Rappelons l’argument de notre dernier post « la surabondance va t’elle conduire au retour de la pénurie ? » : nous sommes face à une grande bifurcation[1]. Soit nous prolongeons nos trajectoires de développement actuelles, et nous provoquerons une pénurie physique de ressources naturelles, une destruction massive des écosystèmes, dans un climat déstabilisé et déstabilisant. Des inégalités massives en résulteront. Les plus riches et / ou les plus puissants s’en sortiront, au moins dans un premier temps. Les plus défavorisés connaîtront des difficultés matérielles croissantes, souvent létales. Soit nous acceptons de changer radicalement, d’inventer et de faire vivre de nouveaux modèles et nous nous mobilisons pour y arriver. Il s’agit alors de faire en sorte collectivement que ces nouveaux modèles soient compatibles avec les limites planétaires. Par nécessité, ces nouveaux modèles seront sobres en ressources et bas-carbone et viseront à ce que chacun ait « en suffisance ». Dès lors, ils intègreront nécessairement les questions d’équité dès leur conception.
Je vais tenter ici de montrer que le deuxième scénario, apparemment le plus improbable, comme je l’ai écrit dans le post précédent, peut se réaliser et même va se réaliser, pour autant que nous nous y attelions avec ardeur et ambition, chacun à sa place et avec ses moyens, mais avec conviction et confiance.
Cette affirmation peut sembler osée voire insensée tant l’histoire humaine semble n’être que bruits et fureurs (en écho au roman dystopique de William Faulkner, Le bruit et la fureur). Les horreurs, civiles et militaires, les guerres à répétition, la brutalité des régimes autoritaires, des régressions parfois spectaculaires (la culture nazie et ses horreurs se sont imposées rapidement à un peuple « civilisé ») semblent en faire une copie du mythe de Sisyphe. Plus récemment, la guerre militaire et économique que mène Vladimir Poutine à l’Ukraine et l’Union européenne, les risques qu’elle dégénère en un troisième conflit mondial, est bien représentative de ce caractère chaotique et parfois régressif[2] de l’histoire en marche.
Peut-on croire que cette histoire est quand même aussi une perpétuelle « montée vers le plus humain » qui se fait par étapes, acquisitions/innovations et capitalisation[3] des acquisitions antérieures ?
1. Le progrès, une idée dépassée
Née avec la Philosophie des Lumières, l’idée du progrès humain a été particulièrement importante au XIXème siècle.
Son sens moderne (de progrès temporel au caractère cumulatif) est attribué à Bacon ; elle est au cœur de la philosophie des Lumières. Ce progrès consiste en une transformation de l’esprit humain (l’humanité étant considérée comme perfectible) et de l’organisation de la société.
Cette idée a été très portée au XIX°siècle. Ainsi Auguste Comte, l’inventeur et le « pape » de la « religion » positiviste divisait l’histoire humaine en trois âges :
- l’âge théologique où règne le surnaturel ;
- l’âge métaphysique où domine la réflexion abstraite et qui voit peu à peu s’éliminer l’aspect divin des choses ;
- l’âge positif qui voit la société renoncer à spéculer sur l’absolu pour se concentrer sur ce qui est démontrable ; par exemple les vérités scientifiques (Comte 1839).
La notion de progrès était centrale dans le monde scientifique, perçu comme la pointe avancée de la civilisation, la sortant de l’obscurantisme et faisant éclore le règne de la raison. Elle motivait aussi les actions sociales et politiques qui visaient à plus d’humanité dans les rapports sociaux et imprégnait par exemple la philosophie politique de Montesquieu, sa conception de la démocratie et sa théorie des trois pouvoirs.
Elle reste présente aujourd’hui chez certains, croyant ardemment en la science et la technique qui seraient capables de résoudre nos problèmes, y compris ceux qu’elles ont contribué à créer. Il s’agit d’une foi en une science devenue providence, comme l’a montré Nicolas Bouleau, dans son ouvrage Ce que nature sait (PUF, 2021), Cette croyance est extrêmement dangereuse car elle fait perdre toute la prudence alors que nous n’en avons jamais eu autant besoin dans le domaine scientifique. L’exemple de la biologie de synthèse qu’il analyse en détail est particulièrement frappant : concevoir et construire de nouveaux systèmes et fonctions biologique par tes techniques « d’ingénierie » c’est jouer à l’apprenti-sorcier en croyant imiter la nature, sans disposer aucunement des sécurités liées aux processus naturels. Nous prenons le risque de faire apparaître des organismes aux propriétés imprédictibles, d’une dangerosité potentiellement infinie pour le vivant actuel.
Cela étant, dans cette version « techno-optimiste », le progrès est beaucoup moins global qu’aux siècles passés : ils se limite aux questions matérielles et techniques. Elle n’a, heureusement, pas de flamme ni de capacité d’entraînement des peuples vers un avenir « meilleur ». Au mieux, elle rassure celles et ceux qui ne veulent pas abandonner leurs privilèges et leur confort (et ceux qui vivent de ces recherches et applications technologiques).
Cette idée de progrès s’est fracassée au XX° siècle sur des récifs massifs
1-La première guerre mondiale, une véritable boucherie, a éclaté et s’est prolongée au cœur même de la civilisation se croyant et se disant la plus avancée ; l’arrivée du nazisme et de ses horreurs, l’usage de la bombe atomique et le fait que l’humanité peut s’autodétruire ont « fermé le ban ». La suite de l’Histoire n’est guère plus encourageante. La capacité des États-Unis, nation dominante, à confondre le bien et ses propres intérêts et « l’axe du mal » avec ses adversaires ne laisse que peu de crédibilité à une lecture bienveillante des conflits militaires qui ont suivi la deuxième guerre mondiale.
2- Les travaux des historiens ont montré la brutalité de la civilisation européenne vis-à-vis des autres peuples (que ce soit l’esclavage organisé des Africains, les exactions contre les Amérindiens, la colonisation, ou la guerre de l’opium). Ils ont démystifié le récit selon lequel l’Europe avait apporté la civilisation au monde et montré que la croyance dans le progrès dissimulait un appétit de puissance et un sentiment de supériorité. Les peuples premiers étaient vus évidemment comme inférieurs tout comme les civilisations et cultures moins « avancées » que l’européenne (à l’aune évidemment des valeurs européennes et de la notion de progrès en vogue alors) ; et si la culture européenne se considérait comme à la pointe de l’humanité, ses thuriféraires n’en méprisaient pas moins les classes sociales qu’ils considéraient comme inférieures.
3-La prétention plus récente de la Chine à incarner une nouvelle civilisation écologique fait frémir. Le caractère dictatorial de ce régime ne fait aucun doute, tout comme sa capacité à réprimer violemment la moindre contestation et plus généralement à empêcher les individus de s’exprimer ou de faire preuve de créativité, si cette dernière n’est pas dans la ligne du parti. Que ce pays puisse contribuer par ses investissements colossaux à faire émerger à la bonne échelle les indispensables technologies bas-carbone ne fait guère de doute. Qu’il prétende incarner un projet de civilisation positif est une sinistre plaisanterie, qui fait profondément douter de la notion de sens de l’histoire.
4-La culture no limit et la généralisation mondiale d’un modèle économique et social prédateur, qui flatte nos appétits les plus primaires et détruit le socle naturel sur lequel il est construit, donnent plutôt à penser qu’une gigantesque régression s’est produite depuis 1950. Comment considérer qu’Homo economicus est en quoi que ce soit plus évolué que le paysan du Danube qui savait se contenter du fruit de la terre et de son travail ?
5- Selon la théorie de l’évolution biologique initiée par Charles Darwin au XIX°s l’histoire de la vie n’est pas mue par une quelconque force ascendante – ou par la volonté de Dieu – mais, pour faire simple, par le jeu du hasard et de la sélection naturelle. La représentation enseignée actuellement de l’histoire de la vie et de celle de l’humanité ressemble à un immense écheveau indémêlable ne faisant pas apparaître de sens d’ensemble qui pour les scientifiques s’apparenterait à du finalisme, notion contraire au déterminisme sous-jacent au raisonnement scientifique. Le positivisme d’Auguste Comte ne pouvait d’ailleurs résister au sein de la communauté scientifique. Les biologistes évolutionnistes contemporains s’attachent à repérer toute tentative de donner un sens à l’évolution et à l’assimiler à un relent de créationnisme ou de religion masquée[4]. Donner un sens à l’histoire humaine est encore plus tabou, et par ailleurs impossible si on adopte une démarche trop « micro », qui se perd dans les détails. Le sens de tout phénomène ne peut se voir qu’en prenant du recul et de la hauteur, tout comme une image ne peut s’interpréter sans prise de distance : vouloir en voir chaque pixel la rend incompréhensible…
6-Les travaux d’anthropologie au XX°siècle ont été très marqués par le besoin de tourner la page de « l’ethnocentrisme » régnant en Europe au XIX°siècle. Claude Lévi-Strauss a beaucoup œuvré pour que cette discipline se départisse de la subjectivité du regard de l’anthropologue. Et ce fut une grande réussite intellectuelle. Nous ne regardons plus les peuples premiers comme des barbares incultes mais comme ayant construit des civilisations qui n’ont ni nos valeurs, ni notre conception du monde. Dès lors, prétendre qu’ils seraient moins évolués que nous, car arrivés plus tôt sur cette planète, est devenu inacceptable. Paradoxalement, cette grande réussite alimente le propos que nous allons développer ci-après : ces travaux ont accru notre propre conscience de l’humain en nous et autour de nous.
2. Reconsidérer le progrès
Face à la bifurcation qui est devant nous, il est nécessaire de reconsidérer la question du progrès et du sens de la vie. Si, en effet, on reste persuadé que l’histoire humaine comme celle de la vie n’a ni queue ni tête, qu’elle est soumise uniquement à la sélection naturelle ou à la « loi du plus fort », alors on peut considérer que le premier scénario va arriver inéluctablement, sauf coup de chance extraordinaire, sur lequel aucune prise n’est concevable. Est-il alors bien utile de se battre pour une cause perdue d’avance ? Certes, l’énergie du désespoir peut alimenter quelques bonnes volontés ; mais certainement pas l’ensemble de tous celles et ceux qui peuvent agir pour que se réalise le deuxième scénario.
Mais si l’on discerne un sens dans l’histoire de la vie et de l’humanité alors la question de la bifurcation devant laquelle nous nous trouvons se pose en d’autres termes.
Tenter de discerner un sens dans l’Histoire humaine c’est forcément se mettre en position de surplomb et, pour éviter l’écueil « ethnocentriste », bien distinguer la vision de ce progrès d’une quelconque supériorité de celui qui la discerne. Le paradoxe évident de la position « européocentriste » du XIX°s c’était que les Européens manifestaient une violence dans leurs actes incompatibles avec l’idée du progrès et les valeurs qu’ils défendaient.
C’est aussi bien voir qu’un progrès éventuel de la conscience humaine ne peut naître que de motivations internes, communes à tous les hommes, dont certains ont manifesté des qualités humaines exceptionnelles et ce à toutes les époques. La bonté et l’amour n’ont évidemment pas attendu aujourd’hui pour se vivre et s’extérioriser ; comme le démontre Jacques Lecomte dans son livre La bonté humaine (2012, Odile jacob), la bonté est par ailleurs beaucoup plus présente en l’être humain que la représentation qui en est faite généralement. Et le rapport à la nature pour les peuples premiers est, d’une certaine manière, plus évolué que le nôtre et nous donne la voie à suivre.
Enfin, bien évidemment, à chaque époque, les êtres humains en chair et en os, ne sont pas tous habités par la même qualité ou ampleur de conscience. Et ce pour une raison simple, la conscience ne se transmet que par l’éducation et la culture. C’est aussi une des raisons pour lesquelles l’adhésion à la thèse du progrès de la conscience humaine est si difficile : à voir la bêtise, la cruauté ou l’égoïsme de certains de nos contemporains, il est évident qu’ils ne pourraient en aucun cas être considérés comme plus humains que les artistes peintres de Lascaux !
3. Les progrès de la conscience humaine
Une fois ces précautions prises on peut tenter un survol des progrès manifestes réalisés par l’espèce humaine au plan de la conscience (au sens de la qualité d’un être conscient).
Voici quelques-uns des sauts de conscience qui ont été faits par l’espèce humaine depuis 400 000 ans. Il ne s’agit ici que d’une évocation et pas d’une démonstration, qui nécessiterait des développements bien plus importants. Ils ne sont pas présentés par ordre d’importance ou d’apparition dans l’histoire.
La fin de l’anthropophagie et des sacrifices humains[5]
La brutalité de la Nature brute nous choquerait si nous y projetions nos sentiments : le monde des bactéries est celui de destructions massives, les batraciens et poissons pondent des milliers d’œufs pour un succès très faible en taux de naissance. Les « individus » semblent en permanence ne compter pour rien face aux enjeux de leur espèce ou de l’évolution. Les « sacrifices individuels » sont la loi pour les fourmis et pour l’immense majorité des espèces vivantes. A l’apparition des mammifères, la relation entre la mère et l’enfant qu’elle a porté change de nature. Progressivement, la transmission culturelle prend sa place dans les mécanismes de l’évolution. Il faut attendre l’arrivée des humains pour que se découvre l’amour conscient de lui-même.
Mais pendant des millénaires, l’humanité va procéder à des sacrifices humains, pour s’attirer les faveurs des dieux ou des esprits. Cette pratique vécue comme vitale dans plusieurs civilisations – et sacralisée – disparaît pourtant, progressivement ou brutalement comme dans les civilisations sud-américaines avec leur extinction.
L’invention du bien et du mal
Un être préconscient ou faiblement conscient comme l’étaient nécessairement les premiers hommes ne peut distinguer le bien du mal. Le lion dévore sa proie sans émotion morale, il se nourrit et son instinct lui dicte largement sa conduite. Homo sapiens était dès l’origine un prédateur brutal qui tue sans intention de faire du mal, dont il n’est pas conscient. Il est devenu avec sa puissance technologique une force qui fait jeu égal avec les forces naturelles et dont le potentiel de destruction est sans précédent.
Il a fallu des centaines de milliers d’années pour faire émerger les notions de bien et de mal, et pour faire naître la « règle d’or », une éthique de réciprocité, présente dans la plupart des cultures : « Traite les autres comme tu voudrais être traité » ou « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».
Si les notions de bien et de mal ont bien évidemment changé dans leur contenu (autres temps, autres mœurs), cette distinction reste essentielle pour tenter de discerner une évolution : n’est-il pas manifeste que des actes considérés comme acceptables deviennent progressivement inacceptables pour au moins une partie de l’humanité et qu’il y a là un progrès ? Nous venons d’évoquer le cas de l’anthropophagie et des sacrifices humains, nous allons en voir dans la suite quelques autres exemples.
L’abolition de l’esclavage
L’esclavage n’est pas encore éradiqué dans le monde[6]. Pour autant, l’abolition de l’esclavage peut être considérée comme acquise dans nos consciences. Les systèmes de valeur et de pouvoir actuels, dans les pays raisonnablement démocratiques, sont globalement incompatibles avec un retour de l’esclavage officiel. Certes les régimes totalitaires ne s’en privent pas, comme le fait la Chine avec les Ouighours. Mais ce constat ne contredit pas notre propos.
L’émergence progressive de cette abolition n’a rien d’une promenade de santé. L’esclavage est en effet très ancien. Il existe avant l’homme et s’observe chez les fourmis (où l’on a même observé des révoltes d’esclaves). L’esclavage existe à l’époque antique, il est mentionné dans les toutes premières traces écrites, comme le Code d’Hammourabi et d’autres écrits analysés comme des transcriptions d’histoires orales. L’ampleur impressionnante de certains vestiges (pyramides, monuments, digues, etc.) donne à penser que l’esclavage y était bien présent.
Si on trouve historiquement des exemples ponctuels et localisés d’affranchissement des esclaves, l’interdiction légale de l’esclavage, étendue à toutes les catégories de population, resta rare jusqu’à l’époque contemporaine. À la fin du XVIII°siècle et au XIX°siècle à partir de l’Europe, un mouvement historique d’ampleur internationale conduisit à l’abolition de l’esclavage au sein des États américains et des sociétés colonisées par l’expansion européenne. Au début du XX°siècle, l’interdiction de l’esclavage était acquise dans les principaux États de la planète.
Les dernières étapes de cette conquête[7] s’achèvent en 1957. L’organisation internationale du Travail adopte une convention visant à « supprimer le travail forcé ou obligatoire et à n’y recourir sous aucune forme« . Dès lors, l’arsenal législatif et réglementaire visant à abolir l’esclavage moderne s’élargit, pour y englober toutes ses nouvelles formes.
Comme on le voit, l’histoire de l’esclavage est centrée sur les avancées morales et juridiques. Mais aurait-il disparu si l’on n’avait pas maîtrisé l’énergie thermodynamique, qui nous a dotés d’esclaves mécaniques[8] ? L’invention de la machine à vapeur date du XVIII° siècle. L’Angleterre en est équipée de 15 000 en 1830. Si Napoléon rétablit l’esclavage en 1802[9], c’est bien parce qu’il y a encore une forte demande de main d’œuvre gratuite. On se souvient de l’argumentation ironique de Montesquieu : « Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. »[10] Sans les progrès de productivité considérables permis par les machines, il est douteux que les sociétés aient si facilement aboli le recours à une organisation violente mais nécessaire pour assurer le niveau de vie des dominants et leurs « affiliés ». Il est donc assez clair que la dynamique abolitionniste a été jusqu’à son terme grâce à la maîtrise des énergies fossiles. Il est aussi clair qu’un scénario de pénurie généralisée nous ferait régresser sur ce plan. Que cette prise de conscience effective ait été possible grâce aux machines ne la rend pas moins ….effective.
La réduction de la violence civile.
Considérant la violence criminelle à la lumière des archives judiciaires européennes, l’historien Robert Muchembled constate dans son livre une Histoire de la violence, que, depuis le XIIIè siècle, les rapports humains apparaissent comme progressivement moins brutaux (contrairement à l’impression que peuvent donner les médias qui mettent en évidence quotidiennement des violences). Un modèle de gestion de la violence qui parvient progressivement à canaliser les pulsions agressives individuelles émerge et s’installe dans l’Europe moderne puis contemporaine. Encadrée par l’institution, la violence change peu à peu de statut pour devenir un tabou majeur de la culture occidentale.
Dans ces travaux, l’historien met à jour ce processus d’apaisement des relations sociales et familiales, de transformation des sensibilités collectives qui, policées par un nouveau système de normes, met progressivement à distance les affrontements. Comme dit plus haut (note 2) ce constat ne signifie pas que les hommes soient devenus incapables de violence, militaire en particulier, et même civile si les conditions – par exemple le retour de la pénurie – la rendent fatale si ce n’est légitime.
L’émergence de l’individu puis des droits universels de l’homme.
L’animal n’est pas conscient ; la conscience est le phénomène humain, pour reprendre l’expression de Pierre Teilhard de Chardin. Cette conscience émerge chez les mammifères à la suite d’un long processus biologique de croissance de l’encéphalisation[11], qui lui-même suit un profond mouvement d’autonomisation des organismes vivants.
Mais cette conscience ne nait pas dans toute son ampleur dès l’origine, où elle n’est que potentielle. Prendre conscience de quelque chose c’est cesser d’en être inconscient. L’enfant grandit intérieurement par de multiples prises de conscience, relatives à son corps et aux fonctions internes qu’il apprend à maîtriser, relatives à sa relation avec sa mère puis aux autres etc. Chaque acquisition est irréversible (sauf lésions cérébrales ou autres pathologies). Il en est de même pour l’humanité dans son ensemble. Cette conscience s’élargit encore grâce aux outils et instruments qui prolongent notre perception. En particulier, avoir vu la Terre complètement éclairée grâce à la très célèbre photo de la bille bleue prise en 1972 par l’équipage d’Apollo 17 lors de son voyage vers la Lune, n’est en rien une anecdote ; cette image a participé à l’élargissement de notre conscience, en mettant en évidence la finitude de notre planète et la fragilité de l’humain au sein de l’univers.
La place de l’individu dans la société a connu une évolution en profondeur grâce à un processus multimillénaire d’individuation. A l’exception des puissants, l’individu n’a pas vraiment d’existence sociale pendant des millénaires. Les pyramides égyptiennes sont une image parlante de la place relative dans la vie et de la mort des pharaons dans la société : ils étaient pour ainsi dire les seuls à exister.
Sur un autre plan, celui de la création, ce n’est qu’à la Renaissance que les artistes commencent à signer leurs œuvres. On peut penser que c’est la conséquence lointaine de l’apport du christianisme pour qui les êtres humains sont à l’image de Dieu – ce qui, en contrepoint, a conduit le monde chrétien, sauf exceptions, à dévaloriser le monde vivant non humain.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[12] est une invention proprement révolutionnaire. Elle était totalement inconcevable par les tenants de l’Ancien Régime en France et ailleurs, qui ne voyaient pas dans leurs serviteurs des semblables, dont la misogynie était aussi généralisée qu’inconsciente, qui se demandaient si les noirs avaient une âme (on se souvient de la célèbre controverse de Valladolid) et pratiquaient l’esclavage et le servage sans difficulté. Comme pour l’esclavage, la généralisation de ces droits s’est faite au XX°s (avec son adoption en 1948 par l’Organisation des Nations Unies) même si elle n’est évidemment pas respectée partout dans le monde.
Insistons ici sur le fait que l’idée de l’égalité des droits de chaque humain a émergé et s’est généralisée dans la conscience humaine ; sans doute peut-on en discerner des prémisses dans la naissance de la démocratie grecque et dans les débuts du christianisme[13]. Mais on est alors très loin de la moindre diffusion de l’idée d’égalité dans les consciences humaines.
Que la déclaration des droits de l’homme se situe sur le plan juridique n’enlève rien, au contraire, à sa portée en termes de conscience. La conscience humaine s’élargit aussi en comprenant qu’il est nécessaire d’aligner les institutions et le droit avec l’idée morale.
Certes, il existe de nombreux pays où l’égalité des droits n’est pas inscrite formellement dans les textes juridiques voire pas diffusée dans la culture (et donc la conscience humaine), il n’en reste pas moins que cette idée s’est installée et ,précisément, permet par de nombreux moyens de prendre conscience de cette situation et mobilise des peuples entiers pour conquérir ces droits.
En Chine, Xi-Jinping prend des distances par rapport à la déclaration des droits de l’homme en théorie et surtout en pratique (comme dit plus haut), en les justifiant par la sortie de la misère de centaines de millions de Chinois et par une priorité donnée au développement. Il est certes extrêmement puissant et semble vouloir imposer ses valeurs au monde entier. Cela peut rendre pessimiste sur notre avenir. Mais comme dit plus haut l’histoire de la vie et celle de l’homme ne sont pas de longs fleuves tranquilles. La fascination pour la puissance ne doit pas nous faire oublier que les empires ne sont pas éternels.
La naissance et le développement de la démocratie
Même si la démocratie n’est que le « pire des régimes à l’exception de tous les autres » (Churchill, 1947), le déploiement de ce mode de gouvernement dans le monde est un indicateur de progrès pas seulement juridique mais aussi au plan de la conscience humaine. Le nombre de démocraties a significativement progressé depuis 1945. Aujourd’hui, selon les méthodologies, on en dénombre entre 75 et 98 (sur 195 États reconnus).
Certes, on constate aussi, plus récemment, un affaiblissement des démocraties et une montée des régimes autoritaires qui n’est pas sans rapport avec les crises écologiques et sociales en cours. Il n’y a clairement pas de loi historique qui ferait croitre linéairement ce mode d’organisation politique et sociale. Et comme on l’a vu, le scénario d’effondrement, fatal en cas de poursuite de notre mode de développement, conduirait au contraire à l’effondrement de la démocratie. Mais nous avons expérimenté la démocratie à grande échelle et cette expérience est inscrite irréversiblement dans nos mémoires.
Le refus de la fatalité de la douleur
Avec la naissance et les progrès fulgurants de la médecine et de l’hygiène, le rapport au corps s’est transformé. Michel Serres nous a rappelé à quel point la douleur pouvait être, pour nos ancêtres, une expérience inévitable et quotidienne, à quel point le corps pouvait être marqué par les maladies et pour finir que l’âge moyen des décès, inférieur à 40 ans jusqu’au XIX°siècle, rendait la mort proche, voire quotidienne. Nous ne l’avons pas vaincue, malgré les rêves délirants des transhumanistes, mais nous avons appris à ne pas en faire une fatalité à tout âge et que nous pouvions la mettre à distance tout comme la douleur et la maladie. En particulier, la douleur n’est plus vue comme une fatalité (également dans les accouchements) ni comme signe utile dans l’exercice de la médecine.
Le rapport aux animaux et à la Nature
Les peuples premiers ont été obligés d’apprendre à composer avec les forces naturelles pour ne pas être broyée par elle. Comme l’a montré l’anthropologue Philippe Descola leur relation à la nature n’est pas du tout semblable à ce que fut généralement la nôtre depuis la révolution industrielle. Et celle-ci est également en train d’évoluer ; nous quittons progressivement une position d’extériorité pour comprendre que nous faisons partie de la nature.
A partir de la sédentarisation, et de l’invention de l’élevage et de l’agriculture, l’humanité a franchi une étape et réussi à sortir de cette soumission aux diktats de la nature. Elle a réussi progressivement à mieux la comprendre voire dans certaines situations à la dominer. Qu’on pense tout d’abord à la création d’habitats résistant à la pluie et aux intempéries, à la canalisation des fleuves, mais aussi bien sûr à la médecine, à la compréhension des lois de la physique, à la capacité à extraire/ capter, transformer et utiliser différentes sources d’énergie etc. Dans le domaine agricole, l’humanité a transformé radicalement les processus naturels et est sortie, en partie , de la famine par le développement des engrais[14], des pesticides et de la maitrise des semences (sans même parler d’OGM) et de l’élevage intensif.
Cette étape s’achève par une prise de conscience progressive des destructions que nous faisons subir à notre environnement naturel, de notre responsabilité dans le changement climatique et du caractère fini de notre planète. La possibilité de détruire la nature la dévoile. Nous prenons conscience de notre appartenance à une espèce prédatrice en conflit avec le vivant, du risque de destruction du vivant et d’autodestruction de notre espèce, du fait de nos comportements et de notre puissance.
Plus spécifiquement, nous prenons conscience, en en étant plus informés par les travaux scientifiques en la matière, de la sensibilité animale et des souffrances qu’endurent les animaux dans une grande partie des élevages industriels puis dans les abattoirs. Plus récemment, de puissants mouvements s’opposent à l’alimentation carnée, à l’abattage en masse et visent à donner des droits nouveaux au vivant et à la Nature.
Nous entrons cahin-caha dans une troisième étape de reconnaissance des droits à accorder aux êtres sensibles que sont les animaux et plus généralement à la nature[15].
Le philosophe Michel Serres a plaidé il y a trente ans pour l’établissement d’un contrat naturel. « La nature nous conditionne et, désormais, nous conditionnons la nature. Ancienne et nouvelle, cette interdépendance appelle l’établissement d’un « contrat naturel », fondement d’un droit nouveau, d’une symbiose vitale, qui termine par un pacte la guerre que nous menons contre la nature. Passé entre les humains et le monde, jadis laissé hors-jeu par le contrat social, le Contrat naturel octroie une dignité juridique à la nature et définit les devoirs de l’humanité envers elle. »
Les vifs débats sur la manière de créer ces nouveaux droits sont une preuve que le sujet est devenu majeur aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’un retour aux conditions des peuples premiers car la puissance acquise par l’humanité sur la nature oblige à des renoncements, de la prudence et des décisions conscientes délibérées. De la même manière, sa capacité à se représenter la complexité de la nature est sans commune mesure avec celle de ces peuples, quel que soit par ailleurs leur humanité.
Rapports homme-femme
Nos civilisations ont été et sont en large majorité encore à domination masculine ; la reconnaissance par les hommes du caractère complètement infondé de leur prétention à se croire supérieurs aux femmes est récente mais à nouveau irréversible. Il en résulte la possible conquête de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes certes longue[16] et loin d’être achevée. Mais ce mouvement est largement entamé, comme le montre par exemple la série d’études Les femmes, l’entreprise et le Droit, publié par la la Banque Mondiale[17] et a atteint des proportions jamais observées dans l’histoire humaine.
Là aussi le droit, les institutions et la conscience interagissent pour nourrir ce mouvement. Un petit humain qui nait maintenant peut accéder à cette conscience, soit grâce à son éducation, soit via les transferts d’informations rendus possibles par internet. Certes tout dépend de son lieu de naissance et de son accès à l’information. Mais ceci n’était pas possible sauf exceptions, il y a encore quelques siècles, pour la raison très simple que cette prise de conscience n’était pas faite.
Conclusion
Nous venons d’illustrer par quelques exemples la montée de la conscience humaine, des libertés et droits individuels, en bref de « l’humanisation » de l’humanité, qui s’est réalisée tout le long de son histoire pourtant émaillée de violences et de régressions politiques et sociales. Cette évolution prolonge celle de la vie, une inexorable montée de la complexité, de l’autonomie et de la socialisation des êtres vivants. L’évolution de la vie sur notre planète ne s’est pas faite de manière linéaire ; des extinctions massives ont eu lieu, des accélérations fortes se sont parfois produites (comme l’explosion des formes du vivant au Cambrien). « L’arbre de la vie » est buissonnant, les mammifères ne sont pas les héritiers directs des dinosaures dont ils ont pris la place à la fin de l’ère tertiaire quand une météorite les a fait disparaître. Mais il est possible de discerner le sens profond de l’histoire humaine, qui poursuit l’aventure biologique, c’est tout simplement …l’humanisation, processus encore inachevé et lui aussi arborescent. C’est la participation à cette aventure collective qui donne une énergie « surhumaine » à toutes celles et ceux qui se battent pour sa poursuite, même dans les conditions de vie les plus tragiques et même face à des pouvoirs apparemment inébranlables.
La bifurcation actuelle va et doit nous conduire à abandonner les valeurs effectives de notre civilisation actuelle, la culture no limit et ses rêves de puissance. Cela ne va ni se faire tout seul par continuité, ni par un réformisme progressif, comme le suggère le chercheur Denis Dupré, dans une conférence intitulée « Du chaos, de l’amour et de l’insurrection ». Nous sommes au pied du mur : comment ne pas voir qu’il n’y a plus une seconde à perdre ? Mais ne désespérons pas, face à l’ampleur de la tâche ou en étant habités de la sensation d’être David face à Goliath. Pour quelle raison les forces d’humanisation à l’œuvre depuis des millénaires seraient-elles incapables de s’opposer aux artisans de l’apocalypse ? Soyons certains au contraire que nous sommes en train de créer une nouvelle civilisation, fondée sur une nouvelle conception de la nature dont nous devenons partie intégrante et des modèles sociaux et économiques sobres, circulaires, à l’image de l’organisation de la biosphère, où chacun a sa juste part.
Alain Grandjean
4 réponses à “Notre civilisation peut-elle devenir plus propre, sobre et égalitaire ?”
Un geand merci à Alain de rappeler que le progrès n’est pas dans le PIB.
Il manque sauf erreur dans l’énumération la declaration de Philadelphie (1944) fondatrice de l’organisation internationale du travail et ses principes fondamentaux :
« La Conference affirme a nouveau les
principes fondamentaux sur lesquels est
fondee l’Organisation, a savoir notam-
ment:
a) le travail n’est pas une marchandise;
6) la liberte d’expression et d’associa-
tion est une condition indispensable d’un
progres soutenu;
c) la pauvrete, ou qu’elle existe, consti-
tue un danger pour la prospérité de tous;
d) » la lutte contre le besoin doit etre me-
nee avec une inlassable energie au sein de
chaque nation, et par un effort interna-
tional continu et concerte dans lequel les
representants des travailleurs et des em-
ployeurs, cooperant sur un pied d’egalite
avec ceux des gouvernements, participent
a de libres discussions et a des decisions
de caractere democratique en vue de pro-
mouvoir le bien commun. »
Tres cordialement
O. Bodin
merci Ollivier, ah oui c’est tout-à- fait exact. a ce propos je te signale l’excellent livre d’Alain Supiot » L’esprit de philadelphie » .
amitiés
Merci Alain pour cette prise de recul instructive, large, lucide et équilibrée, entre le enjeux et risque d’un côté, et les sources d’optimisme et de confiance de l’autre. C’est précieux en ces temps où les phrases-choc ont plus de place et de retentissement que les analyses un peu poussées… Continue ton œuvre d’éclairage et de réflexion !
Merci cher Pascal ! amitiés
alain