La capacité de destruction des écosystèmes et de déstabilisation des régulations naturelles par l’humanité est née avec la révolution thermo-industrielle et s’est accrue dans un monde largement capitaliste. Si l’Union internationale des sciences géologiques statue sur la création d’une nouvelle époque géologique, l’anthropocène, sa date de démarrage se situera probablement autour de 1950, date du début de la « grande accélération »[1]. Andréas Malm propose de nommer cette période capitalocène et non anthropocène pour bien marquer l’idée que ce ne serait pas notre espèce biologique qui serait en cause, mais un système socio-économique spécifique : le capitalisme. Coïncidence temporelle n’est pas causalité et le débat sur la ou les causes de la destruction en cours du vivant n’est pas clos. De mon côté, je pense que l’émergence de l’anthropocène est liée à une révolution de nature anthropologique qui s’est produite au XVII° s. en même temps que la révolution scientifique moderne : c’est le basculement de l’Occident vers l’adoption de valeurs de transgression des limites (j’appelle cela la « culture no limit » ) qui se généralisent à toutes les civilisations[2]. Le capitalisme n’aurait pas émergé sans cette révolution culturelle, et il l’a entretenue. Il est clair aussi que sa puissance et son efficacité, liées à celle de la démarche scientifique, ont une responsabilité majeure dans la crise actuelle. Peut-on faire la part des choses ? Peut-on répondre à la question posée dans le titre de ce billet, et en conséquence se poser les bonnes questions, celles relatives aux mesures essentielles à prendre maintenant pour sortir de la crise écologique et sociale ? Il ne s’agit pas ici d’imaginer un système économique idéal dans l’abstrait, sans rapport avec l’urgence de la situation mais bien d’identifier les leviers à mobiliser et les actions à amplifier et accélérer.
1. Qu’est-ce que le capitalisme ?
Le terme capitalisme est associé à de nombreux affects (il peut être repoussoir ou l’objet d’idolâtrie) et il n’est pas facile à définir. Mais il est important de tenter une définition pour discerner au mieux ce qu’il faut changer aujourd’hui.
Le capitalisme est un système socio-économique dans lequel une partie (généralement majoritaire mais cette part peut varier fortement) des moyens de production est la propriété de « sociétés » à capitaux financiers majoritairement privés[3] qui en attendent rémunération (à plus ou moins long terme).
Ce système repose d’une part sur l’organisation (par la puissance publique, dont le rôle est essentiel dans la formation des institutions nécessaires au fonctionnement du capitalisme) de marchés, d’institutions garantissant le droit de la propriété et de ses limites, et d’autre part sur toute une série d’innovations juridiques, comptables et financières qui se sont produites depuis le XI°s[4].
Le pouvoir de décision dans les entreprises à capitaux privés est réparti entre les représentants de ces capitaux (qui veillent en priorité à leur propre intérêt, celui de valoriser et d’accumuler du capital) et ceux des autres parties prenantes (dont les employés) selon des modalités variables[5] dans le temps et l’espace. Notons que si l’accumulation du capital est pour les actionnaires un moteur évident, cela ne veut pas dire que cette accumulation se fasse fatalement au détriment de la nature et des autres agents économiques : en particulier on pourrait conditionner les bénéfices réalisés à la juste prise en compte des effets sur le « capital naturel » et le « capital social ». C’est ce que tentent de faire les comptabilités en multiples capitaux[6].
Le bon fonctionnement du capitalisme implique de clarifier, préciser et limiter les prises de risque, les responsabilités, les rétributions et les sanctions (civiles ou pénales) associées, des parties prenantes au projet concerné dont celles des actionnaires. On peut s’étonner d’ailleurs que la responsabilité des actionnaires soit limitée[7] dans les Sociétés Anonymes. Elle pourrait ne pas l’être, notamment au regard des effets de l’activité des dites sociétés sur les parties prenantes et la nature, et suite à la prise de conscience qui a conduit par exemple à la notion et au droit européen en matière de devoir de vigilance).
Le capitalisme permet de séparer[8] les apports en capital (financier) et en travail et de rémunérer de manière spécifique ces apporteurs ; la question de la juste répartition entre ces rémunérations dépend de rapports de force et aussi de décisions publiques (en termes de droits du travail, des sociétés et des affaires, de limitations des périmètres d’agissements des entreprises (lois anti-concentration, réglementations spécifiques à de nombreuses activités, limitations au commerce international, fiscalité, etc.).
Pour conclure cette tentative de définition, insistons sur deux constats.
1/ Le capitalisme ne peut se passer de la puissance publique qui non seulement en est un régulateur mais surtout le rend possible ;
2/ Le capitalisme a pris de nombreuses formes en fonction du poids relatif de la puissance publique et des entreprises privées, et de la financiarisation de l’économie.
2. Quels sont les apports/vertus du capitalisme ?
Le capitalisme a plusieurs vertus :
1/ Il permet d’organiser de manière assez précise, variée et évolutive (au gré des attentes sociales et individuelles) à la fois les rapports de pouvoir (et les désirs / besoins de pouvoir comme…de soumission) et d’argent au sein de collectifs petits ou grands grâce à des outils juridiques solides ; dès lors, il peut mobiliser des capitaux de manière massive ;
2/ Il permet d’aligner des intérêts (ceux des diverses parties prenantes à l’entreprise) notamment grâce à une comptabilité universellement définie -et évolutive – et un droit sophistiqué, adaptée à cet objectif ;
Ces deux premières « vertus » rendent le capitalisme très efficace (au sens d’aptitude à atteindre des objectifs en limitant les moyens humains et financiers).
3/ Il permet par la focalisation des entreprises sur leur raison sociale de produire des biens et services adaptés aux attentes variées de leurs clients et de leurs désirs, versatiles et évolutifs ;
4/ En tant que système d’ensemble, il permet la cohabitation d’entreprises à capitaux et d’entreprises de personnes comme celles de l’Économie Sociale et Solidaire, et de modèles de gouvernance multiples;
5/ Il permet de mobiliser l’épargne disponible vers des projets qui ont besoin de capitaux et, si besoin est, de créer des financements nouveaux (par les prêts bancaires et la création monétaire);
6/ Il permet l’innovation, la capitalisation de savoir-faire et les progrès individuels et collectifs, ce qui correspond à une attente fondamentale de l’être humain ;
7/ Il rend possible (mais pas nécessaire comme le montre le cas de la Chine) la séparation des pouvoirs économiques et politiques, conditions nécessaires à la liberté de chacun.
3. Quels sont les impacts négatifs du capitalisme dans sa forme actuelle?
Le capitalisme, dans sa forme actuelle (mondialisée et financiarisée), génère des impacts négatifs, d’autant plus importants que c’est un système efficace[9], et qui peuvent devenir catastrophiques voire conduire à son effondrement si des correctifs puissants ne sont pas mis en place rapidement:
1/ Il exerce une pression excessive, et potentiellement létale, sur les écosystèmes et l’ensemble des régulations naturelles ;
2/ Il contribue à la croissance des inégalités entre les humains (qu’elles soient de revenu, de patrimoine, de genre, de géographie, liées à l’origine familiale et patrimoniale, etc.) ;
3/ Il contribue à la « privatisation du monde » et à transformer le temps et les biens communs en marchandises ;
4/ Il a conduit à des concentrations excessives dans de nombreux secteurs (énergie, numérique, médicament, agro-alimentaire etc.). La domination exercée par quelques très grosses entreprises dans des secteurs vitaux ou stratégique met en risque la démocratie et rend très difficiles la mise en œuvre de régulations (environnementales et sociales) assez fortes ;
5/ Il contribue à faire de l’argent la valeur suprême, ce qui a des effets culturels délétères profonds et dévalorise la gratuité, le don, l’amour et les rapports humains fraternels « désintéressés » ;
6/ Il est aveugle au long terme (tragédie des horizons).
Le capitalisme au service des machines : un fait historique mais pas une fatalité. Le capitalisme a permis l’allocation du capital financier (issu de l’épargne et du crédit) au capital physique (les machines, les bâtiments, les infrastructures) ; la révolution thermo industrielle et le développement de l’économie depuis trois siècles ont nécessité et continuent à nécessiter des investissements considérables dans l’extraction et la transformation des énergies fossiles, leur transformation, les infrastructures, les usines de production et leurs équipements, les moyens de transport des marchandises et des personnes etc. Le capitalisme permet de financer ces investissements de manière efficace. Le pouvoir dominant des apporteurs de capitaux sur les entreprises, les a conduit à privilégier l’accumulation du capital physique et réduire la part des salaires dans la valeur ajoutée ce qui a permis des gains de productivité extraordinaires : les machines ont remplacé la main d’œuvre ou plus exactement lui ont permis à la fois d’être infiniment plus performante et un peu moins enchaînée au travail, du moins dans une large partie du monde. En même temps, la nécessité faite aux entreprises de vendre leurs produits à une clientèle solvable contraint les actionnaires à verser des salaires suffisants pour écouler ces produits mis en quantité phénoménale sur le marché par les machines et leurs assistants salariés. Cette ambivalence du capitalisme est un facteur clef de l’explication de son rôle dans la destruction de la nature, opérée essentiellement par nos machines qui sont sales et gourmandes en ressources énergétiques et naturelles et leurs produits dont la consommation génère également pollutions et destructions de ressources naturelles. Pour autant ce puissant mécanisme peut être mis au service de la planète : il peut financer les « capitaux physiques » (l’ensemble des équipements et dispositifs matériels) permettant la réparation des dégâts actuels et la capacité à produire sobre, propre et bas carbone. Il peut également financer les actifs incorporels permettant les indispensables transformations massives de la culture de consommation sans limite qui a été créée ex nihilo en quelques décennies. Cette mutation ne se fera pas spontanément par les seules forces de marché mais elle peut s’envisager pour autant que les règles du jeu édictées par la puissance publique soient adaptées à cette fin. |
4. Peut-on mettre le capitalisme au service de la planète ?
1/ Des investissements considérables sont à réaliser rapidement pour :
- rendre propres nos équipements, infrastructures et bâtiments (sans doute des centaines de milliards de tonnes cumulées);
- en détruire proprement certains et financer les pertes économiques associées ;
- nettoyer la planète (retirer le plastique des océans, dépolluer les sols…) quand c’est encore possible ‘ ;
- construire des équipements, infrastructures et bâtiments d’une part propres, sobres et bas-carbone et, d’autre part, adaptés au changement climatique à venir ;
- transformer profondément notre modèle agricole ainsi que la gestion des forêts ;
- rendre désirable une consommation sobre et bas-carbone (ce qui supposera des centaines de milliards d’euros de publicité[10]), outre le fait qu’il faudra également encadrer fortement la consommation qui ne peut que baisser pour les plus riches d’entre nous au niveau planétaire (les classes moyennes française étant donc incluses dans ce nous[11]) si l’on veut respecter les limites planétaires.
Il faut donc pouvoir mobiliser des capitaux considérables, ce qui est l’un des premiers atouts du capitalisme, comme indiqué plus haut. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas aussi recourir à la puissance publique ni à la force de frappe de la banque centrale et des banques publiques. Mais cela veut dire qu’il serait contre-productif de se passer des savoir-faire accumulés par les acteurs privés et de leur argent pour contribuer financièrement à cette « révolution ».
2/ Il n’y a pas de raison intrinsèque au capitalisme tel que défini pour qu’il ne puisse pas être transformé pour produire propre, sobre et bas-carbone.
Les leviers pour y arriver sont bien identifiés[12]. Il n’y a pas de raison pour que le capitalisme repose inéluctablement sur la croissance des flux matériels[13] et qu’il ne puisse pas au contraire, faciliter et stimuler leur décroissance. Mais bien sûr cela suppose une action publique forte et déterminée, comme par exemple une réelle planification écologique; cela ne peut provenir spontanément des forces du marché ni d’une action simplement incitative de l’État.
3/ Il n’y a pas non plus de raison pour que ce système ne puisse pas être beaucoup plus juste.
D’une part, les inégalités sociales ont été extrêmement fortes avant le capitalisme (elles ne sont donc pas dues à ce système) ; d’autre part elles ont beaucoup varié et varient beaucoup d’une forme à une autre du capitalisme. Enfin, les leviers sont connus (politique des revenus, fiscalité des revenus / patrimoine / succession, services publics de qualité etc.). Mais bien sûr, cela suppose également une action publique forte et déterminée, s’opposant à des forces du marché faisant spontanément croitre les inégalités.
A l’inverse, que veut dire concrètement sortir du capitalisme ? Et quelles sont les étapes et le calendrier pour y arriver ?
Conclusion
Aujourd’hui, la priorité de tous nos efforts doit être d’identifier les leviers les plus efficaces pour sortir de la crise majeure actuelle. Ce billet a tenté de montrer que la sortie du capitalisme n’est en rien un préalable et qu’il est sans doute plus utile de tenter de mettre le capitalisme – tel que défini ici – au service de la planète et de la réduction des inégalités sociales. Cela n’est pas contradictoire avec l’expérimentation de modèles nouveaux. Et cela ne veut pas dire qu’il faille conserver la forme qu’a prise le capitalisme dans les dernières décennies, bien au contraire. De nombreuses réformes sont à mener qui doivent conduire à des évolutions en profondeur des rapports. Mais ne nous trompons pas de combat. Le temps nous est compté.
Alain grandjean
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