La rémunération du capital dans les entreprises de l’Économie sociale et solidaire.

L’économie sociale et solidaire (ESS)[1] rassemble les entreprises organisées sous forme de coopératives, banques et sociétés d’assurances mutualistes[2], mutuelles, associations ou fondations, et les sociétés commerciales qui remplissent un certain nombre de critères fixés dans la loi[3] qui cherchent à concilier activité économique et utilité sociale. D’après l’observatoire national de l’ESS, elle représenterait près de 165 000 unités légales employeuses (principalement des associations), 2,4 millions de salariés, soit 10,5% de l’emploi salarié en France (et 14% de l’emploi salarié privé) et 12 millions de bénévoles. Le ministère de l’économie indique quant à lui que l’ESS contribuerait au PIB à hauteur de 10 %[4]. Les trois piliers partagés des formes de l’ESS sont la gouvernance participative ou démocratique, la poursuite d’un projet d’utilité sociale et une lucrativité encadrée (limitée ou interdite). Dans cet article, nous nous penchons plus spécifiquement sur ce troisième pilier : en quoi consiste cette lucrativité encadrée ?

1. Comment sont rémunérés les apporteurs de capital d’une société capitaliste « normale » ?

Le terme capital a des sens différents selon le contexte où il est employé[5]. Nous nous intéressons ici au capital au sens comptable du terme : c’est-à-dire les ressources de l’entreprise apportées par les investisseurs se matérialisant sous la forme d’action.

Lors de la création d’une entreprise, les fondateurs apportent des ressources (le plus souvent sous forme monétaire mais cela peut aussi consister en biens ou en nature) : c’est le capital social de l’entreprise. Celui-ci est ensuite divisé en titres financiers (les actions) et chaque apporteur de capital (actionnaire, ou associé, ou sociétaire) en reçoit un nombre fonction de son apport initial. Ces actions peuvent ensuite être vendues (soit sur un marché si la société est cotée en bourse, soit à d’autres investisseurs).

Au cours de la vie de la société, ses dirigeants peuvent demander aux actionnaires initiaux de réinvestir ou alors faire appel à de nouveaux investisseurs : de nouvelles actions sont alors créées.

Les apporteurs de capitaux peuvent se rémunérer de deux façons différentes :

  • Si l’entreprise fait des bénéfices, les actionnaires réunis en assemblée générale peuvent décider de se reverser tout ou partie de ces montants sous forme de dividendes.
  • Les actions peuvent prendre de la valeur (parce que l’entreprise a de bons résultats financiers, parce qu’elle est dans un secteur porteur, parce que les marchés sont globalement orientés à la hausse) et donc générer une plus-value pour les actionnaires s’ils décident de les vendre (que ce soit sur une bourse pour les entreprises cotées, ou dans le cadre d’accords bilatéraux pour les entreprises non cotées).

2. Que signifie la lucrativité limitée d’une structure de l’ESS ?

Ce terme recouvre deux significations :

D’une part, les bénéfices (ou excédents) éventuels d’une structure de l’ESS doivent être prioritairement réinvestis dans la structure elle-même[6] (et consacrés à l’objectif de maintien ou de développement de son activité) et/ou partagés avec les salariés. Les réserves obligatoires constituées, impartageables, ne peuvent pas être distribuées. Pour les sociétés, la distribution de dividendes[7] est soit accessoire soit interdite. En cas de liquidation (ou, le cas échéant, de dissolution), l’ensemble du « boni de liquidation[8] » doit être redistribué à une autre structure de l’économie sociale et solidaire.

D’autre part, les apporteurs de fonds propres (que ce soit lors de la création ou au cours de la vie d’une structure de l’ESS) ne peuvent espérer un accroissement de la valeur de ces fonds ; ils ne peuvent donc s’enrichir du fait de ces apports. C’est évident dans le cas des associations et des fondations qui n’émettent pas de parts sociales et ne sont la propriété de personnes, les fonds apportés étant l’équivalent de dons[9]. Pour les mutuelles (qui sont des sociétés de personnes) l’apport se fait via des cotisations ; les mutuelles sont incessibles (c’est pour cela qu’on assiste essentiellement à des fusions dans ce secteur). Il est donc impossible de récupérer les fonds. Enfin, dans les coopératives[10] les banques et assurances mutualistes et les sociétés commerciales, l’apport de fonds se fait en contrepartie de parts sociales ou d’actions qui peuvent être revendues dans des conditions définies et très généralement sans pouvoir faire l’objet de plus-value.

Tableau récapitulatif des modalités d’encadrement de la lucrativité selon les types de structures

 

Versement des excédents éventuels

Cessibilité des parts sociales (ou assimilées) 

Revalorisation des parts sociales (ou assimilées)

Coopératives en règle générale

Rémunération des parts sociales possible, n’excédant pas le taux de rendement des obligations privées fixé annuellement par l’État (TMO) majoré de 2 points et après mise en réserve obligatoire d’au moins 15 % du résultat. Possibilité de « ristournes » [11] coopératives.

Oui si agrément [12]  

Cession à la valeur d’achat en général avec des exceptions [13]

SCIC

57,5% minimum aux réserves « impartageables »

Solde peut être versé aux actionnaires (avec un plafond et en respectant la règle ci-avant)

Cf ci-dessus

non

SCOP

-Part travail (= ristourne) minimum de 25% (en pratique 40 à 45%)

-Part entreprise minimum de 16% (en pratique 40 à 45%)

-Le solde peut être versé aux actionnaires

Cf ci-dessus

non

Associations/Fondations

Les bénéfices quand il y en a sont intégralement mis en réserve

La cession de fonds à une association ou une fondation ne donne pas lieu à l’émission d’actions ou de parts sociales. Cependant un droit de reprise des fonds peut être prévu.

NA

Banques mutualistes

Excédents financiers majoritairement mis en réserve. Rémunération plafonnée au taux moyen de rendement des obligations des sociétés privées (TMO) majoré de deux points.[14]

oui

Remboursement au prix initial

Sociétés d’assurance mutualiste

Excédents financiers majoritairement mis en réserve. Peuvent être redistribués aux sociétaires sous forme de ristournes ou de réductions de primes d’assurance.

Oui

Remboursement au prix initial

Les mutuelles[15]

Les excédents sont entièrement réinvestis.

NA

NA

 

Quelles sont les conséquences de cette lucrativité limitée ?

Dans tous les cas, les structures de l’ESS ne peuvent pas conduire à l’accumulation du capital de leurs fondateurs et successeurs. En général, elles ne rémunèrent pas le capital apporté et ne garantissent pas le maintien de sa valeur : en effet, le rachat au nominal (c’est-à-dire au prix initial), quand il est possible, ne compense pas la perte liée à l’inflation. Un calcul élémentaire montre ainsi qu’a priori l’apport de capital se fait à pertes[16]. En revanche, dans le cas des coopératives, les gains liés à la position de coopérateur peuvent surcompenser dans certains cas ces pertes en capital.

Cette contrainte a une contrepartie positive en cela qu’elle permet une forme de sécurisation et de pérennisation des structures de l’ESS qui sont protégées des cessions et autres restructurations liées aux opérations « capitalistiques » (c’est-à-dire ayant pour objet principale de dégager de la valeur pour les actionnaires ou propriétaires de parts sociales).

Cependant, cela signifie également que ces structures ne peuvent attirer de manière massive l’épargne des ménages ; elles ne rémunèrent ni le risque, ni la privation de l’usage de l’argent placé (et la préférence pour le présent de la plupart des épargnants), ni le coût d’opportunité (le gain lié aux options alternatives). Elles peuvent uniquement offrir des rendements limités pour les sociétaires[17] les coopérateurs[18]. Ces structures  relèvent donc fondamentalement d’une forme de capital très patient[19],de dons et des subventions à même d’assumer une partie des risques.

Notons que ce constat ne veut pas dire que ces structures ne soient pas capables d’investissements ni de développement, comme le montre par exemple le cas des sociétés d’assurance mutualistes ou de certaines coopératives agricoles. En plus des apporteurs de fonds propres, elles peuvent être financés[20] par autofinancement, par emprunts, dons ou subventions.

Mais ce développement ne sera simplement pas au profit des apporteurs de capitaux. Les principes régissant le partage de la valeur dans l’ESS semblent privilégier d’une part la qualité d’usager sur celle d’apporteur de capitaux (avec notamment la « double qualité » des sociétaires ou coopérateurs qui sont à la fois apporteurs de capitaux et usagers) et d’autre part la continuité de la structure sur l’enrichissement de l’apporteur de capitaux.

La logique de l’ESS, au plan financier, est donc bien orthogonale à celle des sociétés capitalistes.

Ce n’est pas le cas du deuxième pilier (utilité sociale) qu’on peut trouver dans les entreprises à mission ou à impact positif et pour le premier (la gouvernance) cela peut se discuter : les gouvernances « capitalistes » peuvent être plus ou moins participatives (à défaut d’être démocratiques) et celles de l’ESS peuvent être en pratique moins démocratiques qu’elles ne devraient l’être en théorie.

Alain Grandjean

Notes

[1] La loi relative à l’économie sociale et solidaire de 2014 a renouvelé le cadre juridique de l’ESS.
[2] Les banques et sociétés d’assurance mutualistes sont soumises au régulateur (l’ACPR) qui impose des règles spécifiques et en assure le contrôle.
[3] Ces conditions sont fixées dans l’article 1 de la loi relative à l’économie sociale et solidaire de 2014. Il peut s’agir par exemple des entreprises adaptées (AE), des services d’aides par le travail ESAT, des structures d’insertion par l’activité économique(SIAE) et des structures bénéficiant de l’agrément ESUS (entreprise solidaire à utilité sociale).
[4] Ce chiffre est cependant assez largement contesté d’une part car il ne repose sur aucune source et d’autre part car comme le PIB lui-même il ne tient absolument pas compte des contributions que les 12 millions de bénévoles apportent à l’économie.
[5] Pour en savoir sur les différentes significations du mot capital voir la fiche dédiée sur la plateforme The Other Economy.
[6] La loi de 2014 sur l’ESS (art. 1) a posé la limite suivante à la redistribution de bénéfices pour les sociétés commerciales : au moins 50 % des bénéfices (après imputation des pertes antérieures) doit alimenter le report bénéficiaire et les réserves obligatoires.
[7] A noter que dans tous les cas, les entreprises de l’ESS ne peuvent ni amortir leur capital ni procéder à une réduction de celui-ci non motivée par des pertes, sauf si cela assure la continuité de l’activité. On sait que la réduction du capital est pour les entreprises capitalistes une manière déguisée de distribuer des dividendes.
[8] Un boni de liquidation est un paiement effectué aux actionnaires lorsqu’une entreprise liquide ses actifs. Une fois les dettes remboursées, les recettes sont ainsi partagées par les actionnaires. Autrement dit, il s’agit de la somme distribuée aux actionnaires à la fin du processus de liquidation.
[9] Un droit de reprise des fonds apportés peut cependant être prévu.
[10] Le cas des coopératives est le plus diversifié. Il existe trois types de coopératives : coopératives d’entrepreneurs (agricoles, artisans, transports, commerçants, etc.), d’usagers (banques, consommateurs, etc.), de salariés (Scop, Scic).
[11] Une « ristourne» est un montant qui est affecté aux coopérateurs (ou aux sociétaires pour les assurances mutualistes) si les « excédents » sont suffisants ; cette ristourne ne dépend pas du montant du capital apporté mais est fonction de l’usage des services de la coopérative par les coopérateurs.
[12] Une clause d’agrément dans les statuts, obligatoire pour les coopératives, signifie que la cession à des tiers non associés n’est possible qu’avec l’accord des associés.
[13] Voir l’article La cession de parts sociales dans les sociétés coopératives : oui, mais à quel prix ? Trinity avocats (2015)
[14] Voir l’article Les parts sociales des banques mutualistes sur le site La finance pour tous
[15] Voir le site de la mutualité française
[16] Le calcul est fait dans l’article L’évaluation financière des coopératives modernes, Revue Française de Gestion, Patrick Sentis (2014), pour le cas des coopératives, mais il est instantanément généralisable
[17] Les sociétés mutualistes ont le droit d’émettre des « certificats mutualistes » dénués de droits de vote, qui peuvent offrir une rémunération limitée mais pas de perspectives de plus-values.
[18] La loi de modernisation des coopératives du 13 juillet 1992 autorise les coopératives à émettre différentes catégories de parts sociales :
– des parts ordinaires, comportant ou non le droit à un intérêt ;
-des parts à avantages particuliers (intérêt plus élevé que les parts ordinaires, remboursement prioritaire, imputation réduite en cas de pertes). Elles sont librement négociables entre associés mais les restrictions sur leur cession interdisent de les qualifier de valeurs mobilières ;
-des parts à intérêt prioritaire (à droit de vote suspendu), dont la souscription est réservée aux associés non usagers ou même à des tiers non associés, garantissant un intérêt statutaire prioritaire.
Elles peuvent également émettre, mais uniquement si elles ont la forme de société anonyme, des titres de capital dits certificats coopératifs d’investissement, qui sont les seuls titres de capital des coopératives reconnus par la loi comme des valeurs mobilières.
[19] Voir la thèse de Kristina Rasolonoromalaza, Recherche sur le droit du financement des entreprises sociales et solidaires. 2018
[20] Voir l’article Financements dédiés aux projets de l’Économie sociale et solidaire (ESS) sur le site BPI France

Une réponse à “La rémunération du capital dans les entreprises de l’Économie sociale et solidaire.”

  1. Avatar de André Bernhard
    André Bernhard

    Merci pour cette présentation claire et limpide d’un secteur qu’on connaît assez mal en réalité…