La dérive climatique est liée, comme on le sait, aux émissions de gaz à effet de serre (environ 50GTCO2 eq par an en ce moment) dont 60 % en gros sont dues à la combustion d’énergie fossile. A-t-on assez d’énergie fossile pour déstabiliser le climat ? La réponse est malheureusement très claire : on a beaucoup trop d’énergies fossiles.
Quelques chiffres simples permettent de le montrer. Dans un papier publié dans Nature en 2009[1] Meinshausen et al. évaluent à 1000 GTCO2 notre « budget cumulé d’émissions «sur la période 2000-2050 si nous voulons ne pas dépasser une augmentation de 2°C de la température moyenne planétaire, avec une probabilité de 75%. En 2008, nous avons déjà consommé le tiers de ce budget. Il nous en reste donc en gros 650 GTCO2. [precision 3 juil 2010 ] Une tonne de CO2 étant générée par la combustion de 0,27 tonne de carbone, il ne nous faut donc pas bruler plus de 180 GTC sur la période 2010-2050. Il s’agit là d’une surestimation puisque la déforestation est également à l’origine d’émissions importantes de CO2[2].
Du coté des ressources les estimations de réserves prouvées de BP 2009[3] sont les suivantes (exprimées en G tonnes de carbone):
- pétrole : 150
- gaz : 220
- charbon : 715
Total : 1085 GTC, soit 6 fois notre « budget » d’ici 2050.
Les estimations de ressources résiduelles (les réserves prouvées augmentées des ressources probables) varient fortement notamment pour le charbon. Un ordre de grandeur de 2000 GTC pour le total des fossiles encore sous terre n’est probablement pas sur estimé[4]. Il est donc bien évident que nous avons beaucoup trop de fossiles par rapport à ce qu’il est suffisant de déstocker pour déstabiliser le climat.
Allons-nous assez vite ? Actuellement nous « tournons » pour le déstockage des fossiles à environ 8 GTC par an. A ce rythme, nous aurons donc dépassé les 180 résiduels dans un peu plus de 20 ans. [correction du 3 juil 2010, merci aux commentateurs pour leur attention]
Bref la messe est plus que dite. Aucun espoir n’est permis du côté du stock physique des énergies fossiles pour limiter la dérive climatique. Il va nous falloir ralentir très vite leur combustion et /ou les émissions dans l’air liées à cette combustion. Cela ne peut que nécessiter une véritable révolution énergétique et des moyens considérables qui lui soient affectés, maintenant !
Alain Grandjean
[1] Meinshausen Malte, Nicolai Meinshausen, William Hare, Sarah Raper, Katja Frieler, reto Knutti, david Frame, et Myles allen (é009) . « Greenhouse-gas émission targets for limiting global warming to 2°C ». Nature 458, 1158-1162. http://www.nature.com/nature/journal/v458/n7242/full/nature08017.html
[2] A un rythme d’environ 5 GTCO2 en ordre de grandeur par an…avec un stock important de l’ordre de 2000 GTC.
[4] Le GIEC a évalué, dans son rapport 2007, à 3700 GTC le stock de l’ensemble des fossiles sous terre avant leur exploitation industrielle et à 244 GTC le déstockage de 1750 à 1994. On peut donc évaluer le déstockage industriel à ce jour, à environ 600GTC. Il resterait donc 3100 GTC.
10 réponses à “Le climat sauvé par la pénurie des énergies fossiles ?”
Bonjour Mr Grandjean
il me semble qu’il y a une erreur dans la phrase suivante:
« Allons-nous assez vite ? Actuellement nous « tournons » à 30 GTCO2 par an environ. A ce rythme nous aurons donc dépassé les 180 résiduels dans …6 ans. »
En effet, il ne faut pas comparer, je crois, nos 30 GTCO2 annuels avec un « budget résiduel » de 180 GTC…(de carbone), mais avec… 650 GTCO2 ! Soit environ 22 ans au rythme actuel, (au lieu de 6[#]), pour épuiser notre budget résiduel compatible avec « 75 % de chances de ne pas dépasser le seuil jugé dangereux de 2 degré ».
Bien à vous.
R. Zaharia
Vice Président du Club des Argonautes
[#] Bien entendu, 22 ans au lieu de 6, cela ne modifie pas votre conclusion sur l’urgence… de « cesser de ne rien faire » ! (du moins… qui soit à la hauteur de l’enjeu !)
PS A titre personnel, (ceci ne concerne pas le Club des Argonautes), je suis aussi intéressé par votre proposition « Article 123.2″… qui suggère, si je comprends bien, de donner à la Caisse des Depots un rôle, (et une surface financière…), qui lui permettraient de financer la transition énergétique dans des conditions qui ne seraient pas contraires au Traité de Maastricht…
Je crains qu’il y ait un petit cafouillage à la fin de l’article entre GTC et GTCO2. Si nous tournons à 30GTCO2 par an et qu’il reste 180GTC, cela fait … 22 ans (si on stabilise).
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par poleenergie. poleenergie a dit: RT @alaingrandjean: Est-ce que la pénurie d'énergies fossiles résoudra toute seule le problème du changement climatique ? #ges #energie http://bit.ly/b7WRqa […]
@zaharia et philippe
Merci de votre vigilence. L’erreur est corrigée.
Cordialement,
Alain Grandjean
Cette notion que les stocks constituent une borne supérieure aux scénarios business as usual du réchauffement est intéressante, mais encore trop récente, et probablement mérite d’être encore affinée par les hypothèses d’érosion progressive de la capacité d’extraction à mesure que l’EROEI du pétrole décroît.
Et on pourrait aussi tenter d’introduire la notion que l’économie et la finance sont encore plus violemment non-linéaires et réagissent très mal à des signaux de pénurie énergétique et de volatilité des prix. Je suis personnellement persuadé que c’est la crise qui va réduire les investissements, les capacités d’extraction et les infrastructures consommatrices, tout en faisant graduellement prendre conscience à tous que ‘business as usual’ n’est envisageable.
Tout ceci n’est qu’un vague sentiment (peut-être même simplement un secret espoir « qu’à toute chose malheur est bon ») et mériterait d’être étayé par quelques ordres de grandeur. Néanmoins, dès lors qu’on y introduit quelque modèle économique un peu non-linéaire, j’ai bien peur qu’on puisse lui faire cracher tout et n’importe quoi.
Bonsoir.
Je suis également tenté de croire à ce scénario qui a quelque chose d’un peu magique, même s’il suppose quand même une période de transition très désagréable.
Malheureusement je crains qu’il n’ait rien d’automatique. On peut tout-à-fait imaginer qu’on rentre dans une période de yo yo sur le prix des énergies de poursuite de la politique d’investissements dans les fossiles avec encore pas mal de gaz non -conventionnel et de charbon. Et qu’on continue bon an mal an à déstocker un paquet de fossiles. Je serais vraiment très heureusement surpris qu’on ne déstocke pas les 180 GTC suffisantes pour aller au delà des 2 degrés. On est parti pour devoir s’adapter dans les décennies qui viennent à un climat déstabilisé et , à mon avis, sans une « révolution culturelle » on ira au bout de notre frénésie. Est-ce qu’une grosse crise suffira à enclencher cette révolution? Pas sûr.
bien à vous
Alain Grandjean
Bonjour
il y a quand même un problème de fond dans l’estimation. Il n’y a pas de seuil « zéro ou un » au-dessus duquel ça devient absolument insupportable de bruler une tonne de fossile de plus. Les premières tonnes de fossiles a être brulées ont eu un impact absolument négligeable sur le climat et la pollution (elles ont même sauvé un certain nombre de forêts et de baleines). Au début, il semble bien donc que la rentabilité marginale des fossiles ait été bien supérieure à leur coût en externalité.
Admettons donc qu’au fur et à mesure qu’on en produise, leurs effets déletères (CO2 principalement mais ça peut aussi etre d’autres pollutions ) s’accumulent. Il va y avoir effectivement un moment où les inconvénients vont l’emporter sur leurs avantages, et il devient plus nuisible de les utiliser que de s’en passer (notons qu’on peut adopter n’importe quelle fonction d’utilité, pas forcément le coût en PIB, mais le raisonnement est valable pour toute mesure d’utilité, y compris un indicateur de bonheur humain).
On peut donc admettre ce principe. Le problème c’est simplement de justifier quel est ce seuil ! or une déclaration définitive de « ce seuil est de 2°C » est très suspecte. C’est très suspect parce que ça suppose qu’on sait le calculer, et donc qu’on sait calculer assez précisément la rentabilité marginale de l’utilisation des fossiles , et le coût marginal, pour en déterminer l’intersection. Je veux bien l’admettre, mais j’aimerais bien savoir quelles sont ces valeurs avec une courbe tracée, comme la caractéristique d’un circuit électrique !!! ça me parait suspect que ce soit juste à 2°C … pourquoi pas 2,5 ou 1,93 ? (et si , passer de 2 à 2,5°c introduit une difference TRES SIGNIFICATIVE sur le montant des fossiles auxquels on a droit, vu que tout ce qu’on a brulé n’a fait que pour le moment que 0,7°C ….)
Donc je reste perplexe sur la justification scientifique de ces chiffres : ça vient d’où, au fait, ces 2°C ?
et autre question : vu que le GIEC donne lui même un facteur deux d’incertitude dans la sensibilité climatique, ça vient d’où ce facteur de conversion entre température et stocks de fossiles ?
cordialement
@Gilles, si je peux me permettre une réaction à ce commentaire, bien que je ne sois pas économiste mais seulement ingénieur. Je pense qu’il faut éviter de raisonner en fonction d’utilité ‘statique’ et optimum ‘statique’ quand il s’agit en fait d’un phénomène dynamique aux constantes de temps très lentes (trop lentes pour l’intuition humaine ?). On pourrait brûler tous les combustibles fossiles aujourd’hui et les effets dramatiques ne se feraient sentir que dans des décennies. Pour l’instant, nous n’en sommes qu’à 0.7 °C d’augmentation, mais ça ne veut pas dire que si on s’arrête là, et qu’on cesse de brûler des combustibles fossiles dès demain, on restera à +0.7. Donc la phrase « il va y avoir un moment où les inconvénients vont l’emporter sur les avantages » reflète un mode de réflexion ‘statique’ qui n’est valable que pour les activités et les stocks renouvelables. En fait, il faudrait intersecter la consommation d’aujourd’hui avec la conséquence pour ceux qui viennent après : « trouver à quel moment les inconvénients futurs (à deux mille ans) vont l’emporter sur l’utilité immédiate ».
Par ailleurs, il est effectivement possible de définir une valeur seuil si on a de bonnes raisons de penser que le niveau des inconvénients (ou la valeur de la fonction d’utilité) pour les générations futures tend vers l’infini quand on s’approche de cette valeur. En l’occurrence, je crois comprendre qu’au-delà d’une augmentation de 2°C, les modèles de climat partent en live. Personnellement, si on me dit que sur la centrale nucléaire d’à côté, les concepteurs s’attendent à un comportement divergent au-delà de 2°C d’augmentation de la température du coeur (sans pour autant être certains qu’elle explosera vraiment), j’aimerais bien que ceux qui l’exploitent soit assez réactifs pour que ça n’arrive jamais.
Malheureusement, il commence à y avoir pas mal de climatologues qui pensent que le point de non-retour est déjà dépassé : les combustibles fossiles déjà brûlés sont en train de mettre le climat sur une trajectoire divergente, et même si on arrêtait tout aujourd’hui, il continuerait de s’emballer tout seul sur sa lancée (sachant que tout ce qu’on brûle en plus accélère l’emballement).
Bonjour
effectivement la balance « bénéfice-coût » devrait idéalement intégrer l’ensemble des conséquences dans le futur. Le petit problème c’est que je ne connais aucune manière crédible d’estimer ce coût, surtout dans une situation future sans fossile. Traditionnellement d’ailleurs, les périodes chaudes (optimum romain et médiéval) étaient plutot plus favorables que les périodes froides (petit âge glaciaire). Personnellement je ne sais pas où trouver une estimation correcte du coût intégré du RC. Posez vous une simple question : si le CO2 n’avait pas absorbé dans l’infrarouge (c’est quand même un hasard…. ), rationnellement, quelle différence cela aurait fait fondamentalement sur la société contemporaine ? etes vous capable de dire concretement ce qui aurait fondamentalement changé et de le chiffrer ?
à part ça, sur le fait que les modèles climatiques « partent en live » au-dessus de 2°C, je pense que c’est factuellement incorrect. Je n’ai jamais entendu qu’il y aurait un emballement et que les océans se mettraient à bouillir si la température moyenne dépassait de 2°C la période préindustrielle. De ce que je peux en juger, l’essentiel des conséquences dramatiques restent de l’ordre d’hypothèses d’extrapolations qui n’ont pas de justifications solides.
[…] shale gaz ne changent évidemment rien au fait qu’il y a de toutes façons trop d’énergie fossile sous terre par rapport à ce que l’on doit brûler pour limiter le changement climatique en cours. Certains commentateurs estiment pourtant que le […]