Pour éviter un crime écologique de masse – Claude Henry

Comment expliquer que les institutions et les bénéficiaires d’un ordre millénaire, cet Ancien Régime qui a duré jusqu’en 1789, n’aient pas étouffé la marche à la Révolution? Dans le Livre III de L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville décrit et analyse le fourmillement de visions nouvelles et d’initiatives hardies, apparues en France dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, convergeant vers le renversement de l’ordre ancien et l’émergence, douloureuse, d’un monde nouveau. Visions et initiatives, aussi diverses et imaginatives que l’étaient celles du XVIIIème siècle, foisonnent aujourd’hui sur le chemin d’une transition écologique et économique vers un monde plus durable. Convergeront-elles à temps, et s’imposeront-elles face à l’ordre actuel, plus ancré encore et beaucoup plus puissant que l’était l’Ancien Régime ? C’est tout l’objet du livre Pour éviter un crime écologique de masse, (Editions Odile Jacob, 2023).

Prêts pour le transition écologique et économique

S’il est évident que certaines applications de la science constituent une des principales causes des maux dont nous souffrons, il est évident aussi que la méthode et la connaissance scientifiques sont cruciales pour comprendre ces maux et – dans des conditions politiques, sociales et économiques appropriées – engendrer des instruments qui aident à les surmonter. Les moyens scientifiques, techniques et organisationnels, ainsi que des structures économiques et sociales innovantes, sont dès à présent ou seront prochainement disponibles au service de l’indispensable transition; c’est dans une certaine mesure une surprise, en tout cas encourageante.

Nous en présentons dans ce livre (chapitres 1 et 4) un large éventail, qui atteste d’une capacité remarquable à inventer et innover sur des fronts très divers. Qu’il s’agisse de transformer les rayons du soleil, le souffle du vent ou la balle du riz en électricité, ou de substituer des pompes à chaleur aux climatiseurs traditionnels, qui aggravent le dérèglement climatique; de pratiquer une agriculture qui travaille avec la nature et non contre elle, de multiplier par six à huit le rendement d’une culture par goutte d’eau d’irrigation en l’apportant à la plante juste où il faut quand il faut ; d’extraire de plantes cultivées sur des terres abandonnées des plastiques recyclables et biodégradables ; d’enrôler mangroves, marais, parcs à huitres ou à moules aux défenses des côtes à la mer ; de s’associer à l’ordre naturel des rivières et des forêts et de les protéger notamment en leur conférant une personnalité juridique ; de coopérer et partager dans le cadre d’institutions traditionnelles ou nouvelles, de manière à concilier impératifs écologiques et sociaux. Dans chacune de ces avancées s’incarne la même alliance entre ressources offertes par la planète et ingénuité humaine, alliance dont on a trop longtemps sous-estimé, ou voulu ignorer, le potentiel.

Affrontés à des obstacles et des adversaires formidables

Avec une telle palette d’instruments, on devrait arriver à assurer la transition, à condition cependant de pouvoir et vouloir les mobiliser rapidement à l’échelle planétaire. Ceci est loin d’être acquis : d’une part, nous sommes confronté à des obstacles et des adversaires formidables, d’autre part les conditions de la vie sur la terre ont subi de terribles dégradations au long des cinquante dernières années, au cours desquelles la Terre a plus souffert aux mains des hommes que pendant toute  l’histoire antérieure de l’humanité. Aujourd’hui, l’eau douce indispensable à la vie se raréfie dangereusement – pour un quart de l’humanité elle est même devenue presque inaccessible – les sols fertiles s’épuisent, l’extinction d’un grand nombre d’espèces végétales ou animales est en cours, enfin le climat qui a si bien servi l’humanité se retourne contre elle du fait même d’activités humaines. Nous contribuons tous à ce processus de dégradation ; nous avons donc tous quelque chose à faire pour y remédier. Mais nous n’avons pas tous les mêmes impacts, ni donc les mêmes responsabilités, et pas non plus les mêmes moyens.

Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que les autres, observe George Orwell dans La ferme des animaux. A l’assaut de la planète, il y a des cochons – ce sont eux qui ont pris le pouvoir à la ferme – considérablement plus égaux que les autres : les entreprises qui produisent et distribuent les combustibles fossiles, et dans une moindre mesure d’autres ressources minérales ; les entreprises de la chimie, particulièrement à travers la domination qu’elles exercent sur l’agriculture industrielle ; et toutes celles qui exploitent intensivement les organismes vivants, particulièrement dans les forêts et les mers (chapitres 2 et 3). Directement ou indirectement, arrogantes et cyniques, elles tuent la vie ; c’est d’ailleurs une des principales sources de leurs profits.

Nous avons les instruments pour assurer la base matérielle de la transition. Nous travaillons à construire les institutions pour permettre la mise en œuvre et la diffusion de ces instruments. Nous rendons progressivement nos comportements plus conformes à la logique et à l’esprit de la transition (Chapitre 5). Mais tout ceci est vain si nous ne parvenons pas à maîtriser le rouleau compresseur qui écrase toute vie sur terre.

Rouleau compresseur ? Jugez-en.

Les entreprises produisant et distribuant les combustibles fossiles possèdent des réserves, enfouies dans le sol mais bien identifiées, de charbon, de pétrole ou de gaz, dont la combustion provoquerait des émissions de CO2 sept fois supérieures à 400 milliards de tonnes. Or 400 milliards de tonnes, c’est la quantité totale qu’on peut encore injecter dans l’atmosphère sans, espère-t-on, faire monter la température moyenne de la terre de plus de 1,5°C au-dessus du niveau d’avant la révolution industrielle. La science nous avertit qu’au-delà de ce seuil les désagréments que nous connaissons depuis quelques années – vagues de chaleur, périodes prolongées de sécheresse, inondations et tempêtes hors de proportion avec celles d’un passé encore récent, apparitions et diffusion de pathogènes dangereux – se transformeraient en bouleversements tels qu’ils rendraient la vie impossible sur des territoires progressivement de plus en plus étendus.

La transition comme révolution

Dans ces conditions, il paraîtrait raisonnable de ne pas, pour le moins, chercher à augmenter encore des réserves, qui ne seraient que très partiellement utilisées si on veut éviter une catastrophe climatique.

Ce n’est pas ainsi que les entreprises concernées voient les choses. Depuis l’Accord de Paris sur le Climat en décembre 2015, elles n’ont pas, comme espéré par les signataires, freiné, elles ont accéléré. Au cours des années 2016 à 2019, elles ont financé – avec leurs profits, des subventions publiques et des participations et prêts bancaires – plus de 1200 milliards de dollars d’investissements dans la recherche et l’exploitation de gisements nouveaux. D’après ce que l’on connait de leurs projets pour la décennie actuelle, elles s’apprêtent à investir davantage encore. D’autres investissements, n’impliquant pas les combustibles fossiles mais provoquant des destructions massives de plantes, d’animaux et d’écosystèmes, c’est-à-dire de biodiversité, sont financés par les grandes banques mondiales et d’autres institutions financières pour des montants encore plus importants.

Entreprises, banques et autres institutions financières, mais aussi autorités publiques complices, forment un syndicat du crime de masse écologique. Sur ces plans la transition sera nécessairement une révolution prenant le contrôle des entreprises impliquées et réorientant l’action publique en matière de fiscalité et de régulation, en particulier financière

Qu’espérer ? L’humanité est conduite par de vieux mâles que leurs préjugés, leurs intérêts et leur mépris des autres font détester la perspective même d’une transition. Tant pis pour l’avenir des jeunes, dont dans ces conditions seule la mobilisation et l’action en masse peuvent encore changer le cours des choses. S’ils amorcent un mouvement assez puissant, alors ils entraîneront nombre de leurs aînés, qu’il auront libérés de leur complexe d’impuissance.

Claude Henry

Pour éviter un crime écologique de masse, Editions Odile Jacob, avril 2023.

TABLE DES MATIERES

Chapitre 1 : Introduction : Un pas dans la bonne ou la mauvaise direction

  1. Vers le salut
  2. Vers l’abîme
  3. Schizophrénies

Chapitre 2 : Tuer ses amis ou s’en faire des ennemis

  1. Glaciers, châteaux d’eau à sec
  2. Forêts, pompes inversées
  3. Océans, la vengeance de Poseidon
  4. Insectes, serviteurs congédiés
  5. La grande désarticulation des interactions naturelles

Chapitre 3 : Capitalisme de pillage, de mensonge et de manipulation

  1. Modèles de bonnes affaires fossiles
  2. Agriculture industrielle: une moisson d’effets externes délétères
  3. Falsification et mystification
  4. Filières d’influence et de domination
  5. Couper la musique et arrêter la danse

Chapitre 4 : Un puzzle d’innovations à assembler

  1. Energie et transport: approches multiples
  2. Villes en transition
  3. Aménagement de l’espace: complémentarité entre nature et science
  4. Exorciser la malédiction des plastiques
  5. Métamorphoses de la viande
  6. L’eau en dernier ressort

Chapitre 5 : Croyez ce que vous savez

  1. Témoigner
  2. Transmettre
  3. Participer
  4. Plaider

Chapitre 6 : La transition est une révolution

  1. Mise en faillite pour dommages majeurs à la planète et l’humanité
  2. Choix de consommation pour une planète habitable
  3. Marchés financiers et régulation bancaire
  4. Réhabiliter l’agriculture: esprit et méthodes de l’agroécologie
  5. Covid/Climat: éviter la récidive de l’indifférence au sort des pays pauvres
  6. Te Awa Tupua: faire de la Nature une personne pour cesser de la massacrer
  7. Nature et démocratie: du Rajasthan au bassin de la Loire.

Chapitre 7 : Desserrer l’étreinte du temps

  1. Géoingéniérie: efficacité rapide en apparence mais roulette planétaire
  2. Extraire du carbone de l’air
  3. Avancées technologiques en capture et stockage du CO2.

Quelques mots avant de baisser le rideau

Références bibliographiques