« Le temps est venu de régler le principal problème de la France : sa production. Il nous faut produire plus il nous faut produire mieux. C’est donc sur l’offre qu’il faut agir. Sur l’offre ! Ce n’est pas contradictoire avec la demande. L’offre crée même la demande. » François Hollande ; janvier 2014[1]
La loi de Say, célèbre « loi » économique enseignée dans tous les cursus d’économie, fonde la pensée économique dite libérale[2], selon laquelle le marché s’auto-régule. Les recommandations d’économie politique qui en découlent sont au cœur des « politiques économiques » dites de l’offre[3]. Il suffirait de « laisser faire, laisser passer [4]». Soit, plus concrètement, réduire au maximum les règlements et autres entraves à la production et réduire les obstacles aux échanges. Ces recommandations sont au cœur de la politique économique européenne (voir notre billet « Le tout-marché au coeur du triple échec européen ») et généralement dans les programmes dits libéraux[5]. Quant à la loi de Say elle est présente sous une forme plus sophistiquée dans de nombreux modèles macroéconomiques, dits d’équilibre général. Plus profondément, elle est implicitement ou explicitement utilisée dans des raisonnements économiques courants.
Il est pour le moins surprenant qu’une « loi » manifestement fausse soit toujours considérée comme juste. Cet article vise à la présenter et à la réfuter.
La loi de Say[6]
Appelée loi des débouchés elle dit tout simplement que c’est « l’offre qui crée la demande ». Citons Jean-Baptiste Say[7] : « le fait seul de la formation d’un produit ouvre, dès l’instant même, un débouché à d’autres produits ».
Pour JB Say et ses successeurs, la production génère un pouvoir d’achat qui permet d’écouler de nouveaux produits. Voici son raisonnement :
« Il est bon de remarquer qu’un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur. En effet, lorsque le dernier producteur a terminé un produit, son plus grand désir est de le vendre, pour que la valeur de ce produit ne chôme pas entre ses mains. Mais il n’est pas moins empressé de se défaire de l’argent que lui procure sa vente, pour que la valeur de l’argent ne chôme pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son argent qu’en demandant à acheter un produit quelconque. On voit donc que le fait seul de la formation d’un produit ouvre, dès l’instant même, un débouché à d’autres produits. »
Dès lors si l’on suit ce raisonnement c’est l’offre qu’il faut stimuler et non la demande, qui ne peut être insuffisante. Les politiques de l’offre visent à faciliter la vie aux entreprises (baisse du cout du travail, déréglementation, aides à l’innovation, etc.). Qu’il faille, dans un monde ouvert à la compétition internationale, plutôt aider nos entreprises que les défavoriser, semble raisonnable ou en tous les cas se discute. En revanche croire que cette politique de l’offre suffirait pour rétablir la bonne santé de l’économie dans son ensemble repose sur le raisonnement de JB Say qui est, lui, indiscutablement faux.
Il comporte en effet trois erreurs évidentes.
1 Ce n’est pas la production qui engendre du pouvoir d’achat mais la vente
Du temps de JB Say on pouvait sans doute imaginer que tout ce qui était produit trouvait acheteur, tant les pénuries étaient fortes. Souvenons-nous que l’Irlande a connu une famine en 1851, après la mort de JB Say. Mais ceci est faux maintenant et depuis longtemps. Les crises de surproduction ont émaillé notre histoire pour plusieurs raisons ; la puissance de nos machines permet de produire massivement et bien au-delà des capacités de consommation des consommateurs, la concurrence peut susciter des productions en excès (chacun des concurrents espérant vendre ses produits et que ses concurrents n’y arrivent pas), les études de marché et les services marketing ne sont pas infaillibles etc.
En revanche, il est bien exact que la vente des produits apporte un pouvoir d’achat qui va servir à l’entrepreneur à rémunérer ses salariés, fournisseurs, sous-traitants, banquiers, à payer ses impôts et taxes, à investir et in fine, si possible, servir des dividendes. Dit autrement, il est bien vrai que les revenus des uns (dans notre cas, issues des ventes de l’entrepreneur, et qui lui servent à payer ses charges et investissements) sont les dépenses des autres (celui qui achète les produits vendus). Il s’agit d’une tautologie comptable.
Mais il y a une différence énorme entre les deux énoncés. L’énoncé tautologique ne permet pas de conclure à une loi des débouchés qui, elle, implique l’impossibilité des crises de surproduction ou d’une insuffisance de la demande, « l’offre créant sa demande ».
John Maynard Keynes et ses successeurs insisteront sur le rôle de l’incertitude et de l’imperfection de l’information dans la décision économique. Si des produits peuvent ne pas trouver acheteur c’est en effet parce que l’entrepreneur est insuffisamment informé et qu’il y a bien des événements incertains dont l’anticipation parfaite est juste impossible à faire dans la « vraie vie ».
2 Cette loi fait l’impasse sur le rôle du crédit.
La vision suscitée par la loi de Say est celle d’une circulation de pouvoir d’achat qui ne peut en aucun cas expliquer la croissance de la production totale. Supposons en effet que tout produit trouve acheteur et qu’il n’y ait effectivement pas de surproduction. Bref faisons abstraction de l’argument précédent. Alors pour une année le total, au niveau macroéconomique, des dépenses faites (Dn) est égal au total des revenus (Rn). D’où peut donc venir qu’en l’année n+1, Rn+1 ou Dn+1 (toujours égaux par hypothèse) soient supérieurs à Rn ou Dn ?
Cela ne pourrait se concevoir que si les prix baissaient à mesure que les volumes de produits croissent. Mais les périodes de déflation de ce genre (baisse généralisée et permanente des prix) posent des problèmes tels qu’elles ne durent pas très longtemps. Dans les faits, les prix ont plutôt toujours tendance à croître. Dès lors comment passer de Dn à Dn+1 ? Tout simplement par le crédit. C’est grâce au crédit que le pouvoir d’achat (au sens d’argent disponible au total) peut augmenter d’une année sur l’autre.
Notons bien que ce qui peut augmenter ce pouvoir d’achat disponible n’est pas le crédit mutuel (Pierre prête à Paul une somme dont il se dessaisit ; ce crédit ne fait que transférer du pouvoir d’achat) mais un crédit créant de la monnaie ex nihilo, crédit fait par les banques[8].
Ne pas tenir compte du crédit, c’est passer à côté d’un des mécanismes déterminants de l’économie. Qu’on pense tout simplement au taux d’endettement actuel des économies…
3 La monnaie n’est pas un voile sur les échanges
La loi de Say repose sur le postulat selon lequel « les produits ne s’échangent que contre des produits ». La monnaie serait un voile sur les échanges, sans effet sur l’économie. On vend un produit, non pas pour récupérer de la monnaie, mais pour en acheter un autre.
Cette représentation de la loi de Say est d’ailleurs formalisée mathématiquement par Léon Walras[9] qui représente la monnaie comme une marchandise, dont le prix se fixe pour « équilibrer » les marchés de toutes les autres marchandises. Les modèles économiques qui s’inspirent de cette représentation sont dits Walrasiens, ou d’équilibre général[10]
Cette idée (selon laquelle les produits ne s’échangent que contre des produits) conduit l’économiste à ne s’intéresser qu’aux biens et services réels sans se soucier de l’impact (nul par postulat) de la monnaie.
Les faits ont montré combien cette vision est erronée. La crise de 1929 est une crise du système financier et monétaire. Des crises bancaires, financières et monétaires se sont succédées[11] notamment depuis la fin des accords de Bretton-Woods. La raison principale en est que la création monétaire, faite par les banques, n’est pas régulée automatiquement au niveau juste nécessaire et suffisant pour que la production et la demande s’ajustent tout le temps comme par miracle. La monnaie étant créée principalement à l’occasion des crédits demandés par la clientèle des banques et détruite à l’occasion des remboursements, a un effet pro-cyclique : quand les perspectives sont bonnes il y a demande croissante de crédit et création monétaire, c’est l’inverse quand les perspectives sont mauvaises. Plus gravement dans certaines situations, comme pendant la crise de 1929 où de nombreuses banques ont fait faillite, l’insuffisance de monnaie en circulation a aggravé la crise économique. Dans les situations d’hyperinflation[12] , c’est l’inverse qui est en cause : une suralimentation monétaire.
Bref, la monnaie n’est pas neutre. Et la loi de Say est fausse pour cette troisième raison : il n’est pas possible de faire comme si les produits s’échangent comme des produits. L’économie moderne ne se ramène pas à un gigantesque troc et ne peut s’analyser aussi simplement.
Conclusion
La loi de Say étant fausse, les recommandations d’économie politique qu’on pourrait en tirer ne sont pas fondées. Il peut donc arriver que la demande soit insuffisante pour « écouler » la production, que l’économie ne soit pas en équilibre, au sens où sur les divers marchés de biens et services l’offre et la demande s’égaliseraient.
Il peut d’ailleurs sembler étonnant qu’il faille argumenter autant alors que le chômage montre que le marché de l’emploi n’est pas équilibré, et durablement. Ou que de nombreux secteurs peuvent connaître des surcapacités de production (on connaît l’exemple de l’acier en ce moment). Ou que les crises monétaires bancaires ou financières montrent l’instabilité du capitalisme laissé à lui-même
Mais les économistes s’inspirant implicitement de Say peuvent se convaincre eux-mêmes que tout va pour le mieux. Les mêmes économistes s’aveuglent sur les capacités de maîtrise de l’économie.
Ainsi Robert Lucas[13], alors président de l’Association des économistes américains[14], conclut en 2003 : « Le problème central de la prévention des récessions est résolu, dans toutes ses implications pratiques, et il l’est pour de nombreuses décennies[15]. »
Cet aveuglement est partagé par des personnages influents comme Alain Minc déclarant en 2004[16] : « le risque systémique est une construction de l’esprit », « l’économie contemporaine semble(…) à l’abri d’un accident endogène, c‘est-à-dire une explosion du jeu même du marché et que les coupe-feu traditionnels seraient incapables de cantonner. La machine est tellement huilée qu’elle serait faire litière du risque systémique. »
C’est sans doute ce que pense aujourd’hui Donald Trump qui envisage de déréglementer la finance.
Les économistes de la Nouvelle économie classique[17] convaincus que l’économie s’équilibre si les marchés sont concurrentiels, en déduisent que si, dans la vraie vie, l’équilibre n’est pas là c’est que les marchés ne sont pas assez concurrentiels. Ils en déduisent par exemple que ce sont les rigidités du marché du travail (le SMIC, le CDI, le code du travail…) qui sont à l’origine du chômage. Dit autrement à leurs yeux, les règles et les lois éloignant l’économie réelle d’un modèle théorique (celui de l’équilibre général concurrentiel) sont la cause des déséquilibres observés ! Ils en deviennent normatifs et dogmatiques : le monde doit à leurs yeux se mouler dans leur modèle ! Ce ne serait pas préoccupant si leurs idées n’avaient pas d’influence, mais elles en ont beaucoup tant au niveau de la commission européenne comme dit en introduction que dans tous les partis politiques qui se revendiquent libéraux (au plan économique). .
Il est donc indispensable de montrer à quel point ces idées sont erronées, et ce, sans aucun parti pris politique. La logique n’est pas de gauche ni de droite !
Alain Grandjean
Quelques liens pour aller plus loin :
- Une vidéo qui contextualise la polémique : https://www.youtube.com/watch?v=sVzLe6v6Y2k
- Une série de 3 billets sur le très pédagogique blog « Parlons un peu d’économie » : ici, ici et là, qui explique les arguments des détracteurs historiques de la loi des débouchés, comme Malthus ou Keynes
7 réponses à “Pour en finir avec la loi de Say”
Encore un article éclairant, merci.
le raisonnement théorique est imparable et interroge profondément (me désespère également) :
Dans la vrai vie, les économistes « classiques » ne sont pas plus bêtes que vous et moi (non économiste) et sont donc sensés le comprendre voir le tenir par eux même, quand bien même ils auraient appris autre chose à l’école (on pourrait en dire autant des personnes politiques)… et pourtant ca n’est pas le cas.
Pourquoi ?
Un (mon) élément de réponse peut être un peu simpliste (que vous partagez sans doute)
Est ce qu’un humain (en groupe) est capable de diffuser un raisonnement dont la conclusion remettrait en cause profondément ses moyens de subsistance (confortable) ? Je ne le crois pas
=> je n’ai pas de solution simple à ce second problème, hormis des solutions extrêmes « court termiste » ou « idéalistes » (et longues) du genre une élévation massive d’une niveau de conscience de chaque être humain…
Continuons la « lutte » à nos échelles respectives a minima,
Bien à vous
Je ne souhaite pas participer à un débat théorique, mais observer et confronter l’observation à la théorie.
Globalement l’économie européenne a divergé de 2000 à 2010
cette divergence était caractérisée par
un excédent commercial allemand important et croissant
un déficit dans les pays du sud (mais une croissance économique supérieure)
le tout dans un contecte de choc pétrolier de 2004 à 2014
depuis 2010, le retour à l’équilibre des pays du sud se fait au prix d’un chomage très élevé
la France est le seul pays à garder un déficit commercial important
depuis 2014, le contre choc pétrolier est l’équivalent d’une relance massive et simultanée
sauf qu’en France, le déficit de la balance commerciale hors énergie s’est accru ; la différence représente plus de 50% de la baisse de la facture énergétique
autrement nous somme bien dans une situation où la politique de l’offre est nécessaire
L’Allemagne est en situation inverse
conclusion : ne copions pas les allemands en tout et discernons les politiques en fonction de notre situation
Bonjour Alain,
Je reprends ta phrase à laquelle je souscris à 100% :
« Dès lors comment passer de Dn à Dn+1 ? Tout simplement par le crédit. »
et j’ajouterais que le crédit K étant par principe remboursé on peut passer de Dn à Dn-1 si K est négatif (épargne forcée). On se trouve dans ce cas en situation de récession.
Bien à toi
Jean
@Jean; nous sommes entièrement en phase sur ce point! bien cordialement. AG
Cher Alain,
On vient d’apprendre que 25 % des français les plus pauvres renoncaient aux soins de première nécessité, alors , plutôt que de s’accommoder à cette mondialisation ultra libérale, et à cette UE qui promeut toujours plus ce productivisme, de libéralisme, la casse des services publics, la baisse des salaires, etc etc……. plutôt que taxer les robots, ne devrions nous pas aller vers une société ou le travail serait non seulement un droit, mais une activite impérieuse, imposée par l’Etat ( le travail universel plutôt que le revenu universel).
Utopique? Mais combien coûte la délinquance, la santé, …..?
@Gilbert. rendre le travail obligatoire? cette idée me semble difficile à faire passer politiquement (on se souvient du débat sur le RSA); et j’espère qu’on aura pas à en passer par là; cdt
ag
Vos articles sont particulièrement brillants car d’une logique et d’une clarté à toute épreuve.
Bien loin du jargon entretenu par certains de vos collègues et des fumeuses modélisations d’économétrie qui n’apportent que rarement du sens.