Si elle ne change pas de cap, l’Europe pourrait entrer à nouveau dans une nouvelle période de grandes difficultés. Chômage de masse, émigrations des jeunes, pertes de savoir-faire et de technologies stratégiques, dépendance énergétique, gouvernance affaiblie et divisions dans la gestion de l’Europe…tout cela désenchante, fait le lit des extrêmes, et, dans un monde toujours plus dangereux, du fait notamment de la raréfaction en cours des ressources et de la détérioration de l’environnement et de la montée des inégalités, ne présage vraiment rien de bon.
Ce n’est pas la première fois que l’Europe aborde une situation « explosive » : invasions « barbares » du haut moyen-âge, guerre de cent ans et peste noire, guerres de religion, guerres mondiales…Mais cette fois-ci la situation est vraiment paradoxale. Alors que l’Europe dominait le monde il y a à peine plus d’un siècle, grâce à ses conquêtes intellectuelles, scientifiques et morales, elle semble n’avoir de cesse de s’acharner à disparaître. La première guerre mondiale fait naître l’Amérique, la deuxième la hisse au rang de première puissance, décrédibilise pour de longues années tout propos moral ou éthique tenu par l’Europe. L’après-guerre semble être consacré à la constitution méthodique des puissances orientales et au laminage de la puissance européenne.
Les instruments principaux de cette autodestruction sont économiques :
1 Nous avons laissé le Japon, les « tigres » puis la Chine bénéficier :
- de monnaies clairement et durablement sous-évaluées
- de politiques salariales et environnementales peu exigeantes si l’on ose cet euphémisme
Ce qui leur a permis de conquérir des places de choix dans la guerre commerciale mondiale.
2 Nous avons laissé se démanteler les régulations créées à Bretton-Woods et voir triompher une finance de marché, favorable aux américains, qui délite le corps social, pousse au laminage des amortisseurs sociaux et fait perdre à l’Europe son identité.
3 Nous laissons nos dettes publiques se faire financer par les marchés financiers, pour mettre délibérément notre modèle social sous leur férule !
4 Non seulement nous nous refusons à toute forme de protection économique, mais nous nous faisons le héraut glorieux du libre-échangismequi n’est évidemment plus dans nos intérêts : comment résister à un concurrent comme la Chine, aujourd’hui ? Et qui n’est pas non plus conforme à nos valeurs : il est clair que l’accroissement considérables de inégalités sociales et l’incapacité mondiale à éradiquer la pauvreté sont liées à la concurrence impitoyable de tous contre tous baptisée « mondialisation ». Or l’Europe reste le creuset de l’humanisme.
Le paradoxe est évident : les invasions « barbares » se font dans un monde en complète recomposition, la peste est clairement subie et longtemps mystérieuse, la première guerre mondiale encore mal comprise résulte sans doute d’obscures rivalités pour l’hégémonie, la deuxième est la suite de la première et plus exactement des défauts majeurs du traité de Versailles, mais ce que nous faisons depuis 60 ans, est de l’ordre du choix. C’est donc bien un suicide !Paradoxe encore plus sidérant quand on prend en considération deux éléments, la passé et l’avenir : la puissance européenne de départ, sa capacité à continuer à incarner un idéal humain, même si elle a été affaiblie par les horreurs de la deuxième guerre mondiale.
La bonne nouvelle donc c’est que ce n’est pas une fatalité. Pourquoi serions-nous incapables de trouver en nous le ressort pour survivre, pour, a minima, ne pas disparaître dans la mondialisation que nous appelons de nos vœux depuis les années 70 et, soyons fous, pour pouvoir ré-exister politiquement et moralement afin de peser sur l’avenir du monde ?
Peser sur l’avenir du monde est maintenant vu par beaucoup d’intellectuels et de dirigeants comme un vieux fantasme. C’est pourtant toujours la responsabilité de l’Europe. Elle seule continue à incarner vaille que vaille le chantier de la lutte contre le changement climatique, à incarner un « ordre mondial » qui ne soit pas fondé sur la force mais sur l’équilibre ; elle seule défend une conception de la culture qui ne soit pas marchande. La Chine et les USA sont installés durablement dans un conflit de leadership, la Russie rêve d’une nouvelle puissance. Quant aux autres émergents leur priorité c’est l’accès de leur population au mode de vie occidentale, dont nous savons qu’il est impossible, avec les technologies actuelles. Le poids de l’avenir du monde continue à peser sur l’Europe. Elle doit et peut se relever.
Tout cela est encore accessible, mais suppose de bien fonder le diagnostic et le pronostic : de quoi souffrons-nous et où allons-nous sans traitement ? Il me semble que le cœur de notre maladie est une croyance : nous continuons à croire en la vertu de l’économie de marché livrée à elle-même. Nous n’assumons pas la nécessité de sa régulation que nous voyons majoritairement aujourd’hui comme un mal nécessaire ; nous la construisons et la défaisons, en fonction de l’air du temps et des rapports de force. A l ‘évidence nous n’avons pas encore purgé la grande période de la planification et du centralisme d’après-guerre et nous continuons à adorer une contre-idole. Contre-idole qui nous pousse à croire qu’une Europe transformée en grand marché ouvert aux quatre vents serait un « optimum » (un idéal ?) économique. Or nous savons, car les économistes sérieux nous l’ont montré depuis longtemps et que les faits sont parlants, que cette idole, comme toutes les idoles, ne tient pas ses promesses. Pire, le modèle « darwinien » vanté par nos économistes prétendument[1] libéraux, ne peut que conduire à la destruction des plus faibles : ce que nous allons finir par devenir si nous continuons !
Bref nous souffrons d’idéalisme face à des concurrents qui ne le sont pas. Il ne viendrait pas à l’esprit des présidents américain, chinois et russe de soumettre leurs impératifs stratégiques et géopolitiques au primat de la concurrence économique. Encore moins de les soumettre à des technocrates édictant et contrôlant l’application de règles issues d’un raisonnement économique théorique[2]. Mais il est vrai que leur primat est celui de la puissance, qui n’est plus celui de l’Europe !
Que nous faut-il donc pour guérir et éviter la mort sans phrases ? Cesser d’assimiler nécessité de régulation et rejet de la concurrence et de l’entreprise. Un capitalisme régulé repose toujours sur ces deux piliers (entreprises et concurrence) mais en exige un troisième qui est là pour faire face précisément à toutes les défaillances de marché[3].Ce troisième pilier c’est celui des biens communs, dont la définition et la gestion nécessitent une approche coopérative[4]. Ne devrait-il pas être évident qu’une société humaine ne peut se fonder sur le primat de la compétition mais sur celui de la coopération entre humains et de l’équilibre avec la Nature, notre « mère nourricière ».
Essayons tout bêtement de retrouver le bon sens de nos aïeuls, qui savaient la valeur de la terre, l’importance du climat et de la météo, qui prenaient en charge intuitivement le sort de leurs descendants, bref qui vivaient chaque jour les « idéaux » du développement durable. Cela ne se fera sans doute pas par une conversion spontanée mais par un « combat idéologique et politique »; nous devons en finir avec les dogmes et les carcans idéologiques qui nous conduisent au suicide.
C’est une condition nécessaire pour l’Europe, mais pas suffisante. Comment en effet faire vivre cet idéal sans recourir à la force et sans en être empêché par les puissances prédatrices qui nous entourent ? Il me semble que la réponse tient d’une certaine manière dans la célèbre question de Staline : « Le pape combien de divisions ? ». Il nous faut abandonner le primat suicidaire (et mortifère) de la compétition mais aussi celui du matérialisme : l’humanité, et plus généralement l’ évolution, ne sont pas mues par les seuls rapports de force. Les graines que nous plantons par nos actions portent des fruits qui vont bien au-delà de leur simple poids matériel !
—————————————————————————————————————————
[1] Prétendument car la liberté ne peut évidemment pas résulter de la loi de la jungle. C’est vrai en politique comme en économie.
[2] C’est pourtant ce que nous avons fait avec la BCE, la Commission Européenne et le traité de Maastricht.
[3] Je ne développe pas ici tout ce pan de la littérature économique ; on peut lire le livre d’un économiste libéral qui explique cependant bien ce que sont les défaillances de marché ; Bernard Salanié, L’économie sans tabou (préface d’Edmond Malinvaud), Le Pommier, 2004
[4]Voir Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, ElinorOstrom, Ed. de Boeck, 2010.
2 réponses à “L’étrange suicide de l’Europe (et de la France)”
Dans l’Organisation des Nations Unies, 197 nations sont représentées.
Quand nous regardons ces 197 nations, que voyons-nous ?
– Nous voyons 28 nations qui ont construit une union : l’Union Européenne.
– Mais sur tous les autres continents, nous voyons 169 nations qui gardent précieusement le contrôle de leurs lois nationales, 169 nations qui gardent précieusement le contrôle de leurs frontières nationales, 169 nations qui gardent précieusement le contrôle de leur monnaie nationale, etc, etc.
Bref : nous voyons 169 nations qui sont souverainistes.
Partout ailleurs, sur tous les autres continents, 169 nations sont souverainistes.
En Europe, nous sommes l’exception : il n’y a que nous, en Europe, qui ne sommes pas souverainistes.
Les européistes sont comme les 28 neuneus qui sont montés dans un bus, et leur bus s’est engagé à contre-sens sur l’autoroute !
A l’intérieur du bus « Union Européenne », les 28 neuneus n’arrêtent pas de rigoler. Les 28 neuneus disent en rigolant : « Regardez tous ces idiots : ils se sont tous engagés à contre-sens sur l’autoroute ! »
Les 28 neuneus ne devraient pas autant rigoler.
Nous savons comment finissent les véhicules qui s’engagent à contre-sens sur l’autoroute.
On dirait que les dirigeants européens veulent s’accomplir dans l’application parfaite en l’UE d’une idéologie: le libéralisme, créateur de bonheur universel. Pendant ce temps, les autres pays s’évertuent pragmatiquement à être demain plus forts qu’hier.
-Or, La force est indispensable. Il n’y a pas un jour sans qu’un pays dans le monde ait ses frontières contestées ou simplement testées. L’incident de Stockholm nous l’a rappelé spectaculairement en 2013:
http://www.opex360.com/2013/04/26/laviation-russe-a-simule-lattaque-de-bases-militaires-suedoises/
Ne pas oublier que la France a la 2e ZEE au monde et que ses zones sont convoitées pour tout un tas de ressources.
On est donc condamné à avoir les moyens de faire respecter notre territoire. Cela passe par la Défense. Et en Europe, endormis par le paternalisme américain, certains l’avait oublié jusqu’aux évènements ukrainiens.
Je soupçonne l’élite d’ Europe d’attentisme pour favoriser l’accélération du rapprochement trans-atlantique. On laisserait fatalement le leadership aux USA pour devenir un protectorat au passé glorieux. Après tout, on a déjà cédé: ce sont eux les gardes de la maison Occident, grâce aux ficelles de l’OTAN.
-Ceci expliquerait pourquoi l’Europe ne développe pas un humanisme du XXIe autour du développement soutenable et du bien commun. Ce serait un tremblement de terre idéologique, sur un continent partiellement post-communiste, méfiant des grandes idées. En pratique, ce serait alors trop TAFTA-incompatible, trop loin des idées économiques dominantes de la croissance perpétuelle des PIB et profits.
Ce serait pourtant un superbe projet, un modèle de développement phare dans l’OCDE: un modèle économique de la Ressource naturelle, définissant un optimum de l’activité économique entre soutenable et confortable. Le seul modèle qui placerait la société humaine au delà du parasitisme.
Mais cela passerait bien sûr par la pédagogie et la démocratie. Bien du monde préfère le confort immédiat et la gestion autruchière. Seul un éclairé charismatique, un grand Homme pourrait renverser la vapeur. Il nous faut un De Gaulle, un Teddy ROOSEVELT pour refonder l’Europe!