Le débat européen sur le fonds de relance : des enjeux vitaux

Face à la technicité et à l’opacité des discussions en cours au Parlement européen, au Conseil européen et entre les ministres des finances, la tentation est forte de baisser les bras. Pourtant, ces discussions sont essentielles. A court terme, pour la France car elles détermineront la force de frappe de l’Etat, dont dépendra sa capacité à relancer et transformer l’économie. A moyen terme, pour l’avenir de l’Europe. Une persévérance dans l’absence de solidarité, après la crise des migrants et la crise grecque, et dans le dogmatisme comme lors du resserrage budgétaire trop rapide du début des années 2010 (alors que les américains laissaient filer leur déficit) serait sans aucun doute mortelle pour l’Union européenne, après le Brexit. Malgré toute l’insatisfaction que génère la construction actuelle de l’Union européenne et de l’Euro, il n’est pas souhaitable, face au délirant Donald Trump, qui a été élu…, et au dictateur Xi-Ping, qui ne cache pas sa volonté de puissance, d’aggraver la crise de l’Europe. Il faut tenter de la faire évoluer. Et il est essentiel de ne pas se limiter, comme certains, à des considérations politiciennes tactiques, dont les positions évoluent en fonction des coalitions du jour.

Rappel des mesures adoptées ou proposées par les institutions européennes pour faire face à la crise économique.

Après les mesures d’urgence adoptées par l’Union européenne et la Banque centrale européenne début avril (voir le détail dans notre précédent article), la question de la mise en place d’un « Fonds de relance » (ou recovery fund) restait ouverte. Suite au Conseil Européen du 23 avril, la solution qui se dessine est axée sur le budget communautaire qui serait le réceptacle de fonds levés sur les marchés financiers.

Ces fonds seraient soit  :

  • reversés aux budgets nationaux sous forme de dons (La possibilité de prêts aux États a également été évoquée),
  • dédiés au financement de certains programmes communautaires préexistants ou nouveaux,
  • utilisés pour garantir des prêts de la Banque Européenne d’Investissements.

Notons qu’une proposition espagnole intéressante a été rejetée. Elle aurait permis d’établir un fonds, alimenté par un emprunt à perpétuité, de stabilisation des investissements bénéficiant aux pays les plus fragilisés par la crise.

Dans ce contexte quels sont les enjeux du débat et les réponses apportées sont-elles suffisantes notamment au regard de notre proposition de Fonds de relance et de transition ?

1. L’assurance que chaque euro destiné aux budgets nationaux viendra en soutien de politiques consacrées à la prévention des risques, la transition écologique et la résilience de nos économies

Cela ne semble pas acquis, même si la présidente de la Commission maintient son soutien au Green Deal. Dans une interview accordée le 29 avril, le président de l’Eurogroupe souhaite faire du nouvel Instrument Budgétaire (le BICC[1]) prévu pour la zone euro le véhicule principal de l’aide aux budgets nationaux. Cet instrument, qui doit encore être formellement adopté, a pour objectif de soutenir les réformes structurelles avec comme objectif prioritaire la convergence et compétitivité des économies européennes. Il n’est fait aucune mention de l’objectif de transition écologique et solidaire qui devrait pourtant être prioritaire, ou au moins traité avec le même degré de priorité que la stabilité financière[2]. Comme un rapport récent de la Banque de France et de la Banque des Règlements Internationaux l’a récemment rappelé, la stabilité financière et la soutenabilité environnementale, notamment climatique, sont deux biens communs interdépendants qui doivent être abordés conjointement par les politiques économiques et budgétaires. En réalité, rien ne permet de penser à ce stade que le collectif des ministres des finances de l’Union européenne ait pleinement intégré dans ses réflexions le changement stratégique nécessaire pour réaliser la transition écologique et solidaire. Le Président de l’Eurogroupe insiste même dans son interview sur le fait que l’objectif doit être de revenir au plus prés au jour d’avant la crise[3]. A l’inverse de la Banque Centrale Européenne et de nombreuses autorités monétaires et prudentielles qui se sont engagées dans une réflexion approfondie de leurs stratégies au vu de la montée des risques climatiques et environnementaux.

2. Une gestion aussi proche que possible du terrain, donc par les Etats et les échelons régionaux (ou les landers en Allemagne) ou infra-régionaux, comme les villes ou les communautés de commune.

Dans les propositions faites à ce jour, les clefs sont données à la Commission européenne via une augmentation de fait de la capacité d’intervention du budget européen. De graves problèmes en résulteraient :

  • un effet « plan Juncker » pour lequel l’additionnalité reste à démontrer, en raison notamment de la prudence de la Banque européenne d’investissements;
  • L’accès aux grands programmes européens est complexe et est de fait limité aux grandes organisations disposant de fortes capacités administratives et d’influence ;
  • le ralentissement de l’action publique et son manque de pertinence pour des raisons évidentes liées au principe de subsidiarité (voir par exemple cet article qui explique très bien pourquoi loger le plan de relance dans le cadre du budget pluri annuel européen serait une erreur) ; c’est au niveau local que nombre de politiques de transition doivent être conçues avec la pleine participation des acteurs territoriaux et menées ; c’est aussi localement que les investissements à faire seront réalisés (qu’on pense aux transports collectifs ou à la rénovation des bâtiments publics) ;
  • les phases de confinement et de reprise ne vont pas être clairement séparées l’une de l’autre ; dans cette période « grise », les autorités budgétaires nationales resteront  en première ligne,  pour faire la part entre dépenses de sauvetage et dépenses de reprise. Il faut laisser de la marge aux autorités budgétaires nationales tout en les encadrant et en les incitant à développer des perspectives/plan de moyen long terme (au moins sur 7 ans pour éviter des incohérences avec les programmes européens et les enjeux communs).

3. La nécessité de faire des subventions et non des prêts aux agents économiques et des transferts effectifs entre Etats.

Un fonds de transformation, indépendamment de la crise du Covid, ne peut se contenter d’être incitatif et se limiter à des dispositifs de prêts à taux bas, même nuls. Cela ne peut suffire à faire bouger fondamentalement les acteurs, souvent déjà endettés et n’ayant pas de raisons de « changer de modèle ». La crise économique renforce cette difficulté. Il faut de « vraies » aides, subventions ou aides remboursables[4].

Concernant les Etats, c’est le même constat : les pays qui ont le plus souffert du Covid ne se suffiront pas de taux plus faibles pour le financement de leur dette publique. Pour ne pas risquer que les investissements dans la transition écologique soient sacrifiés dans ces pays, ces derniers doivent bénéficier de transferts sous forme de dons. Rappelons que ces investissements sont des investissements dans un bien commun européen, voir global.

De ce point de vue, le débat apparemment technique sur les corona-bonds ou les recovery bonds est fondamental. L’Union européenne doit réussir à faire en sorte que les Etats les plus fragilisés puissent bénéficier de façon efficace de transferts de la part des plus solides. Il faut sortir de l’absurdité opposant des Etats soi-disant « dépensiers » et d’autres soi-disant « frugaux ». Par exemple, l’Italie a dégagé pendant des années un solde budgétaire avant intérêts positif ce qui a en particulier lourdement pesé sur les investissements publics. La polémique est stérile. L’essentiel est que l’interdépendance et la solidarité sont clefs : les pays excédentaires dépendent des déficitaires pour écouler leur production[5]. Plus généralement, tous les pays européens ont intérêt à faire front uni face aux crises à venir dont celle du Covid n’est qu’une préfiguration.

4. La résistance aux marchés financiers

Les pays du Sud de l’Europe sont protégés provisoirement de la spéculation sur leur dette souveraine par la BCE qui a annoncé qu’elle se portait acquéreuse de ces dettes sans respecter le ratio de poids relatif des dettes qu’elle détient. Il n’est pas acquis du tout que cela suffise. Les « spreads » sur la dette italienne ne sont pas nuls. Plus profondément, il ne faut pas laisser s’affaiblir certains États face aux marchés financiers car cela contribue à affaiblir tous les États, toute la sphère publique, alors que les citoyens les plus vulnérables ont plus que jamais besoin de soutien public.

C’est sans doute l’un des points les plus durs. Pour les partis européens de droite ou « libéraux » (au sens économique du terme) les marchés doivent discipliner les États et leurs populations qui seraient « déviants », laxistes. Rappelons que la coalition à laquelle appartient LREM, Renew, doit composer avec des « libéraux » très durs sur ce point cependant que le gouvernement français n’a pas donné suite à l’idée de constituer une coalition de volontaires pour mutualiser les dettes.

Cette vision punitive est non seulement moralement inacceptable mais infondée économiquement. La « dictature des marchés » ne fait qu’accroître les difficultés économiques et sociales.

5. Une ambition suffisante

A ce stade, il semble que les propositions en cours se limitent à un fonds de 363 milliards d’euros frais levés sur les marchés, qui, par le « miracle » de l’effet de levier (via en particulier le fonds EUInvest, héritier du plan Juncker) deviendraient 2000 milliards. C’est symptomatique de la logique des dernières années quant aux investissements publics dans l’économie : les financements publics sont sensés permettre de faciliter et donc faire levier sur l’investissement privé via divers mécanismes de garantie. L’Etat délaisse donc la sphère productive et se contente d’adopter une logique assurantielle[6] des financements privés. C’est très largement insuffisant car il n’y a aucune garantie du fait que les acteurs financiers réalisent les investissements socialement désirables (de prévention des risques, y compris climatiques et de transition écologique) mais insuffisamment rentables financièrement, que nécessite la transition écologique. Et ceci, encore moins avec un prix très bas du pétrole et un prix du carbone très difficile à faire croître.

Nous avons besoin d’un plan d’environ 2% du PIB en moyenne sur 7 ans, clairement fléché à court terme sur les plus démunis, les acteurs les plus touchés par la crise du COVID et à moyen terme sur les investissements d’avenir, les formations et transformations que nécessite la transition écologique.

Tout le reste est de la poudre aux yeux.

Alain Grandjean (je remercie Marion Cohen et Ollivier Bodin pour leurs apports et commentaires).

Notes

[1] BICC : Budgetary Instrument for Competitiveness and Convergence (instrument Budgétaire pour la compétitivité et la convergence).
[2] Dans une version provisoire de la proposition que la Commission prépare pour établir le Fonds de Relance et le Cadre Financier à Moyen terme, il était ainsi question de conditionner l’octroi de prêts et de dons sous l’Instrument Budgétaire à des réformes structurelles permettant « d’augmenter l’output potentiel » sans qu’il soit fait mention de l’objectif de soutenabilité.  
[3] même s’il évoque très marginalement une relance en partie verte.
[4] L’intérêt des aides remboursables c’est qu’elles le sont en cas de succès – c’est donc mieux au plan budgétaire qu’une subvention en évitant les effets d’aubaine et l’incapacité de l’administration à faire ex ante le tri entre les bons et mauvais projets mais cela rassure le bénéficiaire beaucoup plus qu’un simple prêt : il sait qu’il n’aura à rembourser que s’il réussit (et qu’alors il sera en capacité de le faire).
[5] Cette vérité « éternelle » est bien expliquée dans un article de 2010 de l’association Chômage et monnaie.
[6] très bien décrite dans cette vidéo de l’économiste Olivier Passet.

4 réponses à “Le débat européen sur le fonds de relance : des enjeux vitaux”

  1. […] Un fonds de transformation, indépendamment de la crise du Covid, ne peut se contenter d’être incitatif et se limiter à des dispositifs de prêts à taux bas, même nuls. Cela ne peut suffire à faire bouger fondamentalement les acteurs, souvent déjà endettés et n’ayant pas de raisons de « changer de modèle ». La crise économique renforce cette difficulté. Il faut de « vraies » aides, subventions ou aides remboursables[4]. […]

  2. […] 29 avril, le président de l’Eurogroupe souhaite faire du nouvel Instrument Budgétaire (le BICC[1]) prévu pour la zone euro le véhicule principal de l’aide aux budgets nationaux. Cet instrument, […]

  3. […] prioritaire, ou au moins traité avec le même degré de priorité que la stabilité financière[2]. Comme un rapport récent de la Banque de France et de la Banque des Règlements Internationaux […]

  4. Avatar de Elsa LEE FERREIRA
    Elsa LEE FERREIRA

    Bravo !