Dans la lignée de la crise du coronavirus, les gouvernements ont dépensé sans compter pour faire face aux conséquences économiques et sociales des mesures de confinement et s’apprêtent à lancer des plans de relance massifs. La question de la dette « qu’il faudra bien rembourser » est donc particulièrement d’actualité. Cette problématique, indissociable de celle des modalités de la création monétaire, étant l’un des thèmes récurrents du blog des Chroniques de l’Antropocène, nous publions aujourd’hui un article de l’économiste Michel Santi. Il permet de prendre un peu de recul et de constater à quel point la vision contemporaine de la dette est particulière au regard de l’histoire. Cet article a été publié initialement sur le blog de Michel Santi en juillet 2019.

«Dette» en allemand – devoir de l’argent – se dit « Schuld« , mot qui veut également dire «péché» en cette langue.

Cette dualité dans la signification se retrouvait également dans l’accadien à Babylone. De fait, c’est un souverain babylonien, Hammourabi, qui fut le premier à mettre en place en 1792 avant Jésus Christ un authentique système de répudiation des dettes consistant à effacer de manière ponctuelle toutes les sommes redevables à l’Etat et aux notables de l’époque. Le «Code de Hammourabi» que l’on peut admirer au Louvre stipule que le débiteur n’est pas tenu au remboursement de sa dette en cas de mauvaise récolte, de tempête ou de sécheresse et qu’il pourrait dès lors en toute légalité «laver sa tablette et ne pas payer de loyer pour l’année en cours». Les historiens ont dénombré pas moins de 2.400 épisodes de répudiation des dettes entre 2400 et 1400 avant J.C., donnant lieu à des festivités publiques au cours desquelles les fameuses tablettes censées enregistrer les dettes étaient symboliquement détruites. L’Ancien Testament évoque en plusieurs occurrences l’effacement des dettes, et la religion juive enseigne que l’année suivant 7 années sabbatiques – appelée également « année du jubilé » – doit être l’occasion (donc tous les 49 ans) de se libérer des servitudes et des dettes. Un des premiers sermons de Jésus, rapporté dans l’Evangile selon Saint-Luc (Luc 4 : 16-21), annonce l’imminence de l’année du jubilé et la remise à zéro de tous les compteurs. Cette «bonne nouvelle» – signification du mot «Evangile» – ne fut pas du goût de tout le monde puisqu’elle opposa Jésus aux tous puissants créanciers de l’époque, les Pharisiens.

Tandis que la tradition judéo-chrétienne responsabilise autant le débiteur que le créancier qui ont tous deux des comptes à rendre à Dieu, notre monde moderne stigmatise à outrance le débiteur indiscipliné et le défaut de paiement systématiquement présenté comme le résultat d’une gestion calamiteuse. Tandis que la répudiation des dettes était un acte béni et bénéfique chez toutes les civilisations décrites dans la Bible, cette même dette est aujourd’hui devenue sacrée ! Quelque deux mille ans plus tard, l’endettement mondial se monte à 240.000 milliards de dollars alors que le PIB global atteint péniblement 70.000 milliards de dollars. Dans un tel contexte où ces dettes massives induisent une stagnation endémique et séculaire, les taux d’intérêt sont évidemment condamnés à ne plus jamais être remontés, participant activement à la formation de multiples bulles spéculatives potentiellement dévastatrices. L’Europe, pourtant, est très familière du concept de répudiation des dettes – et elle lui doit beaucoup !

Suite à la Première guerre mondiale, la sortie de l’étalon-or fut accompagnée d’un effacement substantiel et définitif des dettes de nombre de nations qui purent ainsi «reflater» leur économie. L’économiste Carmen Reinhart estime que la répudiation des dettes des économies occidentales de l’époque atteignit une moyenne de 19% de leur PIB, dont 50% pour la France ! Après la Seconde guerre mondiale, les accords de Londres de 1953 oblitérèrent la totalité de l’endettement extérieur de l’Allemagne, qui bénéficia d’un véritable jubilé puisque la période allant de 1947 à 1953 vit l’effacement de ses dettes se montant à 280% de son P.I.B. Donc, pas de miracle économique allemand sans suppression de ces dettes ! Tout plaide, de nos jours, en faveur d’un nouveau jubilé – dont les contours sont bien-sûr à définir – car la somme de l’endettement universel fragilise considérablement toute velléité de reprise, et ce suite à la crise financière. La répudiation de certaines dettes ramènerait la confiance, redresserait la consommation, relancerait les économies et tirerait enfin l’Occident de sa crise qui semble permanente, comme sans fin.

Jésus prit le parti de l’action au Temple. Fut-il crucifié – aussi – pour ses vues économiques, pour la menace qu’il faisait peser sur les créanciers ? Sur la croix, sa toute dernière parole fut «Tetelestai», autrement dit «tout est consommé». Etrangement, «tetelestai» était également le terme écrit par les créanciers sur les tablettes pour marquer le règlement de la dette. Tetelestai, dernier mot de Jésus, signifiait donc également «dette acquittée» – «Paid in Full» diraient les anglo-saxons…

Michel Santi est macroéconomiste, spécialiste des marchés financiers ainsi que de la géopolitique et de l’économie du Moyen-Orient et des Etats-Unis.