Les nouveaux défis

La crise écologique concerne tous les domaines. Stopper la perte de biodiversité, réduire les émissions de gaz à effet de serre et la diffusion de produits toxiques dans les sols, l’air et l’eau, tout cela suppose de remettre en cause radicalement le modèle actuel.

Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur les dégâts humains et planétaires des usines installées “ailleurs” . Nous ne pouvons plus espérer que le fléau du chômage sera réduit par une reprise de la croissance dont nous savons par ailleurs qu’elle est mortifère. Il va bien falloir inventer un partage du travail et de nouvelles solidarités dans ce contexte, si nous ne voulons pas faire le nid de dictatures, les seuls régimes à même de contenir les revendications légitimes des plus défavorisées dans un monde qui serait devenu insupportable car trop inégalitaire.

La transition écologique ne se fera pas en modifiant à la marge nos systèmes de production et de consommation ou notre énergie. Elle va nécessiter des évolutions en profondeur, sur tous les plans et dans tous les domaines et dans le monde entier. Cette transition suppose des investissements lourds et des financements à la hauteur, un cadre d’incitations (réglementation, fiscalité et aides diverses) refondu, de nouvelles pratiques économiques et financières, et de nouvelles manières de penser, créer et mettre en œuvre collectivement.

Il s’agit de quitter un monde qui se détruit pour faire éclore progressivement une nouvelle vision, de nouvelles relations à la planète et à autrui, de nouveaux modes de production et de consommation, de nouvelles technologies, propres et sobres.

La transition facteur d’innovation collective et sur tous les plans

Nous ne pourrons plus éternellement vivre dans une société du toujours plus de consommation de produits jetables, voir dont l’obsolescence est programmée à dessein. Il va bien falloir nous mettre à revaloriser une forme de sobriété et le plaisir des échanges dans des travaux de réparation et de réutilisation.

Ces changements peuvent être éminemment positifs : permettre et favoriser de nouveaux liens, de nouvelles solidarités, développer des échanges et des coopérations ; bref un mieux vivre et travailler ensemble.

Le caractère très innovant des solutions à imaginer rapidement nécessite des modes de coopération nouveaux, à tous les niveaux, tant dans les processus créatifs que dans le partage de la valeur créée. L’intelligence collective devra être mobilisée à une époque où l’individualisme semble la seule valeur commune… et après des années d’endoctrinement visant à faire croire que la rapacité était favorable à l’intérêt économique général.

La complexité de la situation rend caduque la répartition des rôles entre le savant, l’expert, le politique et le citoyen qui s’est imposée progressivement dans notre civilisation occidentale. Tout cela nécessite une remise en cause profonde de la délibération collective1 dans les domaines qui demandent de manipuler des informations complexes ou incertaines. Cela suppose surtout l’adhésion des citoyens et la formation des acteurs, tant sur la question des enjeux que sur les nouvelles pratiques à développer dans tous les domaines. Plus que jamais, le principe de subsidiarité s’impose et les décisions et initiatives prises au niveau local doivent être encouragées et valorisées. Un énorme chantier qui démarre doucement en France.

Des défis multidimensionnels : l’exemple de la transition énergétique

80% de l’énergie mondiale est d’origine fossile et donc source de de gaz à effet de serre. Le débat est complexe : les énergies dites décarbonées (renouvelables et nucléaire) sont très intensives en capital, leur financement ne peut être le même que celui des énergies fossiles.

Le nucléaire ne peut évidemment être généralisé dans tous les pays du monde et pose des questions difficiles à traiter démocratiquement (comment prendre une décision sur une technologie dont on ne peut exclure le risque d’accidents aux conséquences imprévisibles ?). Il souffre par ailleurs de lourdes difficultés industrielles en Europe2.

Les énergies renouvelables posent aussi un certain nombre de questions : l’éolien terrestre est parfois mal accepté par les riverains, le solaire dans certains cas pose aujourd’hui des problèmes d’occupation d’espace (pour les parcs au sol). Les deux nécessitent au kWh produit plus de matériaux que l’énergie nucléaire, sont intermittents et nécessitent, pour leur généralisation, des solutions compétitives au problème du stockage, notamment intersaisonnier. Développer les énergies renouvelables suppose des investissements lourds mais à l’abri des folies spéculatives des opérations sans lien avec le réel et un cadre d’incitations (réglementation, fiscalité et aides diverses) refondu, l’adhésion des citoyens et la formation des acteurs.

La réduction massive de nos consommations d’énergie est inévitable. Comment atteindre la sobriété énergétique ? Elle suppose de nouveaux mécanismes de financement et des investissements importants. Elle nécessite aussi une révolution mentale : la puissance disponible (pour les déplacements, le chauffage de nos habitats mais aussi pour tous les moments de notre vie quotidienne) et la facilité d’accès de cette puissance sont des valeurs fortes si ce n’est fondamentales de nos sociétés. Comment faire bouger vite ces valeurs ? Par ailleurs, cette transition énergétique suppose une formation massive des opérateurs et des dispositifs nouveaux en matière de contrôle qualité.

Les nouveaux défis de l’ingénierie

Si la transition écologique suppose un nouveau rapport à l’expertise, elle ne peut pour autant s’en passer, car elle éclaire les choix et permet d’éviter des erreurs potentiellement lourdes de conséquences. En particulier les dogmes, l’idéologie, les préférences affectives, les effets de mode… peuvent être mauvais conseillers et conduire à promouvoir des solutions qui peuvent, dans certains cas, aggraver le problème posé.

Prenons quelques exemples concrets.

Comment réduire nos émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) ?

Il est difficile d’agir efficacement sur ce qu’on ne connaît pas. Quand on sait évaluer les émissions de GES et leurs sources, cela devient plus facile de les réduire. Les grandes surfaces de distribution par exemple, très utilisatrices de camions pour les marchandises qu’elles transportent, émettent aussi des GES par les fuites de réfrigérants. Bien l’évaluer permet de savoir comment faire…

Les biocarburants

Les biocarburants remplaçant le pétrole à partir de produits d’origine agricole (maïs, betteraves, cannes à sucre, etc. ) sont-ils vraiment efficaces, au plan énergétique et climatique ? Pour le savoir, il faut tenir compte de nombreux facteurs (énergie et produits utilisés pour faire pousser les plantes, pour les sécher, déstockage éventuel de “carbone” du sol, déforestation directe ou indirecte, etc.). La réponse n’est pas si simple…

Le recyclage

Notre modèle est celui d’une économie linéaire, minière : en caricaturant nous extrayons des ressources naturelles pour en faire des “biens” dont nous consommons une partie et jetons le reste sous forme de déchets gazeux, solides et liquides. Nous gaspillons à toutes les étapes de ce processus des ressources et de l’énergie. Il va nous falloir apprendre à nous inspirer de la nature et trouver des modèles où nos déchets deviennent des ressources matérielles ou énergétiques. Rien d’évident dans cette mutation3 : les matériaux que nous utilisons sont souvent agglomérés trop finement dans les produits pour pouvoir être recyclés facilement ; ils sont parfois totalement dispersés dans la nature (comme les poussières de pneu pour ne prendre qu’un exemple parmi mille).

Le mythe de la dématérialisation numérique

Est-il vrai que l’informatique et le numérique sont immatériels et nous feraient entrer dans une économie post-industrielle ? Malheureusement non et c’est ce qu’on constate quand on fait les quelques calculs indispensables. Il faut des usines pour produire les matériels nécessaires (ordinateurs, serveurs, téléphones, data centers..), des matériaux (béton acier etc.) pour les réseaux téléphoniques et des minerais et beaucoup d’énergie pour tout cela. Peut-on imaginer une “société 2.0” beaucoup moins vorace matériellement ? Beau défi d’ingénieur.

Les progrès dans le contenu énergétique du PIB

On pourrait croire que du fait des progrès techniques, le PIB est de moins en moins intense en énergie – c’est le mythe du découplage et de la solution magique de la technologie. Cela n’est malheureusement pas vrai de manière générale et dépend beaucoup des pays. On observe à l’inverse assez souvent ce qu’il est convenu d’appeler un “effet rebond” : les gains résultant d’actions d’efficacité énergétique sont réutilisés dans d’autres domaines ou pour d’autres applications et, au total, toujours plus d’énergie est consommée. Vous achetez un réfrigérateur 4 étoiles, votre facture d’énergie baisse et libère un peu de pouvoir d’achat et vous pouvez vous payer un micro-onde. Une meilleure isolation vous permet de bénéficier d’une température intérieure supérieure, etc.

Les nouveaux défis économiques

Nos comptabilités et nos raisonnements économiques devront être modifiées en profondeur pour intégrer des effets indirects de nos choix (soit dans l’espace soit dans le temps). L’économie devra être mobilisée et la vision « mainstream » refondée en profondeur. Le PIB sera bientôt vu comme un indicateur d’un autre âge, mystérieusement adoré pendant quelques décennies.

Comment planifier la transition ?

On sait que, laissées à elles-mêmes, les entreprises ne peuvent réaliser, dans le bon rythme , la transformation écologique de grande ampleur nécessaire. Ce n’est pas leur vocation ni leur intérêt. Les autorités publiques doivent définir un cap et une feuille de route. L’Europe et la France s’y emploient depuis quelques années mais de manière encore hésitante. Divers travaux dessinent les chemins à suivre (voir notamment le Plan de transformation de l’économie française proposé par le Shift Project4). Il reste à mettre en œuvre cette planification dans un cadre démocratique et de manière juste, ce qui n’est pas un mince défi.

Comment financer la transition ?

De nombreuses solutions existent, nous n’en citerons que quelques-unes : mettre la création monétaire européenne au service de la transition écologique, à travers un quantitative easing fléché de la Banque centrale européenne. Il nous paraît également indispensable de revoir les règles budgétaires européennes qui, en l’état, par l’importance démesurée accordée à la dette publique, freine dramatiquement les investissements publics. Il faut également réguler et réorienter les investissements privés, notamment en intégrant les risques posés par le climat à la stabilité financière et décourager ainsi les investissements nocifs pour la planète. Enfin, mettre fin aux paradis fiscaux et à l’évasion fiscale permettrait de « récupérer » près de de 500 milliards d’euros chaque année à l’échelle de la planète…5

Quel prix donner au carbone ?

Il y a un fort consensus pour « donner un prix au carbone » de sorte que les « pollueurs » (qui émettent du CO2) soient les « payeurs » en application de la constitution française. Faut-il un seul prix mondial ? Des prix différents par régions du monde, par secteurs économiques ? La pure théorie économique ne suffit pas pour répondre à ces questions. Mais le politique doit pouvoir s’appuyer sur une expertise.

Quel taux d’actualisation ?

Les calculs économiques qui permettent d’évaluer l’intérêt d’un investissement (des dépenses aujourd’hui pour des gains futurs) ou pour fixer le prix de revient d’un produit ou d’un service (comme l’électricité) sont faits en utilisant un taux d’actualisation. Plus ce taux est élevé moins l’avenir compte… Comment fixer un taux pertinent ? Comment le faire dans une période de faible croissance et de quasi-déflation ?

Inventer de nouveaux indicateurs

Le PIB ne reflète aucunement la dépendance d’une économie aux ressources naturelles, n’intègre pas les dommages écologiques provoqués par l’activité économique. Il ne donne aucune indication sur la vulnérabilité d’un pays aux chocs climatiques, ou encore le niveau de bien-être de ses habitants ou le niveau d’inégalités. Alors qu’il est clairement inapproprié pour éclairer les politiques publiques, le PIB (et son fameux ratio par-rapport à la dette6) confisque de manière quasi-constante le débat sur le budget de la Nation et l’état du pays.

Organiser les échanges internationaux dans un monde fini

Le libre-échange a été un idéal pendant des décennies car il était supposé apporter paix et prospérité à tous. Il n’a pas tenu ses promesses même si des milliards d’humains sont sortis de la misère au XXè siècle7. Par ailleurs, le monde se fracture et de nouveaux conflits de puissance apparaissent. Le libre-échange suppose implicitement que les ressources énergétiques et naturelles sont infinies ; les limites planétaires peuvent conduire à de violentes guerres pour le contrôle de ses ressources, ou au contraire, à repacifier nos relations internationales mais sûrement pas en les organisant autour d’un idéal dogmatique désuet et dont les insuffisances ont été démontrées.


  1. Voir Loïc Blondiaux, Bernard Manin, Le tournant délibératif de la démocratie, Presses de Sciences Po, 2022 ↩︎
  2. Nucléaire : Grande-Bretagne, France Finlande, des retards en cascade pour les EPR, La Croix, 20 mai 2022. ↩︎
  3. Voir Philippe Bihouix, L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, 2014. ↩︎
  4. Voir https://ilnousfautunplan.fr/ ↩︎
  5. Voir le travail du Tax Justice Network. ↩︎
  6. Il convient de rappeler que le rapport Dette/PIB n’a aucun fondement économique. Voir le module Dette et déficit publics sur The Other Economy. ↩︎
  7. Voir Angus Deaton, La grande évasion. Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016. ↩︎