L’homme va-t-il devenir inutile ?[1] Les prouesses de l’intelligence artificielle, le déferlement des robots[2] dans les usines, mais aussi la baisse de la croissance et la perspective d’une « stagnation séculaire[3] » relancent un vieux débat[4]. La machine va-t-elle remplacer l’homme ?
Une étude[5] universitaire parue en 2013 indique que la moitié des emplois actuels peuvent être informatisés (voir graphique ci-dessous). Si cela se confirmait, alors qu’il y a déjà en France plus de 5 millions de personnes au chômage (catégories A à D) et 12 millions en situation d’emploi inadéquat [6], comment allons-nous faire face socialement et économiquement au risque de paupérisation qui pourrait toucher toutes les professions ? Cette question est évidemment centrale dans le débat politique actuel et pour les élections de 2017. Elle est sans doute l’une des entrées dans le débat montant sur le revenu de base[7], qui dé corrèle emploi et revenu et dans celui sur le temps de travail, qui va sans doute se réanimer. Je voudrais revenir ici sur les données et les mécanismes économiques de base de la compétition entre l’homme et la machine, pour pouvoir répondre à la question posée dans le titre.
1 Des machines (presque) partout.
Les machines nous entourent dans à peu près tous les compartiments de notre vie. Nous allons dans la suite en donner quelques exemples parmi les plus marquants.
Dans les champs
Une moissonneuse batteuse peut ramasser 100 tonnes de blé à l’heure[8]…La population active agricole, familiale et salariée, atteignait 6,2 millions de personnes en 1955, soit 31 % de l’emploi total en France. En 2000, cette part est tombée à 4,8 % avec 1,3 million de personnes. Les rendements en céréales sont passés de 2 tonnes /ha en 1961 à 7,5 tonnes/ha en 2012. Il y avait en 2005 635 tracteurs pour 100 km carrés de terres arables contre 379 en 1961. Prenons un autre exemple, celui du coton [9] : un producteur du Mississipi produit 160 tonnes avec l’aide de ses machines alors qu’au Mali il produit 500 kg, soit 300 fois moins.
Dans les usines
Les progrès de la mécanisation sont bien connus. Les usines partout dans le monde se vident de leur personnel pour se remplir d’automates et de robots. C’est sur la longue durée que l’ampleur de ce mouvement se voit de manière spectaculaire. Je ne prendrai qu’un exemple[10]. Au temps de Louis XIV, une glace de 4 m2 coûtait 4 à 5 fois plus qu’une tapisserie de même dimension[11]. Faire une glace de 4 m2 prenait 35 000 à 40 000 heures de travail contre à 6 à 7 aujourd’hui. La réalisation de 4 m2 de tapisserie de haute lisse continue à prendre entre 8 000 et 16 000 heures. Or le prix a suivi le contenu en temps de travail : la tapisserie vaut 1000 à 3000 fois plus que la glace. L’énergie a remplacé l’homme « à l’œil » ou presque!
Dans les bureaux, la construction des villes, sur les routes, pour notre santé, dans nos maisons.
Il n’est pas utile de développer ce point évident. Nous sommes entourés d’ordinateurs, tablettes, téléphones. Les machines sont omniprésentes dans nos maisons, nos hôpitaux et cliniques, les laboratoires d’analyse médicale, pour construire nos infrastructures (réseaux de toutes sortes, gare, aéroport et autres). Elles permettent aux financiers l’invention de produits de plus en plus sophistiqués, et à l’argent de se déplacer instantanément dans tous les pays du monde. Elles nous permettent de nous déplacer de plus en plus vite, etc. Mais la machine ne remplacera pas l’homme de sitôt voire jamais, dans le domaine de la création (artistique, culturelle ou scientifique) et dans celui de la relation humaine et des métiers de l’accompagnement et du soin.
2 Des machines qui remplacent l’homme.
Le remplacement de l’homme par les machines se voit dans les chiffres de productivité du travail. Une première indication est donnée par le PIB par habitant. Si l’on suit les calculs d’Angus Maddison ce ratio été multiplié en France par 20 de 1820 en 2000[12]. Sur la même période l’Insee a calculé le PIB par actif occupé (ce qui élimine du calcul les jeunes non travailleurs, les retraités et les chômeurs). De 1820 à 1990, en passant de 9 à 92, le PIB par actif occupé de la France a été multiplié par 10,2.[13]
Mais le calcul devrait intégrer aussi l’évolution du temps de travail. Il y a deux siècles on travaillait presque tout le temps, de la plus tendre enfance à la mort, dans nos campagnes (ou en tant que domestiques chez les aristocrates). Et dans les usines au XIX ° s. aussi. Pour voir l’évolution du temps de travail, il faut le compter sur une vie entière. Et pour en voir l’évolution sur l’ensemble de la société, il faut tenir compte du chômage et du temps partiel subi ou non. Le nombre d’heures travaillées en France s’est élevé en 2010 à 40 milliards par an pour une population totale de 63 millions, soit 640 heures par an et par habitant (pour une durée horaire annuelle de 8760 heures, soit 7,3% du temps de vie annuel). Ce nombre était de 1076 en 1950 (et le ratio correspondant de 12%). Au milieu du XIX° siècle, je suppose que le temps de travail pour l’immense majorité des français (à l’exception donc des aristocrates ultraminoritaires) devait être de 12 heures par jour sur 300 jours dans l’année, et sur 80% de la durée d’une vie, soit en ordre de grandeur 3000 heures de travail en moyenne par an[14] et par habitant (un ratio de 32% sur la durée de vie). Le temps de travail par habitant a donc été réduit de 1820 à nos jours d’un facteur 4 à 5. Le PIB par heure travaillée a donc été multiplié par 80 à 100 sur la période.
Si l’on zoome sur la période 1950-2010, où les chiffres sont plus fiables, voici un tableau récapitulatif (données INSEE).
1950 | 1960 | 1970 | 1980 | 1990 | 2000 | 2010 | 2010/1950 | |
Population en millions | 41,6 | 45,5 | 50,5 | 53,7 | 56,6 | 58,9 | 62,8 | 1,5 |
Heures disponibles (en millions) | 364830 | 398272 | 442627 | 470687 | 495615 | 515598 | 549823 | 1,5 |
Heures travaillées (en millions) | 44836 | 44201 | 42861 | 41360 | 39404 | 39399 | 40150 | 0,9 |
Heures travaillées/Heures disponibles | 12,3% | 11,1% | 9,7% | 8,8% | 8,0% | 7,6% | 7,3% | 0,6 |
PIB en volume (Keuros constants) | 286 | 452 | 789 | 1127 | 1440 | 1772 | 1998 | 7 |
PIB/Heures travaillées (€/h) | 6 | 10 | 18 | 27 | 37 | 45 | 50 | 7,8 |
En résumé, sur cette période 1950-2010 la production par heure travaillée a été multipliée par presque 8.
Cette croissance de la productivité résulte prioritairement de la mécanisation croissante des tâches. Sans les machines, la croissance du PIB n’aurait tout bonnement pas été possible.
Le chômage et plus généralement le sous-emploi sont manifestement et prioritairement dûs au remplacement de l’homme par la machine. La compétition internationale conduit ensuite à des répartitions inégales en termes d’emplois, certains pays tirant mieux leur épingle du jeu sur tel ou tel domaine. La délocalisation d’une usine, aussi douloureuse soit-elle, n’est pas la cause centrale de la suppression des emplois. Au total, il n’y a aucun doute sur le fait que l’enjeu massif en terme d’emplois est celui de l’automatisation.
Si la croissance de la production est encore considérée très majoritairement comme vitale, c’est bien que sans croissance de la production les progrès de productivité dus aux machines se traduisent par des pertes d’emplois nettes. A noter cependant que la réciproque est fausse : on peut assister à une croissance du PIB sans création d’emplois…Et rappelons bien sûr que le culte de la croissance va buter sur la finitude du monde.
3 Les machines remplacent l’homme mais pas que …
Si la machine ne faisait que remplacer l’homme, toutes choses égales par ailleurs, il n’y aurait plus aujourd’hui que très peu de travail humain dans la production, qui serait faite par les machines. Mais cette substitution a été compensée :
- par la croissance de la production (cf ci-dessus)
- par l’invention de nouveaux biens et services. Sans machine un homme ne sait pas faire une photocopie, ni communiquer à l’autre bout du monde, ni écouter de la musique à domicile. On peut douter de la capacité des médecins aux mains nues des Philippines à réussir une opération de la cataracte. L’immense majorité de ce que nous produisons a besoin de machines…
- par des contraintes nouvelles, qu’elles soient réglementaires ou autres, qui ralentissent et encadrent la mécanisation et créent du travail contrairement au discours dominant en la matière.
4 Des machines encore sales et voraces
Nos machines sont voraces, ce sont elles qui consomment l’essentiel de l’énergie (qu’elles-mêmes produisent, à quelques exceptions près comme le bois coupé à la main…). Elles sont sales, puisque là aussi elles sont la source de l’immense majorité des polluants. Les « dégâts » du progrès, ce sont elles !
Rappelons que depuis 1860 la consommation d’énergie dans le monde par habitant a été multipliée par 10 environ. Ce ne sont pas les hommes qui ont avalé cette énergie, ce sont bien nos machines qui l’ont consommée (ou plutôt transformée). Quant aux pollutions innombrables et déchets massifs (qui se comptent en milliards de tonnes par an[15]) ils sont aussi produits par ou grâce à nos machines (à l’exception des excréments humains en gros…et de ceux des animaux que nous mangeons mais dont le nombre ne s’est accru exponentiellement que parce que nous avons des machines pour nous aider à nous en occuper, qu’on pense aux salles de traites d’une ferme de 1000 vaches).
Avant donc d’extrapoler aux prochaines décennies ce qui s’est passé dans les deux derniers siècles, il est nécessaire de vérifier que nous ne buterons pas sur des contraintes avales (la pollution et les déchets), amont (le risque de pénurie de ressources minérales ou biologiques) ou de dérégulation massive (le changement climatique et les grands cycles naturels). Nous n’arbitrerons pas dans ce court papier ce débat passionnant [16] : en effet que la question prioritaire soit celle des ressources ou celle des poubelles on peut affirmer sans risque d’erreur que la croissance de la productivité butera sur les limites de la planète, ce que ne semblent pas vouloir voir nos prospectivistes technophiles[17]. A minima, il nous faut rendre nos machines propres et économes en ressources et énergie, ce qui ne semble pas acquis à ce jour.
NB On pourrait objecter que l’automatisation ou la numérisation n’implique, par rapport au même dispositif moins automatisé, qu’une consommation d’énergie supplémentaire négligeable, et même des flux de matière additionnels tout aussi négligeables (c’est le cas par exemple d’une voiture sans chauffeur, de l’automatisation d’un call center, ou de logiciels experts). Mais ces incréments éventuellement marginaux ne se conçoivent que dans un « bain numérique global», de plus en plus intense en énergie.
5 Les mécanismes économiques en jeu
Pour tenter de comprendre ce qui peut se passer dans l’avenir et pour savoir en particulier si nous allons tous devenir inutiles[18], il faut d’abord se demander quels sont les mécanismes en jeu[19]. Les prospectivistes qui disent que plus de la moitié des emplois actuels sont remplaçables par des machines ont raison au plan technique. Les usines peuvent être largement robotisées[20], la voiture peut se passer de chauffeur, le e-learning et les MOOC peuvent remplacer bien des heures de formation « en présentiel », les diagnostics médicaux peuvent être largement automatisés, la technologie block-chain ou une autre pourra réduire le travail des notaires, l’informatique peut remplacer les forces commerciales, les caisses automatiques remplacent dès maintenant les « hôtes ou hôtesses de caisse » etc.
Mais la vraie question est la suivante : y a-t-il un déterminisme historique à l’œuvre selon lequel la mécanisation et l’automatisation s’imposeraient irréversiblement à nous ? Dit autrement, est-il certain qu’on n’arrête pas le progrès et que la machine fera tout ce qu’elle pourra faire, à mesure des inventions humaines en la matière ? La réponse me semble tenir tout simplement dans les règles de gestion que nous nous donnons.
La mondialisation financière est mue par deux forces qui semblent irréversibles tant qu’on n’en a pas révélé les moyens opératoires. Ces deux forces sont d’une part le désir des classes dirigeantes de « faire » de plus en plus d’argent (donc d’en laisser de moins en moins aux autres…) et d’autre part celui d’être de plus en plus puissants (donc de pouvoir recourir à de plus en plus de machines, esclaves mécaniques infiniment dociles et peu coûteux[21]). La conjonction de ces deux désirs conduit au développement d’un système économique (le capitalisme financier néo-libéral) dans lequel les gagnants sont de plus en plus riches et puissants et les perdants de plus en plus nombreux et déclassés. Les mécanismes qui créent ces inégalités sont ceux qui industrialisent et automatisent toujours plus l’emploi et ce sont aussi ceux qui sont à l’œuvre dans la destruction de la nature.
Le « marché » laissé à lui seul comble spontanément ces deux désirs (l’argent et la puissance) pour une raison très simple. Pas plus les machines que la nature (et notamment les ressources et l’énergie consommées par les machines) ne se font payer pour les services et produits qu’elles nous fournissent. Les hommes sont remplacés par des machines parce qu’elles produisent à moins cher, c’est-à-dire parce que le contenu en emploi est au total inférieur. Cela résulte du fait que les prix de revient de l’ensemble des entreprises ne sont faits au total que de salaires (ou assimilés comme en France les rémunérations de nombre d’auto-entrepreneurs) que la compétition économique mondiale vise sans cesse à réduire. La concentration des richesses et de la puissance résulte de la caractéristique que Michel Volle n’a cessé de rappeler du monde de l’iconomie[22] : ses rendements sont croissants[23], c’est une économie de prédation, où « the winner takes all ».
Si nous mettons au point une autre façon de compter, ou si nous organisons nos systèmes sociaux et fiscaux de sorte que ces « externalités » soient correctement intégrées dans les calculs économiques alors de deux choses l’une :
- soit nos machines deviendront sobres et propres
- soit elles n’y arriveront pas et elles cesseront de remplacer l’homme à vitesse accélérée.
Si en complément nous mettons (ou remettons[24] !) au point un système convenable de redistribution alors le remplacement de l’homme par la machine (dans le cas où il reste possible, cf point ci-dessus) se traduira par une meilleure répartition du travail. C’est pour cela que le débat sur le temps de travail reste toujours d’actualité, même s’il semble remis aux calendes grecques par la pensée dominante néo-libérale ou sociale-libérale. Au total, il sera alors possible d’envisager que la machine soit devenue le moyen pour l’homme d’accéder d’une part à un travail allégé par la machine et d’autre part à plus de loisirs. La libération de l’homme grâce à des machines domestiquées (propres et sobres) est une voie possible et souhaitable. L’enfer de la domination de l’homme par la machine et l’argent (en fait par les puissants de ce monde) n’est pas une fatalité.
En conclusion, dans tout cela, nous n’avons pas à nous soumettre aveuglément à une quelconque fatalité ou à un déterminisme technologique. Notre avenir n’est pas écrit, ce sont bien les choix politiques et sociaux que nous pouvons faire, maintenant, qui le feront.
Alain Grandjean
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