce au « jeu de la calebasse » plus simple que le poker et qui montre remarquablement cette loi mathématique générale[2]. Cent traders avec de petits portefeuilles vont perdre en face d’un trader de portefeuille cent fois plus gros.

Reprenons ici cet exemple : Le jeu de la calebasse se joue à deux ou plusieurs joueurs. Chaque joueur dispose de graines d’une certaine couleur et toutes les graines sont de forme identique. Autant de couleurs que de joueurs. Le principe de chaque coup est que chaque joueur met dans la calebasse un certain nombre de ses graines, autant qu’il veut. La calebasse est une sorte de gros melon creux dans laquelle on a pris soin de laisser l’amorce d’une tige intérieure sur laquelle une seule graine peut tenir. Elle est secouée jusqu’à ce qu’une des graines vienne se loger sur la tige et le joueur de la couleur correspondante remporte toutes les graines qu’elle contient.

Après quoi, on compte, on échange les graines pour garder sa couleur, et diverses variantes viennent compléter la règle du jeu selon que chaque joueur connaît ou non les mises des autres, etc. On peut jouer de l’argent avec des fortunes initiales identiques ou non, avec emprunts possibles ou non, avec intérêt ou non, etc.

Comme on s’en convainc aisément, le jeu est équitable, chaque joueur a une espérance de gain nulle à chaque partie. Deux stratégies viennent immédiatement à l’esprit. La première prudente (apparemment) consiste à limiter les pertes possibles. Jouer très peu afin, pense-t-on, de tenir le coup longtemps. C’est une stratégie d’aversion du risque. La seconde est de tenter d’emblée le tout pour le tout, stratégie de propension au risque.

Le rapport de force en finance résulte du constat crucial que la stratégie prudente est catastrophique si le joueur adverse a beaucoup de graines et s’il suit la stratégie audacieuse. Le joueur prudent mesure en effet, en payant, combien les événements rares sont rares !

Quelles que soient les stratégies des joueurs, si l’on part de fortunes égales, le jeu se déséquilibre rapidement, et il est clair que celui qui a le plus de graines a un avantage. Ne serait-ce que parce que tant qu’un joueur a plus de graine que son adversaire, il a à sa disposition plus de stratégies que lui puisqu’il peut mettre plus de graines s’il le souhaite. Une pratique du jeu enseigne mieux que de longs discours qu’en fait son avantage réside dans la possibilité de pouvoir prendre plus de risques que son adversaire.

La notion de « risque » est à prendre en un sens particulier qui n’est pas qualifié par le premier moment (l’espérance) ni le deuxième moment (la variance) mais plutôt par le troisième moment, ou par d’autres grandeurs qui lui sont liées, nous renvoyons pour plus de détail à la référence citée.

Donc nous voyons que comme au poker le joueur le plus riche a un avantage mais nous voyons aussi plus précisément que le joueur dont nous avons dit qu’il était avantagé parce qu’il mise un grand nombre de graines par rapport à l’autre, a pour son gain une loi de probabilité très déséquilibrée : il perd beaucoup avec une très faible probabilité et gagne peu avec une probabilité proche de 1. Cette configuration du risque a une grande importance sur les comportements.

 

b) Il y a, bien sûr, du hasard dans les transactions financières, il n’est que de regarder le cours instantané des devises ou des autres grandeurs cotées pour s’en convaincre. Ce hasard n’est pas le résultat des fantaisies de chaque trader particulier mais un phénomène général. Donc a priori on peut trouver normal de récompenser un trader pour des gains selon le principe de gestion de faire profiter ses employés à une bonne fortune, en revanche on ne voit pas pourquoi le sanctionner pour des pertes, puisqu’il n’est pas responsable de la présence d’aléa.

Ce qu’on observe cependant n’est pas une répartition équilibrée des pertes et des gains, c’est assez surprenant et tout à fait typique du milieu de la finance : sur le nombre immense de transactions qui sont faites le bilan est que les pertes pèsent à peu près autant que les gains (avec un léger avantage pour les gains dans les périodes de croissance) mais ce bilan global cache le fait que la plupart des salles des marchés sont gagnantes et sauf certaines qui font d’énormes pertes mais très rares. Ces pertes gigantesques parsemées ont été méticuleusement répertoriées, nous renvoyons au site http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_pertes_de_trading. Déjà un de plus a été noté depuis le cas Kerviel.

La raison de cette situation est que tous les traders configurent leurs risques. Compte tenu de l’immense variété d’instruments qui sont maintenant à leur disposition (notamment options, dérivés de taux, dérivés de crédit), chacun d’entre eux choisit autant que faire se peut la forme de la loi de probabilité qui — selon les instruments de mesure à sa disposition et selon les probabilités subjectives qu’il construit — gouverne sa position : il vaut mieux gagner peu avec 99% de chances que gagner beaucoup avec une chance sur 100. Certes il y a des traders qui font des « coups » mais ce n’est pas l’ordinaire du travail. Pourquoi préférer 99% de chances de gagner peu ? Pour une raison mathématique et pour une raison stratégique. D’abord le hasard pur n’a pas de mémoire et s’il est tombé hier dans les 99% il a encore 99% de chances d’y tomber aujourd’hui et le « temps de retour » du cas de malchance est très long et peut se compter en décennies pour un portefeuille bien configuré. Et, second argument, si le « pas de chance » advient, le trader aura maintes raisons pour montrer qu’il s’agit là de circonstances tout à fait imprévisibles.

Mais alors si tout le monde configure son risque de cette façon que se passe-t-il ? Inutile d’invoquer de savants théorèmes, il faut bien que le hasard y retrouve son compte. Cela ne peut tomber tout le temps, pour tous, dans la zone de grande probabilité. Le résultat est une sorte de « scintillement quantique » : tout va bien pour tout le monde, sauf ici ou là, de temps en temps, de très graves pertes. Les marchés financiers sont ainsi. L’immense flexibilité des instruments fait que les gagnants et les perdants (par rapport aux placements sans risque) ne se répartissent pas moitié-moitié, la plupart sont gagnants et les quelques perdants perdent énormément.

Dès lors, ce constat étant fait, nous imaginons que cette dissymétrie va induire une certaine organisation sociétale du risque : comment se comporter vis-à-vis des traders sur le plan économique et juridique ?

 

C. Traduction économique et juridique de la dissymétrie du risque 

 

Il est frappant, lorsqu’on lit les argumentations utilisées dans la plaidoirie du cas Kerviel, ou d’autres, que ce que la banque reproche à son employé — n’avoir pas informé immédiatement le back office, avoir prix des risques excessifs, etc. — sont des agissements courants dont la banque ne dit mot lorsqu’elle y trouve profit. Elle dit exactement à son trader « tu es couvert si tu gagnes, puni si tu perds ». Pour mieux comprendre examinons le contexte déontologique.

Parmi les règles comptables prudentielles les plus utilisées en matière de risque en finance, la plus courante est ce que l’on appelle Value at Risk notée VaR, elle représente la perte maximale qu’on a la probabilité p (en général p=95% ou p=99%) de ne pas dépasser à une échéance donnée. Le calcul de VaR pour un portefeuille d’actifs financiers ou pour un établissement bancaire présente des difficultés de diverse nature dues notamment à la fluctuation des cours (mark to market) et aux actualisations, et on lui préfère maintenant pour des raisons théoriques les mesures cohérentes de risque qui sont plus satisfaisantes pour les produits structurés par réunion de portefeuilles. De toute façon il faut garder à l’esprit qu’on ne voit pas sur le seul résultat si telle ou telle règle prudentielle a été suivie ou pas. Car la probabilité afférente à une situation donnée n’est pas objective mais interprétative et susceptibles de plusieurs évaluations (en particulier à cause des queues de lois et les lectures diverses des événements rares).

Quant aux règles prudentielles pour les banques elles-mêmes, elles sont souples, incitatives, et le plus souvent fondées sur l’idée que le mieux est que ce soit les intervenants eux-mêmes qui définissent les limites de la liberté des intervenants sur le marché car ce sont eux qui connaissent le mieux les intérêts en jeu. Ceci s’exprime par des recommandations ou des méthodes plus subtiles tel que le système se conformer ou expliquer (comply or explain) utilisé par la Commission européenne dès 2006, donc avant la crise, avec la directive 2006/46/CE relative aux sociétés cotées en bourse. On demande annuellement aux banques ou aux entreprises concernées soit de se conformer à une règle prudentielle ou déontologique explicite (telle que les clubs d’affaires ou fédérations professionnelles en élaborent) soit si ce n’a pas été le cas pendant une certaine période de l’année d’indiquer pourquoi ils ne l’ont pas fait et ce qu’ils ont fait alors.[3]

Donc nous devons reconnaître qu’il y a un flou intrinsèque. La banque souhaite encourager le risque qui lui profite (incitée à cela par des modèles économiques très simples qui montrent que l’espérance croît avec la variance conformément au jeu de la calebasse). Mais elle veut dissuader le trader de faire des pertes. Globalement elles peuvent y parvenir la plupart du temps mais à la condition que rarement les pertes soient énormes.

Ce qui se passe alors est qu’elle se tourne contre son trader en utilisant tous les moyens juridiques disponibles. Se fondant sur la notion de préjudice subi, elle plaide en l’accablant le plus possible, à titre d’exemplarité en retournant contre lui tout le flou des probabilités à respecter.

Résumons. Le trader est encouragé à prendre des risques pour faire du profit. Ces risques induisent des résultats très dissymétriques pour sa hiérarchie : souvent des petits gains, rarement des grosses pertes. Donc : il est récompensé s’il apporte du profit, et mis en prison s’il fait des pertes énormes. Tout est fait par les banques pour supprimer les pertes et garder les gains mais cela ne supprime que les petites pertes. C’est la « condition humaine » du trader. Et par conséquent des banques. Cela va normalement se voir de plus en plus et s’amplifier. C’est un métier de roulette russe, comme pratiquent les anciens du Viet Nam dans le film Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (1978).

 

D. Comparaisons avec d’autres gestions humaines de situations à risque.

 

  a) Parmi les transactions commerciales à risque, on doit d’abord citer le trafic de stupéfiants qui représente d’après les estimations de l’OMS le troisième volume d’activité après le pétrole et l’alimentation juste devant les armes et les médicaments avec environ 400 milliards de dollars par an. Une certaine similarité est ici frappante avec le monde de la finance. Du point de vue strictement commercial pour l’écoulement du produit, le risque possède une configuration d’aléa très typique : si tout se passe bien pour les narcotrafiquants les bénéfices sont sûrs et quasi déterminés, le hasard n’intervient qu’au niveau des pertes par les saisies de la police, qui sont en général des captures de taille moyenne. Des principes de fonctionnement des réseaux mafieux par menace sur la vie des responsables de quantité importante de produit sont notoires, ainsi que la possession d’armes et les règlements de compte pour raisons tenues secrètes. Malgré les difficultés du recueil d’informations fiables et comparables il est reconnu que la criminalité a une de ses explications dans la tension inhérente à l’organisation du commerce de la drogue. Elle explique au moins pour partie le fait qu’en Colombie le taux d’homicides atteigne 70 pour 100000 habitants annuellement, 30 au Venezuela et en Bolivie, 25 au Brésil soit 5 fois plus qu’en France[4]. Il semble donc que dans ce milieu le risque financier exceptionnel (négatif) soit répercuté sur les divers échelons du réseau par des menaces de mort alors que le management lui-même est rémunéré au pourcentage.

b) Ceci est très différent de ce qui se passe dans beaucoup d’autres métiers à risque. Si nous nous tournons vers le domaine du génie civil et la construction des ouvrages d’art. Il est clair que l’ingénieur ou le bureau d’étude qui conçoit un pont ou un barrage, est aussi dans une situation où le risque est présent et ne peut être effacé. Les sollicitations résultent des conditions météorologiques et maintenant climatiques. L’usage veut que dans ces métiers, on annonce publiquement les caractéristiques des sollicitations auxquelles l’ouvrage est sensé résister, elles sont définies par des règlements. L’ingénieur n’a pas de prime si l’ouvrage se fatigue moins que prévu ni de mise en examen si une tempête vient à le rompre.

Un point commun de la finance avec la drogue est que le risque apporte du profit. Dans les deux cas, ceci induit une façon violente de gérer les responsabilités. La finance néolibérale actuelle est irrémédiablement créatrice d’aléa, il ne peut y avoir de marché où la spéculation est possible (par achat et revente libre) sans une agitation des cours, c’est elle qui produit l’aléa. Son origine est fondamentalement due à des choix d’organisation de la société humaine et non aux éléments naturels. Evidemment il n’y a pas que les traders qui subissent les conséquences désastreuses de cette agitation, également les entrepreneurs qui ne peuvent plus lire les signaux-prix des composants de leur fonction de production, ou les agriculteurs qui ne voient plus l’avenir à cause du chaos des cours mondiaux. Mais là n’est pas notre sujet. Le point philosophique que nous voulons soumettre à la réflexion du lecteur est cette curieuse légitimité de la finance et la violence qu’elle engendre qui passe inaperçue aussi bien des politiques, de la presse que du système juridique. Car ce qui est choquant, et qui révèle la miscibilité des professionnels de ces trois secteurs, c’est que les banques gagnent toujours : les configurations de risque que les traders prennent sont telles que le plus souvent leur banque a du profit, et que lorsqu’il y a perte, la perte est grave. Mais là il ne peut y avoir que deux cas : ou bien la banque savait ce qui se passait et l’employé n’étant qu’un salarié, elle ne peut se retourner contre lui, ou bien elle ne savait pas, et alors elle c’est qu’elle est mal gérée. La victoire juridique de la banque contre son trader est la preuve même qu’elle laisse opérer en son sein des procédures douteuses qu’elle dissimule quand tout va bien et qui lui permettent d’accabler le trublion quand il y a perte.

En fait, elles ne sont pas toujours gagnantes d’un point de vue comptable car les pertes rares et énormes ne peuvent être remboursées par l’individu trader. Mais elles sont toujours gagnantes juridiquement. C’est ce qui est le plus immoral d’un point de vue philosophique et éthique. L’autonomie du trader est toujours laissée suffisamment dans le flou pour qu’il puisse prendre des risques mais que si un cas rare défavorable survient, on puisse se retourner spectaculairement contre lui, en réclamant, comme vient de faire la Société Générale 4,9 milliards d’Euros de dommages et intérêts à Jérôme Kerviel condamné en première instance à cinq ans de prison dont trois fermes.

Comment qualifier de façon objective les usages bancaires ainsi observés ? Cela ne relève pas de la naïve et primaire corruption — que les libéraux européens soulignent à l’envi dans les pays d’Europe du Sud pour expliquer les dettes et justifier les politiques de rigueur — c’en est une forme supérieure, beaucoup plus élaborée et structurée institutionnellement, qui consiste pour la banque à se faire une probité aux yeux de l’opinion en prenant un salarié désigné par le hasard comme bouc émissaire et à l’accabler d’avoir fait ce que tout le monde fait d’ordinaire et que l’on tait quand c’est profitable.

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[1] Cf. G. Giraud et C. Renouard Le facteur 12, Pourquoi faut-il plafonner les revenus, Carnets Nord 2012; H. Morel La France surendettée ? Les Petits Matins 2011.

[2] Cf. N. Bouleau Mathématiques et risques financiers O. Jacob 2009.

[3] Cf. J.-B. Poulle Réflexions sur le droit souple et le gouvernement d’entreprise, Le principe « se conformer ou expliquer » en droit boursier. L’Harmattan 2011.

[4] cf. Camara M., Salama P. »Homicides en Amérique du Sud : les pauvres sont-ils vraiment dangereux » Tiers-Monde, 44, n174, pp. 393-416, 2003.

2 réponses à “Pourquoi des bonus mirobolants pour les traders et pourquoi des traders en prison ?”

  1. Avatar de Economiam

    Bonjour, je m’etonne de votre approche dans cet article, au vu du ton mesuré que vous employiez dans cette interview au Figaro: http://www.lefigaro.fr/sciences/2008/10/29/01008-20081029ARTFIG00573-les-mathematiciens-financiers-ne-sont-pas-dans-le-projet-manhattan-en-train-de-fabriquer-la-bombe-d-hiroshima-.php

    Tout d’abord, concernant les traders et la prison, parlez vous spécifiquement de la France ou bien d’une situation generale de par le monde? On peut se le demander au vu de ce commentaire du Monde: http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/02/13/traders-condamnes-encore-une-exception-francaise_1831908_3232.html

    Ensuite permettez moi d’opposer quelques arguments aux affirmations suivantes:
    – « les entrepreneurs qui ne peuvent plus lire les signaux-prix des composants de leur fonction de production »: je crains qu’il ne soit un peu trop reducteur d’opposer la stochasticité de la finance a la regularité du reste de l’economie dans la mesure ou tout investissement comporte une part d’alea.
    – « les agriculteurs qui ne voient plus l’avenir à cause du chaos des cours mondiaux »: ici encore, la meteo n’est-elle pas le premier des aleas impactant le niveau des cours des matieres agricoles? Les contrats a termes permettent bien sur de mitiger ces effets, ce qui donnerait un role stabilisateur a la finance.

    Notez cependant que mon commentaire ne cherche pas a dire que le secteur financier ne souffre pas de problemes importants (leverage des banques, alea moral par rapport a la socialisation des pertes,…). Je pense juste qu’il ne suffit pas de se contenter de generalités. Par ailleurs, je travaille dans le secteur financier.

    Pour plus de precisions: http://ecomiam.blogspot.com.es/2013/02/models-and-bottles.html

  2. Avatar de Nicolas Bouleau
    Nicolas Bouleau

    Merci à Economiam de ce commentaire.
    Sur votre première remarque (que mon ton était plus mesuré dans une interview de 2008 au Figaro) je dirai qu’à cette époque beaucoup de commentateurs de la crise des subprimes accusaient non pas les marchés organisés ni même la titrisation mais le fait qu’il y eût des mathématiques en finance, or ceci est une question liée mais différente, et puis, en effet depuis cette date j’ai évolué, je le reconnais et je suis nettement plus sévère avec les marchés financiers. C’est l’approfondissement des questions qui m’oblige à pointer de plus en plus clairement l’idée fausse (induite par des idées théoriques d’Arrow-Debreu-Radner auxquelles on fait dire plus qu’elles ne disent) que les marchés marchés organisés seraient « efficients ».
    Sur le problème de la lecture des paramètres d’une fonction de production je maintiens qu’en effet il y a là une situation tout à fait préoccupante. Il ne s’agit pas d’ »opposer la stochasticité de la finance à la regularité du reste de l’economie » non, mon idée n’est pas du tout qu’il y aurait une sphère financière autonome, mais que la finance pilote toute l’économie et que les aléas qui brouillent le plus la lecture des facteurs (sociaux et environnementaux) dont auraient besoin les producteurs pour pouvoir en tenir compte, ces aléas viennent surtout de la finance. Le mot aléa est d’ailleurs insuffisant pour qualifier un véritable brouillage, comme on brouille un signal. J’y vois en particulier une des explications du si faible impact de la raréfactions des ressources fossiles sur les comportements, si l’on en juge d’après les résultats quantitatifs globaux.