Les climatologues nous alertent sur le fait que les actions menées au niveau mondial (et en France également) sont très insuffisantes pour respecter les engagements pris à Paris, lors de la COP21 pour contenir la hausse de la température mondiale bien au-dessous de 2°C par rapport à ce qu’elle était au milieu du XIX°siècle. Pour autant ces efforts sont-ils vains ? On pourrait le croire en pensant aux événements extrêmes qui se sont produits cet été, aux records de température battus une fois de plus, à la relance du charbon en Chine et de l’exploration pétrolière partout dans le monde ou aux atermoiements des dirigeants politiques. Nous allons voir que c’est faux : les efforts passés et présents infléchissent nos émissions de CO2 -par rapport à l’absence d’effort – même s’il est nécessaire de les amplifier drastiquement pour contenir la dérive climatique.
Prétendre l’inverse en confondant insuffisance d’efforts avec absence d’efforts est non seulement inexact mais dangereux. Prétendre que le changement climatique est soit un faux-problème, soit un problème que la technique va résoudre spontanément, soit un problème insoluble conduit dans les trois cas à ne rien faire. Le déni climato-sceptique (ou climatodénialiste[1]), le techno-optimisme (consistant à croire que la technologie va nous sauver[2]) et le catastrophisme sont les meilleurs alliés de l’inaction climatique.
Il est d’autant plus important de ne pas décourager l’action contre la dérive climatique que la bataille se durcit au moment où l’on « rentre dans le dur ». Il est clair que limiter le réchauffement du climat ne fera pas que des gagnants. Comme le fait remarquer le climatologue Michael Mann : « Les pollueurs se sont donc tournés vers d’autres tactiques et, ironiquement, l’une d’entre elles a été le pessimisme. S’ils peuvent nous convaincre qu’il est trop tard pour faire quoi que ce soit, alors pourquoi le faire ? » [3]
Insistons sur un point. Constater comme nous allons le faire que des actions ont été menées et qu’elles ont eu des effets de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) ne doit pas être assimilé à une de ces manœuvres « rassuristes» utilisées par les climatodénialistes qui visent à minimiser les impacts du changement climatiques, donc l’ampleur des changements à effectuer pour les réduire.
Mais comment savoir si nos efforts sont utiles ?
Cet article a été inspiré par la lecture du post de Loïc Giaccone : COPs et concentration de CO2 : la gouvernance climatique est-elle vraiment inutile ?, blog Climat & Anthropocène (2022). Il est paru sous une forme légèrement modifié dans le journal l’Opinion Alain Grandjean: «Changement climatique: pourquoi nos efforts ne sont pas vains » (11/10/23)
1/ D’abord il est utile de se rappeler que nos efforts existent !
Citons quelques extraits du rapport annuel 2023 du Haut conseil pour le climat (p.161) :
« Plus de 3 145 lois climatiques sont en place au niveau mondial, comparé à 1 800 en 2020, tous les pays en ont au moins une. Les politiques publiques ont permis d’éviter d’émettre plusieurs milliards de tonnes de équivalent-CO2 par an[4] »
« Les États-Unis ont voté une loi sur la réduction de l’inflation (« Inflation Reduction Act » ; IRA) en août 2022 visant à soutenir la transition vers la neutralité carbone en injectant 370 Mrd$ (340 Mrd€) de fonds dans les 5-10 prochaines années vers l’innovation et la diffusion des technologies et infrastructures nécessaires à la transition, telles les énergies renouvelables, les batteries, l’hydrogène vert, le nucléaire, et la capture du carbone. Ces investissements, en plus de ceux soutenus par la loi sur les investissements pour les infrastructures et l’emploi, permettraient de réduire les émissions des États-Unis de 37-41 % en 2030 par rapport à leur niveau de 2005[5], pour un objectif de réduction de 50-52 %. »
« L’Union européenne (UE) a adopté la majeure partie des textes réglementaires du paquet « Fit for 55 » dans le cadre du Pacte vert Européen (…). »
En pratique, au sein de l’Union européenne la production d’électricité à base de charbon ne cesse de décroitre comme le montre le graphique suivant.
On peut prendre d’autres exemples. Celui du développement des pompes à chaleur dans les pays nordiques qui a contribué à une réduction des émissions de CO2 liées au chauffage dans les 30 dernières années de 72% en Finlande, 83% en Norvège et de 95% en Suède[6]. Si elles n’avaient pas été mises en place, il est certain que les émissions auraient été supérieures.
Les effets totaux des mesures prises ne sont pas faciles à estimer : il faut fabriquer un scénario dit « contrefactuel » qui « refait l’histoire ». Que ce serait-il passé en l’absence de mesures et toutes autres choses égales par ailleurs.
Voici ce que donne cet exercice de pensée fait par Eskander & Fankhauser (2020) qui ont calculé la réduction des émissions liée à la mise en place de politiques climatiques nationales entre 1999 et 2016, soit juste après la signature de l’accord de Paris. Leurs résultats indiquent une réduction, insuffisante bien sûr, mais tout de même significative, des émissions, de CO2.
Source : Eskander & Fankhauser Reduction in greenhouse gas emissions from national climate legislation, Nature Climat Change (2020)
2/ Les baisses d’émissions se constatent dans certains pays et les émissions globales s’infléchissent.
Au moins 18 pays, dont la France, ont vu leurs émissions diminuer depuis au moins dix ans.[7]
Il n’y a pas de doute que si ces diminutions n’avaient pas eu lieu, les émissions seraient supérieures si on peut s’autoriser cette lapalissade.
Dans une récente tribune, l’économiste Antonin Pottier montre l’absurdité de l’argument selon lequel la France ne représentant que 1% des émissions de GES agir ne servirait à rien. Il écrit notamment : « La réduction des émissions des GES n’est pas une action tout ou rien, il n’y a pas des grosses actions utiles d’un côté et des petites actions inutiles de l’autre. Il y a surtout une série de petites réductions des émissions, qui chacune paraissent insignifiantes mais qui, additionnées les unes aux autres, finissent par atteindre l’objectif. »
On peut voir dans le graphique suivant, dû à Zeke Hausfather et Glen Peters que les émissions mondiales qui croissaient au rythme d’un scénario RCP 8.5 (le scénario « le plus réchauffant » parmi ceux qu’étudie le GIEC) en ont décroché depuis environ 2015. Dit autrement le scenario RCP 8.5 qui semblait être le scénario « tendanciel » au début des années 2010 ne l’est plus.
A l’inverse, ce même graphique montre également, comme dit en introduction, que nous sommes loin d’être sur une trajectoire 1,5°-2° RCP 2.6).
Source : Zeke Hausfather & Glen P. Peters, Emissions – the ‘business as usual’ story is misleading, Nature (2020)
3/ Les projections montrent que la croissance des concentrations de CO2 peut ralentir grâce à nos efforts.
Jusqu’ ici nous n’avons parlé que des émissions de gaz à effet de serre, or le vrai juge de paix ce sont les concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre : c’est de leur évolution que dépend le changement climatique.
Cette concentration[8] ne cesse de croitre et, pire encore, elle s’accélère[9] ce qui pourrait donner à penser que nos efforts ont été inutiles.
Une telle conclusion repose sur une double erreur :
- d’une part si on ne les avait pas faits, il est clair que la concentration serait plus élevée. La concentration de CO2 continue à augmenter tant que nos émissions mondiales nettes sont positives ; même si elles baissaient rapidement, la concentration continuerait donc à augmenter.
- d’autre part, les émissions mondiales sont en ce moment de l’ordre de 40 milliards de tonnes de CO2 alors que la quantité de CO2 dans l’atmosphère est de 3200 milliards de tonnes : réduire en un an ces émissions de quelques milliards de tonnes, ce qui est difficile, ne se voit quasiment pas sur la concentration de CO2.
On peut illustrer ce phénomène en mettant côte à côte deux courbes de projection élaborées par Richard Betts et al qui permettent de visualiser comment s’infléchirait la concentration deCO2 dans un scénario 1, 5° C qui suppose une baisse drastique des émissions :
Source : How the Keeling Curve will need to bend to limit global warming to 1.5C, Prof Richard Betts et Al. Carbon Brief (2022)
La concentration actuelle de CO2 n’est pas un bon « juge de paix », c’est la concentration future qui le sera.
Conclusion
La lutte contre le changement climatique est un défi immense. Nous ne sommes pas allés assez vite et nous allons devoir nous organiser face à un changement que nous ne pouvons plus éviter. Mais il est faux et dangereux d’affirmer que nous n’avons pas agi ou que ces actions ont été inutiles. De nombreuses actions ont été menées par les entreprises, les gouvernements, les citoyens qui se matérialisent dans les données et projections chiffrées disponibles. A l’inverse, leur insuffisance est bien documentée. Nous devons passer à la vitesse supérieure et modifier en profondeur nos modes de production et de consommation. Mais les progrès réalisés doivent nous encourager : l’action paie.
Alain Grandjean
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