Avec Julien Lefournier, nous venons de publier le livre L’illusion de la Finance Verte aux éditions de l’Atelier. Cet ouvrage vise à démontrer que la « finance verte » n’aura pas d’impact, en tant que telle, si elle n’est pas encadrée solidement et si, au-delà du seul secteur financier, l’ensemble de l’économie ne s’y met pas. Dit autrement, à ce stade la finance verte ou durable c’est une simple opération de propagande ; cela ne veut pas dire bien sûr que « tout est à jeter » dans les initiatives qui émergent de tous côtés, mais simplement qu’il est nécessaire d’aller beaucoup plus loin pour véritablement mener à bien la transition écologique. L’intérêt de notre livre c’est de décortiquer les mécanismes pour bien « révéler » où est le tour de passe passe. Nous vous proposons dans cet article certains de nos arguments mais pas tous, pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture de notre livre, où la démonstration est plus complète !
Quand la question climatique s’invite à l’agenda financier
En septembre 2015, Mark Carney, président du Conseil de stabilité financière, tient un discours exceptionnel[1] à la Lloyd’s de Londres : répondant à une demande formelle des ministres des finances du G20, il affirme que le réchauffement climatique présente des risques systémiques pour le système financier. Mais, de manière sans doute surprenante pour les non-initiés, ses recommandations se limitent à la nécessité de mieux informer les acteurs financiers de ces risques.
J’ai accueilli néanmoins cette intervention et les suites qu’elle a déclenchées avec satisfaction. Avec Pascal Canfin, nous avions remis en juin de la même année un rapport au président de la République visant à mobiliser la finance au service du climat. Les recommandations faites étaient de diverses natures (fiscales, réglementaires et autres). Mireille Martini, rapportrice de ce rapport, en a fait le bilan récemment sur ce blog.
Toujours en 2015, autre bonne nouvelle, une obligation de reporting des risques financiers liés au climat est imposée par la législateur français aux acteurs financiers[2]. Puis, le Conseil de stabilité financière lance à la demande du G20 la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD) un groupe de travail sur l’information climat. Dans son rapport publié en 2017, la TCFD propose un cadre international de reporting des entreprises afin que les investisseurs puissent mieux évaluer et rendre compte des risques financiers liés au climat portés par les sociétés dans lesquelles ils investissent. Au niveau européen, la Commission mandate un autre groupe de travail pour faire des propositions visant à développer une stratégie de finance durable à l’échelle européenne[3]. Cela donnera lieu au lancement début 2018 d’un plan d’action pour la finance durable (que nous avons analysé sur ce blog). Une série de directives et de règlements ont été adoptés depuis ou sont en cours visant à mettre en oeuvre un marché financier européen « unique » et « vert »[4].
La finance verte pour « sauver le climat » ?
Ces initiatives ont mis un coup d’accélérateur et de projecteur sur la finance durable (dite souvent finance verte). A un point tel qu’on peut être frappé aujourd’hui du fait que la finance durable est de plus en plus présentée comme pouvant « sauver le climat ». De même, les montants qu’elle brasse au niveau mondial sont généralement présentés comme considérables. Le président de la République n’est pas en reste comme on le voit dans une prise de parole récente : « Le nerf de la guerre, c’est la finance. Avec elle, pour protéger notre planète, nous pouvons changer la donne. C’est du concret à travers les initiatives que nous avons engagées. Continuons. Accélérons. Nous devons le faire. »
L’idée que nous avions poussée, avec bien d’autres, de faire en sorte que le climat ne soit plus un supplément d’âme dans le monde financier mais soit bien au cœur du logiciel financier aurait-elle été mise en œuvre ?
La finance verte ou durable ne peut pas fondamentalement transformer le système financier
Faire un point de fond sur les avancées que permet la finance durable et celles qu’elle ne saurait permettre, qu’elle soit durable ou pas, c’est le but du livre écrit avec Julien Lefournier, ancien banquier et, à sa façon, lanceur d’alerte, face à la marée de cette finance durable dont il voyait bien le caractère factice.
Le titre que nous avons retenu « L’illusion de la finance verte » doit être pris au sérieux ; il ne s’agit pas juste d’une provocation visant à attirer l’œil. Nous pensons avoir démontré rigoureusement dans ce livre en quoi la finance verte ou durable est une illusion et pourquoi.
Il ne s’agit pas de nier les efforts de ceux qui financent de bons projets, vraiment durables, ni des équipes RSE des établissements concernés qui, avec sincérité, cherchent à faire de la pédagogie sur les limites planétaires et les inégalités sociales. Il n’y aucun doute sur le fait qu’en France et sans doute dans une partie de l’Europe leurs dirigeants perçoivent beaucoup mieux qu’il y a 10 ans les enjeux écologiques à commencer par la question climatique.
De la même manière, les appels aux banques à cesser de financer l’industrie fossile sont évidemment utiles.
L’illusion que nous dénonçons est celle qui consiste à croire que, par elle-même, la finance va devenir durable et nous sauver du désastre écologique en cours. Je ne donnerai ici que quelques arguments pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture de notre livre, où la démonstration est plus complète.
1. Les marchés de capitaux ne sont pas efficients
L’effort d’information proposé par Mark Carney repose fondamentalement sur l’idée d’efficience des marchés : ils alloueraient les capitaux de manière optimale, sous réserve d’être bien informés. Nous revenons en détail sur cette idée, dont nous (re)démontrons qu’elle est fausse.
Les marchés financiers sont-ils efficients ? – Vidéo très pédagogique sur la chaine Youtube Heu?reka
2. Les obligations vertes sont des obligations comme les autres
Les obligations vertes, le produit phare de la finance verte, constituent un bon exemple de la confusion dans laquelle nous met leur promotion commerciale. D’une part, même si leur croissance est réelle, elles ne représentent qu’une toute petite partie des émissions obligataires ; d’autre part, elles n’ont souvent de vert que le nom[5].
Enfin et surtout, elles ne sont en fait pas différentes des obligations ordinaires… Elles ne peuvent pas constituer un outil de transformation du marché obligataire en faveur de la transition. Ce que nous démontrons rigoureusement dans le livre, en partant d’un papier approfondi d’Ivar Ekeland et Julien Lefournier[6].
3. Tant que l’économie fossile et la spéculation seront rentables il y a aura toujours des acteurs financiers pour y investir.
Plus généralement, la préoccupation des financiers est de « faire de l’argent avec de l’argent » ; ceux dont le métier est de gérer l’argent des autres ont en outre une obligation fiduciaire. Il règne donc dans cette activité, une loi d’airain, celle du couple rendement-risque. Penser qu’elle pourrait être contournée par des considérations qualitatives, morales, de réputation ou autres, est complètement infondé. C’est d’ailleurs ce qui explique la « tragédie des horizons » chère à Mark Carney. Pour que cette loi d’airain soit compatible avec le nécessaire financement d’activités durables et, encore plus important, avec l’arrêt des financements du « non durables », il faut des lois, des normes, des règlements, des obligations, des interdictions, des sanctions civiles ou pénales, des incitations fiscales fortes. Dans le cas inverse, la loi d’airain fera son effet : il existera toujours des financiers pour investir dans les activités écologiquement destructrices et rentables ; certains choisiront de se spécialiser dans le « vert » s’il est rentable – qui restera une niche tant que des mesures sérieuses ne seront pas prises-. La profession dans son ensemble choisira de mettre en avant et en valeur ce qui est « dans l’air du temps », créant l’illusion que la finance verte est bien plus importante que dans la réalité.
4. L’essentiel de l’activité financière se passe sur le marché secondaire donc ne finance pas l’économie
L’activité principale des gestionnaires d’actifs – une « tribu » qui pèse dans le monde financier[7] – ne manipule pour l’essentiel que des flux « secondaires » et par ailleurs majoritairement de manière passive, en suivant des indices. L’activité réelle est financée soit par le crédit bancaire, soit dans le marché primaire (d’émissions obligataires, de mises en bourse, ou d’augmentations de capital). Le marché secondaire dans lequel les titres s’échangent, après leurs émissions, ne finance pas l’économie réelle. Qu’il soit vert ou pas ne change rien ou presque à l’économie réelle. Croire l’inverse c’est croire que les « investisseurs » particuliers ou autres sont susceptibles d’accepter de perdre des espoirs de rendement au motif que cela sauverait la planète, et croire en plus que la baisse éventuelle du cours d’une action pour ce motif changerait la stratégie des dirigeants. L’affaire Danone montre combien c’est illusoire.
5. Pour exister, la finance verte ne peut se concentrer uniquement sur les activités propres car la part verte de l’activité économique est trop réduite.
La faiblesse objective de la « part verte » de l’activité économique, due principalement au fait que plus de 80 % de l’énergie utilisée dans le monde est d’origine fossile, pousse les autorités européennes et les financiers à inventer des « produits ou secteurs de transition » (voir post sur la taxonomie européenne sur ce blog). Il s’agit de produits (ou d’activités) qui ne permettent pas d’atteindre les objectifs climatiques et qui sont développés dans des secteurs pour lesquelles il n’existe pas encore d’alternative bas-carbone. Le terme activité ou produits « en transition » est trompeur : il laisse croire qu’il s’agit de véritables solutions pour la transition écologique, alors que c’est loin d’être le cas. Alors que les épargnants ont déjà du mal à comprendre ce qui différencie vraiment un « fonds ISR[8] » d’un fonds classique, la confusion va s’accroître. Le gaz fossile, par exemple, qui doit être éradiqué rapidement, est présenté comme une « énergie de transition », ce qui sera perçu comme légitime…son financement sera bientôt accepté comme vert car la taxonomie durable européenne le couvrira.
Conclusion
La finance à l’origine de la crise de 2007-2008 tente de se refaire une image, en mettant en avant la « finance durable » ; c’est ainsi, par exemple, que Paris Europlace a créé l’initiative « Finance for tomorrow». Nous montrons dans le livre les fortes limites de cette démarche si elle n’est pas insérée dans une politique d’ensemble comprenant dans tous les domaines (y compris financier) interdictions, normes et règlements, fiscalité et… un plan massif d’investissements publics et privés.
Nous abordons rapidement dans ce livre une autre question plutôt sous forme d’ouverture : concentrer l’attention sur la finance durable, même si c’est nécessaire, cela ne conduit-il pas, ipso facto, à éviter de trop parler des réformes tout aussi nécessaires pour (re)mettre vraiment la finance au service de l’économie réelle ?
Informations sur le livre
L’illusion de la finance verte, Alain Grandjean Julien Lefournier, Préface de Gaël Giraud, Editions de l’Atelier (2021) – 248 pages – 21 €
Alain Grandjean
6 réponses à “« L’illusion de la finance verte », notre livre en librairie !”
Super article Monsieur Grandjean ! Merci pour vos efforts dans la cause climatique !
J’ai hâte d’acheter votre ouvrage !
Par la même occasion, je commence une étude sur la limite de réduction des GES que peut réaliser le secteur financier, principalement par l’investissement impact (taille du levier financier dans l’effort général). Si cela vous intéresse, je serais ravi d’en discuter avec vous !
bonjour et merci @Aurelien et bon courage pour cette étude. Bien cordialement. Ag
Tout à fait d’accord avec votre analyse avec un petit complément : l’obligation de la publication des éléments extra-financiers n’est qu’une vaguelette sur l’océan des émissions de GES. Le rapport de l’IEA (18 mai 2021) montre bien que les efforts à réaliser pour rester dans l’objectif 1.5° nécessite 5000 milliards de dollars d’investissements par an contre 2000 milliards de dollars actuellement dont 70% vont aux énergies fossiles. ce que l’on appelle la finance verte est une tentative pour attirer des fonds d’épargne liquides vers des produits financiers. Ceux-ci ne sont rentables pour les opérateurs que s’ils fournissent une rémunération de 15 à 20%. Cette rémunération antiéconomique, se réalise en casant les compagnies en autant d’assets liquides. Cela n’a rien de vert. Négociant les normes internationales dans ce domaine, je suis confronté à un angélisme européen et un cynisme des autres acteurs
a vous lire
je finis un livre sur Climate change management edition SPRINGER Nature en anglais avec John Shideler à paraitre à l’été
Cordialement
bonjour et merci pour votre témoignage et très interessé par des précisions sur ces négociations! bien cordialement. Ag
Salut Alain
Cet après midi, j’ai eu l’imprudence d’essayer de regarder les vidéos d’une réunion qui a eu lieu hier et avant hier: https://www.carbonpricingconference.com
les discours convenus de nombre d’acteurs n’ont pas suffi à cacher qu’ils sont plus soucieux de parer les menaces sur leurs activités super rentables, que sur l’avenir de plein d’espèces vivantes… (En particulier la notre.)
Pour chasser la consternation et l’ennui que le visionnage de ces comportements parasitaires, (rechercher la rentabilité à 2 chiffres dans une économie a 1 [petit…] chiffre), peut susciter, je suis venu ici… et, comme d’hab… ça a marché !
J’ai lu avec jubilation la réplique à un autre Henri… (après Sterdyniak), qui s’ illustre à son tour dans l’incohérence et… les erreurs d’addition !
Merci pour tout ce… qu’avec d’autres, tu fais !
Merci pour cette présentation de livre très qualitatif (comme toujours). Son simple résume donne des tas d’iformations pertinentes et donne l’envie irrémédiable d’acheter ce livre. Je pense que la question en ouverture est très importante et déontre de la compléxité du problème à l’oeuvre. Dans le cas ou la finance verte serait véritablement considéré, cela ne serait peut-être même pas bénéfique pour l’économie.