« Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth E. Boulding, cité dans Jump the Curve (Jack Uldrich, 2008)
L’économie s’est développée jusqu’à peu en dehors de la physique. Le rapport au club de Rome sur les limites de la croissance de Denis Meadows repose sur un modèle « physique [1]» qui n’a pas été pris au sérieux par les économistes, car n’introduisant ni prix ni monnaie, il ne représente pas le comportement des agents économiques. Les économistes lui reprochent donc de ne pas tenir compte, par exemple, du fait que lorsque les raretés pour une matière deviennent fortes, les prix montent et génèrent baisse de la demande ou innovation technologique et recherche de substitution. Il est en quelque sorte a-économique pour les économistes.
Les modèles de croissance réalisés par les économistes au contraire ne représentent pas les ressources naturelles et leur destruction, ni les pollutions ni les effets du changement climatique.
Il se trouve que les prévisions faites avec des modèles économiques n’ont à ce stade aucune validation empirique. Alors qu’« En 2008, Graham Turner, chercheur au CSIRO, a publié un article[2] où il reprenait les trois scénarios les plus caractéristiques du rapport Meadows de 1972 (scénarios « business as usual », « monde super-technologique » et « monde stabilisé »), qu’il confrontait à des données mondiales pour la période 1970–2000 : population, natalité/mortalité, production de nourriture, production industrielle, pollution et consommation de ressources non renouvelables. Il constatait que, sur la période 1970–2000, ces données numériques étaient étonnamment proches des valeurs que le rapport Meadows présentait pour le scénario « business as usual », et que, par contre, les scénarios « monde super-technologique » et « monde stabilisé » du rapport Meadows ne correspondaient pas à l’évolution que le monde avait connue à la fin du XXe siècle. »[3]
Peut-on en déduire que l’économie pourrait se contenter d’un raisonnement « physique », l’adjectif physique voulant dire représentant des flux de matières et d’énergie ? La réponse est clairement négative, si l’on accepte, en suivant Pierre-Noël Giraud[4], l’idée que « l’objet central de l’économie est l’inégalité des revenus et plus généralement l’accès au bien de ce monde, et non pas la croissance ».
Il est assez évident que faire de l’économie sans se soucier de la pauvreté et de la précarité dans le monde, ni de la croissance des inégalités, ni de l’injustice sociale, serait faire l’impasse d’une question en effet centrale, celle qui préoccupent principalement les citoyens en ce domaine. Cela reviendrait en fait à adopter l’idée selon laquelle seule compterait la création de richesses, la question de la redistribution n’étant qu’une question politique et non économique. Ce serait parfois adopter sans le dire la théorie du ruissellement[5] selon laquelle la richesse des plus riches ruisselle sur les plus pauvres (et qu’il ne faut donc pas la limiter…). Or il a été montré que ces deux idées sont fausses : il y a un lien dans les deux sens entre la création de richesses et sa redistribution et la richesse ne ruisselle pas toujours…Plus précisément, la croissance du PIB peut s’accompagner d’une décroissance de la grande majorité des revenus et à l’inverse une décroissance du PIB pourrait s’accompagner de la croissance de la grande majorité des revenus.
Plus profondément, il est clair aussi qu’il y a des liens entre le fonctionnement de l’économie (au sens de la formation des prix, des dettes et des créances) et ses conséquences « physiques ». Le prix du baril ne s’explique pas que par des questions physiques (investissements réalisés et déséquilibre entre consommation et production). Son sommet atteint en 2008 à 148 dollars ne peut s’expliquer qu’en tenant compte de la « financiarisation » des marchés. Autre exemple : le surendettement des ménages, dû à leur appauvrissement, à des démarches commerciales des banques et à l’affaiblissement politiquement décidé antérieurement des règles de crédit est la cause principale de la crise financière de 2007. Il serait excessif de ne voir là que des phénomènes physiques à l’œuvre : ce n’est pas la physique qui explique l’appauvrissement des classes moyennes !
Inversement peut-on faire de l’économie en se passant de « physique » ? La réponse est négative aussi, à l’évidence. L’économie suppose l’extraction, la transformation, la destruction et éventuellement le recyclage de matières, ces processus consommant ou dégradant de l’énergie. Toute représentation de l’économie doit respecter les deux premiers principes de la thermodynamique[6]. Plus généralement la vie économique se déploie sur une planète dont les équilibres écologiques peuvent être impactés par cette vie économique, et dont les désordres peuvent en retour l’impacter (ce que l’on voit par exemple avec le déréglement climatique). Dit autrement le système économique s’inscrit dans un ensemble d’éco-systèmes dont l’économiste se doit de tenir compte.
La conclusion de cette rapide analyse est assez simple. Les travaux de Meadows ont eu l’immense mérite de mettre en évidence les conditions aux « limites » de notre système économique et de montrer qu’il n’était pas viable. Tout modèle macroéconomique devrait subir ce test de compatibilité avec les lois de la thermodynamique et la capacité des écosystèmes. Mais pour aller plus loin et se doter d’outils permettant de « dire des choses » sur les revenus et leur évolution, nous devons nous représenter les prix, la réaction de l’économie à ces prix, les revenus et les patrimoines (dont les dettes et les créances) des agents économiques. A ma connaissance seul le travail en cours de réalisation du modèle GEMMES[7] respecte ce programme de recherche.
Alain Grandjean
Notes :
[1] Plus précisément sur un modèle informatique de type dynamique des systèmes appelé World3. C’est la première étude importante soulignant les dangers écologiques de la croissance économique et démographique.
[2] Environmental Change/resources/SEEDPaper19.html Confronter Halte à la croissance ? à 30 ans de réalité – Graham Turner, Global Environmental Change, août 2008
[3] Citation reprise dans l’article de wikipedia sur le rapport Meadows, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Halte_%C3%A0_la_croissance_%3F
[4] L’homme inutile, du bon usage de l’économie, page 22 , Odile Jacob, 2015. Ricardo a exprimé une idée très voisine, comme le rappel Pierre Noël Giraud
[5] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_du_ruissellement
[6] Le premier s’énonce ainsi « Au cours d’une transformation quelconque d’un système fermé, la variation de son énergie est égale à la quantité d’énergie échangée avec le milieu extérieur, par transfert thermique (chaleur) et transfert mécanique (travail) » et le deuxième ainsi : Toute transformation d’un système thermodynamique s’effectue avec augmentation de l’entropie globale incluant l’entropie du système et du milieu extérieur.
[7] Voir http://www.environnement.ens.fr/IMG/pdf/gael_giraud_coping-collapse-stock.pdf et aussi, sur l’activité de modélisation de la chair Energy & Prosperity : http://www.chair-energy-prosperity.org/category/research-area/modelisation-macro-economic-and-environmental/
12 réponses à “La physique et l’économie peuvent-elles faire bon ménage ?”
Bonjour Alain,
Pourquoi l’économie devrait elle nécessairement traiter de prix, de leur formation et leur évolution, etc ?
Sans cette notion, il est tout à fait possible de traiter l’inégalité dans « l’accès au bien de ce monde ». Il suffit de mesurer ces « biens » avec des paramètres physiques, tels que l’énergie et la quantité de matière première pour les produire.
On pourrait aussi considérer les agents économiques comme une structure dissipative (au sens de Prigogine et A. Lotka). Ces structures sont traversées par un flux énergétique et produisent de l’entropie, qu’elles évacuent. Or on sait depuis Claude Shannon (1948), qu’entropie et information sont deux aspects opposés d’un même concept. En exportant de l’entropie, une structure dissipative importe et mémorise de l’information venant de son environnement. À l’intérieur, la structure s’auto-organise et accumule l’information. À l’extérieur, il y a augmentation du désordre. On pourrait mesurer les « revenus » par cette dégradation d’entropie thermique par un agent économique, ou par l’information accumulée.
Certes très peu de physiciens-économistes ont travaillé sur de tels modèles (voir François Roddier pour quelques indications – http://www.francois-roddier.fr). Mais c’est pour des raisons culturelles, historiques et sociologiques, et ça ne signifie pas qu’ils ne marcheraient pas, et qu’il faille nécessairement traiter de la monnaie pour expliquer les inégalités, l’injustice sociale, la pauvreté, etc. Je suis persuadé pour ma part qu’une économie a-monétaire, basée sur des notions physiques telles que l’entropie et l’information, auraient un bien plus grand pouvoir explicatif du monde dans lequel on vit.
bonjour Thierry, cela demande discussion; la monnaie, les patrimoines financiers, jouent un rôle à mes yeux indiscutables dans les phénomènes économiques, ne pas s’en servir pour représenter l’économie et la formation des inégalites et des revenus, me semblent impossibles, et hors d’atteinte, mais je suis pret à en reparler quand ce sera fait,…. cdt
alain
Bonjour Alain,
Si l’on part de l’hypothèse que PIB = RNB, j’écrirais ta phrase plutôt comme suit :
La croissance du PIB peut s’accompagner d’une décroissance de la grande majorité des revenus (et d’une croissance équivalente des autres revenus) et à l’inverse une décroissance du PIB pourrait s’accompagner de la croissance (d’une minorité des revenus et d’une décroissance équivalente) de la grande majorité des revenus. Ce qui change tout !
Amicalement
Jean
merci Jean, c’est exactement ce que je voulais dire, cdt
alain
« Les travaux de Meadows ont eu l’immense mérite de mettre en évidence les conditions aux « limites » de notre système économique et de montrer qu’il n’était pas viable. »
Bof …
Les travaux des Meadows, (Donatella et Denis) décrivent plutôt le système « économique » ou « civilisation industrielle » sous les contraintes physiques dans lequel il évolue (de stocks en particulier), cela en prenant comme hypothèse de départ une « tendance à la croissance », tendance qui est présente dans toutes les équations du modèle qu’ils écrivent, mais sans essayer d’expliquer cette tendance ou volonté, elle est juste inscrite dans les équations.
Et certes cela résulte dans les conséquences aux limites, mais le modèle décrit aussi bien la montée, et a montré qu’il était pour cela une bonne approximation.
De fait une modélisation de type Meadows définie plus une enveloppe des possibles sous les contraintes de stock.
C’est un peu comme un modèle simple proies prédateurs avec equations de Lotka-Volterra (et ou la tendance à la croissance des populations sont aussi inscrites dans les équations (avec aussi les contraintes, prédateurs pour les proies, et disponibilité de proies pour les prédateurs),
sauf que comme ici les proies sont en très grande partie des stocks, on ne peut pas avoir d’oscillations entre les tailles des populations de proies et de prédateurs, mais plutôt un seul cycle..
bonjour yt et merci pour la reformulation et les précisions, bien cdt
ag
Bonjour
Je crois que des tentatives de concilier les 2 approches ont été tentées
L’actualisation de « Limits to Growth » en 2004 prend en compte la notion de marché et de ses conséquences (chapitre 6 : technologie,marché et dépassements). Meadows devait le faire puisque c’était la principale critique qui a été formulé contre ses travaux.
Dans l’autre sens des économistes ont proposé de nouvelles approches intégrant les contraintes environnementales
Il s’agit d’une approche « métabolique » présentant le système économique comme un processus de transformation de matières premières. En Amont il utilise des ressources, les transforment. Ces transformations tout comme la consommation produisent des déchets et des pollutions qui retournent dans les milieux naturels. Cette approche a été présentée en 1969 par 2 économistes, robert Ayres et Allen Kneese dans la revue American economic review. L’innovation c’est que la pollution est présentée comme une contrepartie de l’utilisation de ressources. Pollution et consommation de matières ne sont que les 2 faces d’une même médaille. Cela modernise l’approche économique classique qui ne voit les contraintes physiques que comme des défauts périphériques du système d’allocation des ressources. Pollution et utilisation de ressources sont donc des notions centrales pour ces 2 économistes.
Voir à ce sujet l’analyse qu’en fait Antonin Pottier dans « comment les économistes réchauffent la planète »
Bref les « physiciens » ont fait un pas vers les notions économiques (prise en compte du marché) et des économistes ont fait le chemin inverse.
[…] La physique et l’économie peuvent-elles faire bon ménage ? […]
Bonjour,
Il me semble que lorsqu’on applique les lois de la thermodynamique à n’importe quelle système physique (thermique, mécanique, économique, écologique …) , on ne cherchez pas forcément à étudiez les mécanismes internes au système, on sait juste que ce système physique suit ces lois et c’est la puissance de cette approche : on a la tendance globale et les mécanismes suivent cette tendance. Personnellement, j’articule le rapport club de Rome qui suit les lois de la thermodynamique par sa description globale, avec les mécanismes interne à l’économie de distribution/production de bien et service (pour l’homme), il n’y a donc pas d’opposition. Par contre, il n’y a pas de moral non plus …
Bonjour,
Qu’il me soit permis d’exprimer un point de vue de physicien. La physique et l’économie diffèrent sur un point capital. Les lois de la physique sont les expressions mathématiques de la conservation de certaines grandeurs: quantité de mouvement, énergie, moment angulaire, symétries… (respect à Lavoisier qui était… chimiste). Cette rigidité conservatrice explique leur caractère prédictif. Je ne vois rien de tel en économie, opinion confortée par la fréquente faillite de prévisions émises par les économistes les plus distingués. Le modèle de Meadows inclut en effet de la physique avec la finitude des ressources disponibles. On peut discuter indéfiniment de la pertinence de cette hypothèse, plausible dans tel cas, p.ex. le pétrole, mal fondée dans tel autre, p. ex. la génération d’électricité à partir du rayonnement solaire ou la révolution verte de Borlaugh . Je crains que dans ces conditions la théorie économique se limite à la construction de modèles phénoménologiques. Aussi raffinés soient-ils, leur pouvoir de prédiction est limité.
De leur côté, les physiciens ne se privent pas de recourir à la phénoménologie et oublient parfois de vérifier que les lois de conservation sont satisfaites. Il est un domaine ou physiciens et économistes pourraient se rejoindre: la statistique et le raisonnement sur les distributions. Ainsi l’envol des hautes rémunérations dans le football ou le business pourrait s’apparenter à des phénomènes d’emballement (« runaway ») constatés dans certaines situations astrophysique ou expérimentales, machines pour la fusion thermonucléaire.
Une question naïve peut être ?…Est ce que les thèses de Jeremy Rifkin sur la tendance des économies avancées d’aller vers un coût marginal proche de zéro (avec l’Internet des objets et l’avènement d’une nouvelle matrice communication/ énergie liée à la 3 ième révolution industrielle…) qui serait la fin du capitalisme et l’entrée dans l’ère des « communaux » et de l’économie collaborative… rentrent dans cette analyse ou la contredisent ? Ses thèses si elles sont justes semblent repousser beaucoup plus loin les limites physiques de la croissance économique notamment dans le domaine de l’utilisation des énergies renouvelables. Mais peut être est ce une erreur de perspective ?…
AM
@Albert, l’économie des réseaux est une économie a très fort investissement (très intense en énergie);il s’agit de remplacer des « flux de carbone » (liés à la consommation d’energie fossile) par des flux de capitaux. Cette économie n’est pas du tout dématérialisée. en outre à ce stade elle est ..marginale. (80% de l’énergie primaire consommée est d’origine fossile et dans les 20 % restant les « nouvelles » enr (PV et éolien) représentent quelques pourcents; à terme elles peuvent devenir significative, mais je ne crois pas (je prépare un post « grand angle » sur les questions énergétiques) qu’elles repousseront fortement les frontières. Amict.AG