Le phage : une aide opportune de la nature face à l’antibiorésistance

[Edit 29 mars 2016 : l’auteur de ce billet, Guy Grandjean, biologiste, tient aussi un blog bourré d’histoires passionnantes : Rouges Jardins]

Un des écrivains russes les plus originaux du XX ème siècle, Mikhaïl Boulgakov, avait abandonné une carrière de médecin, courte mais intense. Nous nous souvenons de son roman « Le maître et la marguerite », de l’inénarrable « Journal d’un jeune médecin », et de ses pièces de théâtre… Personne n’a retenu le nom de son frère Nicolas, qui a pourtant dévoilé le phage phi-X174 en 1935 .

Quésaco ?

Un bombardier russe du temps de la guerre froide ?

Non, que nenni, c’est un simple virus, un tout petit.

Et ce virus ne s’attaque qu’aux bactéries : ni à vous, ni à moi, ni à aucun autre animal. C’est pour ça qu’on l’appelle bactériophage, ou phage, pour faire court. Comme l’aérophagie de celui qui avale de l’air. Ou le tombeau mangeur de chair, le sarcophage.

Nicolas Boulgakov travaillait avec le découvreur des phages, un franco-canadien, Félix d’Hérelle. En 1917, ce dernier observe, après Frederick Twort, l’effet délétère de cet « ultravirus » sur les colonies bactériennes, virus qui ne sera visualisé qu’en 1940, à la naissance du microscope électronique.

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Des phages à l’oeuvre

Félix d’Hérelle en perçoit rapidement l’intérêt thérapeutique, et le premier patient guérira de la dysenterie en 1919 grâce à ces phages, qui sont spécifiques d’un germe. Untel phage s’attaque à la bactérie Dupont, mais pas à la Dupond : ce ciblage est très précieux, et s’avère un avantage sur l’antibiothérapie.

Certains pastoriens influents de l’époque s’opposeront à ces considérations, et Félix d’Hérelle deviendra persona non grata à l’institut Pasteur qu’il admirait tant. C’est finalement à Tbilissi, en Géorgie, qu’il développera cette remarquable recherche en 1934.

Il y a rejoint George Eliava, passionné par ces virus et leur usage en thérapeutique, qui avait fondé le laboratoire de virologie-bactériologie de ce pays en 1923.

Malheureusement, c’est l’époque des grandes purges Staliniennes. Ce scientifique de haut niveau, qui a pourtant l’appui de Staline, sera exécuté sous les ordres de l’abominable Laurent Béria, chef de la police secrète.
Pour une femme convoitée, ou pour des contacts répétés avec l’étranger diabolisé, on ne sait pas vraiment pourquoi. Félix d’Hérelle se réfugie en France. A cette époque, de nombreux laboratoires produisent des phages dans le monde. Les succès sont encourageants. Mais pendant la guerre naît la merveilleuse pénicilline, et l’antibiothérapie éclipse cette voie prometteuse.
La Géorgie restera le seul pays, avec la Pologne et la Russie, à développer ce qu’on appellera désormais la « phagothérapie ». Quant à Félix d’Hérelle, il retrouvera les grâces de l’Institut Pasteur, en particulier lors d’une conférence sur « Le bactériophage dans la nature », en 1947.

En 1989, Gorbatchev réhabilite George Eliava.

Le phage de Nicolas Boulgakov, lui, devint une grande star des laboratoires de recherche. Dans un premier temps il fut le premier virus à être séquencé, par Frederick Sanger en 1977. Puis en 2OO3, il devint le premier « organisme vivant » à être synthétisé ! Craig Venter et son équipe baptisèrent syn phi-X174 la copie du wild phi-X174, qui s’avéra parfaitement « fonctionnel »…! Pas vraiment « un nouvel être vivant », car il ne peut vivre sans son souffre douleur la bactérie Escherichia coli. Il est d’un usage courant pour tester la porosité des gants chirurgicaux.

Il existe en gros 1030 bactéries sur terre, et dix fois plus de virus ; et la très grande majorité de ces virus sont des phages. Soit 109 tonnes, soit 5 % de la biomasse totale. C’est dire leur importance. On en dénombre entre 104 et 108 dans un ml d’eau de mer.

Ces phages participent à la régulation de la gigantesque population bactérienne, que ce soit dans la terre, les eaux douces, les océans. On admet qu’ils peuvent être responsables d’une mortalité bactérienne quotidienne très importante, jusqu’à 50 % !

Ils illustrent la théorie de Thingstad et Lignell « killing the winner », proposée en 1997. En gros, la densité bactérienne grandissante augmente la capacité des phages à se reproduire, et donc à nuire aux bactéries.

La population bactérienne océanique produit le DMS, le sulfure de diméthyle, qui nous taquine les narines de son « air marin », légèrement soufré. Et les phages qui la régule jouent donc indirectement un rôle important sur le climat : le DMS oxydé participe aux formations des nuages, par les noyaux de condensation. Et d’autre part les bactéries nourrissent le plancton, et toute cette biomasse invisible participe aux cycles du carbone* et de l’azote.

Le phage est en quelque sorte l’ignoré de tous, l’oublié qui est pourtant sans aucun doute la particule biologique la plus abondante sur terre, la plus importante, en terme de régulation des écosystèmes, via leur impact sur la vie bactérienne.

C’est lui qui est également à l’origine de la science de l’ADN : il joue un rôle majeur dans les échanges de gènes entre bactéries. C’est ce qu’on appelle le transfert horizontal, qu’on oppose au transfert vertical de la génétique « classique ». Mais, depuis quelques années, avec la montée impressionnante de la multi-résistance bactérienne dans certains pays, le phage revient sous les sunlights.

La Géorgie organise même un « tourisme médical » pour accueillir les malades en impasse thérapeutique. Des personnes infectées, certaines à qui on ne peut plus proposer que des amputations, terribles, et qui ont assez d’argent pour se payer un séjour à Tbilissi. Ils profitent d’une expérience de 80 ans de médecins qui sont restés ainsi en marge de l’histoire médicale occidentale.

En Europe, sa réhabilitation est en cours. En France, une ATU (autorisation temporaire d’utilisation) vient d’être demandée pour une petite fille infectée par un Escherichia coli multi-résistant, et qui a déjà perdu un rein. Le 18 février 2016, une commission de l’assemblée nationale a enclenché une dynamique pour encourager les études sur la phagothérapie. En Juillet 2015, Phagoburn a lancé une étude sur les phages d’Escherichia coli et de Pseudomonas aeruginosa. L’essai préclinique PHOSA s’intéresse aux Staphylococcus aureus et epidermidis responsables d’infections ostéo-articulaires parfois particulièrement rebelles.

Dans un tout autre domaine, les américains ont déjà adopté un phage, le Listex, pour nettoyer leurs aliments contaminés avec la bactérie Listeria. Mais l’Europe est frileuse, elle préfèrerait surveiller les pratiques dans les élevages, pour éviter les contaminations massives à la production, que connaît l’agrobusiness outre atlantique…

Mais c’est une autre histoire.

Guy Grandjean

*Les études isotopiques du carbone atmosphérique ont montré que le CO2 qui augmente de manière exponentielle dans l’atmosphère est d’origine fossile. Ce qui montre que les « régulations naturelles » sont dépassées.