Nous traversons une quadruple crise, économique, sociale, écologique et…anthropologique. Le sens de notre destinée collective et individuelle nous échappe de plus en plus alors que nos moyens scientifiques et technologiques (et ce qu’on en attendait notre capacité de contrôle sur notre vie) n’ont jamais été aussi puissants. C’est le propre de cette nouvelle période géologique appelée Anthropocène (voir le livre « L’événement Anthropocène« ).
Les périodes de pertes de sens sont dangereuses car elles peuvent engendrer des comportements anti-sociaux et des dérives violentes. Ce sont aussi des moments de recomposition et de restructuration possibles. Là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve, comme l’a écrit le poète Hölderlin, et le reprend en titre Hubert Reeves dans son dernier ouvrage.
La crise européenne, dont la crise de l’Euro est un volet, contribue tout particulièrement à cette crise de sens. Et ce pour plusieurs raisons qu’il est important d’avoir à l’esprit pour proposer des voies de solution qui soient à la hauteur des enjeux. Il peut paraître curieux de mettre sur le même plan des questions de politique économique, apparemment terre à terre et des questions philosophiques voire spirituelles, mais c ‘est précisément ce pas qu’il nous faut faire maintenant. L’économie n’est pas un champ autonome et la crise dite économique est aussi une crise du sens.
L’Euro a été imaginé pour faire progresser l’Europe dans la voie de l’intégration. C’était donc un levier fort du projet européen. A ceux qui opposaient l ‘échec annoncé d’une monnaie unique dans une zone sans gouvernement économique, sans budget communautaire significatif et sans politique fiscale harmonisée, les ambassadeurs de l’Euro répondaient : l’Europe s’est toujours ainsi faite, elle avance de déséquilibre en déséquilibre ; la mise en œuvre de l’Euro obligera l’Europe à faire des progrès dans l’intégration, pour pallier les déséquilibres qu’il aura créés. Enfin les critères de gestion choisis (déficit et dette publics, inflation) sont tels, nous disait-on, que les économies vont converger entre elles…
Force est de constater que ce pari a échoué[1]. Et qu’au contraire les dispositifs mis en place pour permettre la survie de l’Euro font au contraire perdre progressivement le sentiment d’une aventure européenne partagée. Certes l’Euro n’est pas responsable de tous nos maux et en particulier pas de la crise financière issue de la dérive des marchés financiers et de l’éclatement de la bulle américaine des subprimes. Certes ce n’est pas l’Euro qui fait de l’Europe un vaste marché[2] ouvert à la concurrence internationale et de moins en moins un espace de solidarité et de vie commune. Mais les choix de gestion qui ont accompagné sa mise en place sont manifestement en cause dans le sentiment de perte de sens actuel. Plus globalement la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et nos gouvernements associent clairement des axes lourds de politique économique (comme la réduction des déficits publics ou les réformes du marché du travail) à la politique monétaire.
Mario Draghi, actuel président de la BCE, a écrit une ode à ces réformes dans une interview au Wall Street Journal, affirmant même que « Le modèle social européen est déjà mort[3] ». Jean-Claude Trichet, ancien président de la BCE, a félicité le gouvernement espagnol dont la politique de bas salaires a permis à « l’Espagne de « devenir plus compétitive que l’Italie et la France »[4]. De tels propos, tenus par les présidents de la Banque Centrale, ne peut que confirmer l’idée que le mode de gestion de l’Euro est bien en cause. Voyons cela point par point.
- 1 Rappelons que le référendum sur la Constitution européenne (qui entérine de nombreuses procédures dont nous parlons ensuite) a conduit en 2005 à un vote négatif et que le gouvernement a néanmoins fait adopter le traité de Lisbonne en révisant la Constitution française par la voie du Congrès le 4 février 2008 ce qui permit la ratification du traité lui-même par la voie parlementaire le 8 février. Cette atteinte manifeste à la démocratie a contribué à éloigner les citoyens, notamment les jeunes de l’Europe et de l’ Euro, l’un des cœurs concrets du traité de Lisbonne.
- 2 Les indicateurs retenus en priorité (déficit public/ PIB, dette publique/PIB) et leur mode de gestion européenne (avec les procédures successives de gestion budgétaire (le pacte de stabilité et de croissance, la pacte pour l’euro plus, et le TSCG, puis le Two-Pack[5]) ont deux effets délétères : d’une part ils mettent la gestion comptable au cœur de la communication sur l’Europe et d’autre part ils réduisent clairement les marges de manœuvre de nos gouvernements qui ne cessent de les quémander à Bruxelles, alors que ce sont eux qui sont élus (ce qui n’est pas le cas des « technocrates européens »).
- 3 Les gouvernements nationaux sont privés de fait des deux leviers majeurs de la politique macroéconomique : la monnaie (qui est aux mains de la BCE) et le budget dont on vient de parler. Du coup, ils sont impuissants face à un choc macroéconomique tel que celui que nos économies subissent depuis fin 2009. Ils passent de plus en plus pour des fondés de pouvoir d’une élite autoproclamée et de moins en moins comme les représentants du peuple.
- 4 Le taux de change de l’Euro contre les autres monnaies (dollar, yen et yuan principalement) est de fait[6] décidé par la BCE, dont le mandat est principalement centré sur la lutte contre l’inflation (des prix des produits et services, et pas des actifs financiers). Du coup elle a tendance à privilégier, dans la droite ligne de la doctrine antérieure de la Bundesbank, une politique d’un Euro fort, qui n’est évidemment pas l’intérêt économique de notre pays depuis des années.
- 5 La construction de l’Euro n’a pas prévu de procédures de rééquilibrage automatique des excédents et déficits des balances de paiement entre pays de la zone[7]. Les écarts de compétitivité qui se sont creusés entre ces pays depuis 2001 (contrairement à la doctrine de la convergence spontané des économies) conduisent à des déséquilibres croissants des balances des paiements intra zones, avec impossibilité de les réduire par des variations de change, par définition de la monnaie unique.
Nos eurocrates prônent, pour résorber ces déséquilibres, la voie de la déflation salariale et de la baisse des dépenses publiques et sociales : baisser les charges des entreprises (à commencer par les salaires et les prélèvements obligatoires) permettraient de restaurer leur compétitivité, de gagner des parts de marché et de réduire le déficit commercial.
Cette voie de la déflation (ou dit autrement de l’austérité) est, comme on va le voir maintenant, stupide économiquement, insupportable socialement, et destructrice pour la construction européenne.
- 6 Les politiques d’austérité menées dans les pays du sud et en France sont stupides économiquement. Dans l’histoire économique elles n’ont jamais fonctionné sauf si elles étaient couplées avec une dévaluation et une politique monétaire active[8]. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Cette politique n’atteint pas son objectif : par le simple jeu du « multiplicateur » la réduction des dépenses et/ ou la hausse des prélèvements conduisent à freiner l’économie ce qui réduit les rentrées fiscales. Les ratios dette et déficit/ PIB ne s’améliorent que difficilement, et au prix de lourds sacrifices sociaux – qui seront payés plus tard comme le chômage des jeunes et l’expatriation des plus dynamiques. C’est ce qu’on observe au Portugal et en Grèce en Espagne et à Chypre[9].
- 7 Ces politiques visent en fait à réduire les transferts sociaux. Cette réduction est masquée sous le terme de « réformes structurelles », dont la mise en œuvre est de manière insistante appelée de leurs vœux par les instances internationales qu’il s’agisse de la BCE, du FMI ou …des agences de notation. Il s’agit pour leurs promoteurs de réduire les allocations chômage, d’augmenter l’âge de la retraite et de réduire in fine toutes les aides sociales. Dans une période vécue comme difficile, cette politique est évidemment insupportable socialement. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des réglages à faire dans nos politiques actuelles et qu’il n’y ait pas des abus à corriger. Mais le faire aujourd’hui, en période de stagnation ou de récession, pour un motif qui apparaît idéologique, quand il est assez clair que cette crise est liée aux abus de la finance et que la crise européenne et mondiale est due à ses abus, c’est prendre un risque considérable d’incompréhension et de révolte.
- 8 La construction de l’Euro interdit les aides entre Etat (clause de non bail-out, article 125.1 du Traité de l’Union qui interdit à l’Union et à ses Etats membres d’être responsables des engagements d’un autre Etat membre[10]). L’idée est de laisser chaque Etat responsable de sa dette publique pour éviter, c’est notamment un problème constitutionnel en Allemagne, qu’un Etat vienne soutenir automatiquement un autre Etat de la zone en difficulté. Cette idée qui visait à responsabiliser les Etats a fini par se heurter à la spéculation financière. Ironie de l’histoire car l’un des motifs de création de l’Euro était bien d’en finir avec la spéculation sur les taux de change des monnaies européennes.
Mais dès que les « marchés »ont compris cette interdiction, ils ont compris qu’ils pouvaient spéculer contre une dette souveraine d’un pays de la zone (la Grèce puis le Portugal, l’Espagne et l’Italie, demain la France) via le support tout trouvé des CDS. Cette spéculation a eu pour effet de déstabiliser les Etats concernés et les banques de ces pays, déjà en difficultés. Il en est résulté une dégradation de la capacité de ces pays à rembourser leurs dettes, mettant en cause la crédibilité de l’Euro (puisque ces dettes sont libellées en Euro !) et des négociations interminables aboutissant à des solutions bancales, et conduisant à un très fort ressentiment anti-européen ! Les pays considérées comme« cigales » bénéficiant des aides trouvent injustes les conditions de ces aides et les pays se considérant « fourmis » » trouvant injustes d’avoir à payer pour ces cigales !
- 9 L’Euro pas plus que l’Europe n’a protégé les citoyens de la dépendance aux marchés financiers. La politique économique d’un Etat comme le nôtre reste toujours soumise à l’appréciation des agences de notation et au risque de voir les marchés augmenter le coût de la dette (d’où une hausse des dépenses publiques, rappelons que les intérêts payés par l’Etat sur la dette publique pèsent de l’ordre de 50 milliards d’euros). Cette dépendance n’a pourtant rien d’une fatalité : la dette publique japonaise est très majoritairement souscrite par des résidents ce qui rend la politique budgétaire autonome des marchés financiers.
- 10 L’Euro pas plus que l’Europe n’a protégé non plus les citoyens de la dérive bancaire en faveur des opérations spéculatives, les places off-shores et les paradis fiscaux étant toujours bien vivants.
D’une part les paradis fiscaux réduisent fortement les recettes des Etats[11]. Comme le dit l’économiste Gabriel Zucman : « Sur les 5 800 milliards d’euros des particuliers offshore, 80 % ne seraient pas déclarés. Quelle est la perte d’impôts? La fraude permise par le secret bancaire représente au bas mot 130 milliards d’euros de pertes d’impôts au niveau mondial, dont 50 milliards pour l’Union européenne et 17 milliards pour la France. Sans l’évasion fiscale, la dette publique française ne serait pas à 95 % du produit intérieur brut (PIB) mais à 70 %. »
Nous vivons en outre toujours sur un volcan dont nous ne protège pas l’Euro, alors que cela aurait pu et sans doute dû être un de ses plus grands apports. La folie spéculative a repris dans le monde, les banques centrales ont inondé de liquidités aux Usa comme en Europe les banques et par ricochet la « finance de l’ombre[12] ». La provenance d’un prochain krash mondial est certaine, la seule incertitude étant sa date de provenance. Là aussi la construction de l’Euro a défailli : avoir une monnaie sur une zone économique aussi importante que l’Europe aurait pu permettre d’imposer des règles et de limiter ces risques. Il aurait fallu imposer des règlements draconiens. Je renvoie au livre de Jean-Michel Naulot, qui explique pourquoi le travail n’a pas été fait. L’anomalie profonde consistant à céder aux exigences de la City au lieu de privilégier les citoyens de la zone Euro en est une cause centrale. Mais le danger reste surtout très important qu’une nouvelle crise financière vienne à nouveau nous frapper. Les Etats sur endettés ne pourront pas sauver les banques et les épargnants. Ce sera certainement la fin de la monnaie unique.
Conclusion
L ‘Euro tel qu’il a été conçu n’a pas tenu ses promesses. La construction européenne reste inachevée et de plus en plus lointaine des citoyens. Elle ne convergera pas vers un fédéralisme de plus en plus inaccessible : qui peut croire à l’acceptabilité d’un impôt européen alors que l’impôt national est déjà difficile à légitimer ?
Il reste à faire évoluer la gestion de l’Euro dans un contexte inchangé de ce point de vue. Faut-il froidement « sortir de l’Euro » et revenir au Franc ? C’est ce que proclame le Front National, sans tenir compte des apports, effectifs ou possibles, de l’Europe face à la mondialisation. Et sans évaluer en détail les conséquences d’une telle décision. Je ne le crois pas. Faut-il au contraire faire de l’Euro une monnaie commune, en créant des zones monétaires internes vraiment homogènes et en conservant les acquis positifs de cette aventure ? Est-ce possible ? Sous quelles conditions et en suivant quelle stratégie ? Nous verrons dans un prochain post les options qu’il est possible d’envisager.
Alain Grandjean
[1] Voir par exemple l’interview étonnante datée de septembre 2013 de Kai A. Konrad, conseiller en chef du ministre allemand des Finances, qui s’attend à l’effondrement de la zone euro.
[2] Le « marché commun » est bien l’une des définitions initiales de l’Europe et la puissance de la « DG Concurrence » au sein de la Commission Européenne est antérieur à la naissance de l’Euro.
[4] Voir http://lexpansion.lexpress.fr/economie/trichet-l-espagne-est-plus-competitive-que-la-france-et-l-italie_410006.html
[5] Voir par exemple http://fr.wikipedia.org/wiki/Pacte_de_stabilit%C3%A9_et_de_croissance
[6] En droit ce n’est pas le cas, la politique de change revient au conseil européen mais il n’exerce pas cette prérogative du fait des désaccords permanents entre les Etats-Membres qui n’ont pas les mêmes intérêts face à cette question.
[7] Il s’agit là d’une question économique majeure, posée par Keynes lors de la négociation des accords de Bretton-Woods. L’économiste Davidson par exemple propose des mécanismes concrets pour parvenir à ce rééquilibrage. Voir dans le site de Chômage et Monnaie, http://www.chomage-et-monnaie.org/2002/07/01/490/
[8] On cite souvent le cas de la Suède qui a réduit ses déficits au début des années 90. Elle a bien procédé à une dévaluation de la couronne. Il est d’autre part à regarder de près si l’on veut en tirer des leçons.
[9] Voir les tableaux dans « Crise de la dette dans la zone euro » sur Wikipedia
[10] Article 125.1 du Traité : « L’Union ne répond pas des engagements des administrations centrales, des autorités régionales ou locales, des autres autorités publiques ou d’autres organismes ou entreprises publics d’un État membre, ni ne les prend à sa charge, sans préjudice des garanties financières mutuelles pour la réalisation en commun d’un projet spécifique. Un État membre ne répond pas des engagements des administrations centrales, des autorités régionales ou locales, des autres autorités publiques ou d’autres organismes ou entreprises publics d’un autre État membre, ni ne les prend à sa charge, sans préjudice des garanties financières mutuelles pour la réalisation en commun d’un projet spécifique. »
[11] Voir http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/11/07/paradis-fiscaux-tout-reste-a-faire_3509743_3234.html. Voir son livre La Richesse cachée des nations (Le Seuil-La République des idées, 128 pages, 11,80 euros).
[12] Le Shadow Banking est défini comme « le système d’intermédiation du crédit impliquant des entités et des activités se trouvant potentiellement à l’extérieur du système bancaire »par le Conseil de Stabilité Financière. Voir « Le capitalisme hors la loi » par Marc Roche (Albin Michel, 270 pages, 19 euros).