Que faire avec le marché européen de quotas de CO2 ?

Le marché européen de quotas de CO2 (ETS dans la suite) est souvent présenté et comme l’instrument central de la lutte contre le changement climatique en Europe. Le but de cette courte note est de faire la part entre la vision théorique qu’on peut avoir de cet instrument et ce qu’il est en pratique, pour en déduire des voies possibles d’évolution.

Nota Bene. Cette note de réflexion n’engage évidemment en rien le travail en cours de la mission Mestrallet-Canfin-Grandjean. Elle vise à faire part de ma réflexion personnelle à ce stade et de susciter les échanges.

Les atouts de l’ETS, vus de ses thuriféraires seraient les suivants :

  • ce serait un instrument de marché du coup, par principe, il serait plus efficace qu’une taxe, instrument administré.
  • il garantirait les résultats visés en matière d’émissions de CO2 (baisse des émissions selon une trajectoire définie à l’avance).
  • il fixerait un prix unique, convergeant vers la valeur sociale mondiale du carbone, à mesure de son extension géographique, ou des passerelles entre systèmes.
  • il éviterait (au contraire d’une taxe) de faire entrer de l’argent dans les caisses des Etats
  • il permettrait des flexibilités que la fiscalité n’aurait pas ; il serait un premier pas vers un level playing field mondial (un terrain de jeu équitable, les acteurs étant tous confrontés aux mêmes contraintes et signaux).

Cette vision théorique n’a qu’un lointain rapport avec la réalité, comme nous allons le démontrer.

1 L’ETS n’est pas un mécanisme de marché : c’est un mécanisme administré accompagné d’ un marché financier

L’ETS repose sur des administrations qui calculent et allouent – en fonction de règles sectorielles assez précises, définies par la commission européenne-  les quotas, site par site, année par année. Ce travail de bureau est bien sûr soumis à erreurs et pressions de toutes sortes. Plus globalement, l’ETS est d’une telle complexité que seuls des spécialistes aguerris en comprennent les arcanes. Les multinationales se sont d’ailleurs organisées et s’appuient en interne sur des experts de haut niveau, pour comprendre comment tout cela fonctionne et comment le faire évoluer.

Par ailleurs un marché financier a été organisé pour que les entreprises soumises[1] à l’ETS puissent acheter et vendre des quotas, éventuellement à terme (pour se protéger des aleas de leur valeur). Ce marché connaît les vicissitudes de tout marché financier[2], puisque bien sûr les opérateurs sur ces marchés sont majoritairement des financiers, avec notamment une volatilité potentiellement élevée et une prévisibilité faible des niveaux de prix.

Dès lors les deux premiers souhaits exprimés par les industriels en matière de politique publique (prévisibilité et prix pertinent reflétant une situation de marché économique, où se rencontrent une demande spontanée[3] et une offre qui s’est construite pour y répondre ) ne sont pas et ne peuvent pas être satisfaits. Les prix sont déterminés non par le jeu des acteurs économiques, mais par un mix d’administration et de financiarisation.

2 L’ETS n’a pas fait la preuve de son efficacité environnementale

Diverses études montrent que si les émissions de CO2 ont effectivement baisser en Europe c’est pour deux raisons principales : la crise économique, et les mesures de soutien des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique. Comme nous le disons dans le rapport intermédiaire de la mission Mestrallet-Canfin-Grandjean:

« Mais très peu de réductions d’émission réalisées depuis 2005 peuvent être mises au crédit de l’EU ETS. La sur-allocation et la difficulté d’ajuster les permis d’émission à la réalité économique ont conduit aujourd’hui à un surplus persistant qui maintient le prix des quotas à un niveau très bas, bien en dessous des prix qui étaient attendus pour la période 2013- 2020. Jusqu’à présent, ni la décision de « backloading » (2014), ni la création d’une réserve de stabilité du marché (MSR) (2015) n’ont permis de réduire ces déséquilibres. En témoignent les projections de prix qui n’anticipent pas d’augmentation significative des prix avant 2030. »

Il est d’ailleurs pour le moins paradoxal que certains analystes critiquent les mesures et initiatives nationales au motif qu’elles perturberaient l’ETS. Comment penser qu’un mécanisme dont la preuve de l’ inefficacité est faite (dans le contexte actuel) soit préférable à des mesures nationales qui, elles, ont montré leur efficacité ?

3 L’ETS génère pour les différents secteurs d’activité et selon les pays des coûts différents. Le prix affiché est en outre sans rapport avec le niveau d’une valeur sociale du carbone efficace.

Dans la pratique, en effet, l’Europe a dû allouer gratuitement des quotas, ce qui revient à transférer de l’argent aux acteurs qui bénéficient de ces quotas[4] . Certains secteurs comme l’électricité doivent acheter leurs quotas aux enchères. Certains bénéficient de compensations indirectes[5]. Au total donc les différents secteurs sous ETS ne supportent pas le même cout du carbone. C’est d’ailleurs paradoxalement l’une des raisons qui le rendent acceptable pour ne pas dire séduisant pour certains. C’est en effet les mécanismes de compensation et les allocations gratuites qui en font, dans certains cas, une aide, alors que le mécanisme est présenté comme une contrainte, selon l’antienne classique que l’environnement nuit à la compétitivité des entreprises.

Concernant le prix généré par le marché de quotas, il n’est pas utile de s’y appesantir longuement, il est ridiculement bas (à peine au-dessus de 5 euros la tonne de CO2), et ne crée pas d’incitations à réduire les émissions de CO2. Il est lié directement aux calculs d’allocations de quotas, qui, pour des raisons liées à la difficulté de prévoir l’avenir[6] et du fait des pressions des lobbies se révèlent inadaptés et excessifs.

4 L’ETS génère des recettes pour les Etats grâce à la mise aux enchères de quotas

De ce point de vue l’ETS a la même caractéristique qu’une fiscalité, certes sur des montants moins élevés. Et si, comme je le pense, il faut, pour corriger la défaillance majeure de l’ETS créer un prix plancher (par un mécanisme de prix de réserve pour les quotas mis aux enchères) , cette caractéristique pourrait bien être consubstantielle à un marché de quotas efficient. Il se rapproche alors, de ce point de vue, fortement d’une taxe, sans en être strictement une, comme l’a montré l’étude de l’avocat Matthieu Wemaëre, pour le compte du Shift Project.

5 L’ETS offre en effet des flexibilités. Mais le level playing field est une dangereuse chimère

L’ETS permet en effet des échanges entre industriels soumis,  visant précisément à valoriser les solutions les moins coûteuses (un industriel pouvant préférer acheter des quotas que de réduire, à plus cher, ses émissions). Il permet des passerelles entre zones ayant adopté le même mécanisme et par ailleurs ouvre des possibilités de financer des actions encore plus efficaces faites hors zone couverte (grâce au Mécanisme de Développement Propre[7] ou assimilé). Dans ce dernier cas néanmoins le mécanisme mis en place historiquement a généré une surabondance de quotas qui sont une des raisons de l’effondrement des prix.

Par ailleurs et plus fondamentalement, le raisonnement sous-jacent est celui de la concurrence libre et non faussée au niveau international. Pour certains, la configuration idéale pour lutter contre le changement climatique serait de disposer d’un marché mondial de quotas de CO2 générant pour tous les acteurs la même contrainte et permettant la flexibilité maximale. Le terrain de jeu dont rêvent les multinationales est celui où les règles sociales et environnementales sont les mêmes (quelles qu’elles soient en fait, dès lors qu’elles sont les mêmes pour tous). C’est la ligne d’horizon de l’OMC, des libre-échangistes de tous bords et bien sûr des multinationales dont c’est l’intérêt, puisque cela leur permet d’industrialiser au mieux leurs processus de production et de vente, et de faire des économies d’échelle.

Malheureusement la théorie économique a montré depuis longtemps que le libre-échangisme n’avait pas les vertus qu’on lui prêtait généralement[8]. On le constate dans les faits . Et les citoyens sentent bien (et surtout les sédentaires pour reprendre les termes de Pierre-Noël Giraud) que ce n’est pas forcément dans leur intérêt que de se trouver en concurrence avec les hommes et les machines du monde entier. La longue marche vers le level playing field n’est ni un objectif souhaitable ni une fatalité historique.

Conclusion : quelles voies de progrès ?

Si l’ETS a été mis en place en Europe c’est que la fiscalité est du domaine souverain des Etats membres dont on voit bien qu’ils ne se mettront pas d’accord de manière unanime sur une taxe carbone. La directive ETS et ses évolutions sont votées, elles, à la majorité qualifiée. L’ Europe sait aussi mettre en place des normes (par exemple dans l’efficacité énergétique, qu’on pense aux voitures).

Les résistances qui se sont manifestées en Europe dès l’initiative bienvenue de la France en ce début d’année, visant à mettre en place un signal prix (via un corridor qui rassure, par le plafond mis sur les prix les acteurs qui pourraient subir une contrainte trop élevée) sont très symptomatiques du manque de volonté de faire de l’ ETS un instrument vraiment efficace de lutte contre le changement climatique.

Quelles voies explorer à ce stade ? J’en cite quelques-unes , sans prétendre l’exhaustivité.

1 Tout d’abord, bien sûr, se battre pour la mise en place d’un corridor carbone aux bons niveaux de prix… A noter que ce serait une manière très simple de réduire les allocations excessives de quotas, mesure souvent considérée comme nécessaire et suffisante ; en fait il est plus efficace de mettre en place ce dispositif « hybride » car on est sûr que les quotas ne seront plus rapidement en quantité excessive. Et par ailleurs le mécanisme de prix –plancher est la seule manière de contrer la volatilité fatale liée à la financiarisation du marché de quotas.

2 Proposer que l’ETS soit limité au secteur électrique (qui représente la moitié des émissions sous ETS) et procéder par normes et règlements pour les autres secteurs.

L’électricité est en effet un secteur qui est ouvert globalement à un prix assez élevé (de l’ordre de 30 euros au démarrage ) et croissant ce qui permet de déclasser progressivement les centrales au charbon[9]. Les réductions d’émissions de CO2 sont à notre portée dans un marché en surcapacité où les alternatives aux fossiles sont disponibles et compétitives. Les autres secteurs au contraire sont souvent impliqués dans une concurrence mondiale très violente ; les innovations de rupture ne sont pas toujours là. Il serait probablement plus efficace et sans doute possible de créer des normes sectorielles à horizon assez long et de dureté croissante par palier en matière d’émissions de CO2 (comme cela a été fait dans l’industrie automobile)

3 A l’opposé, considérer que seules les mesures, éventuellement nationales, sous forme de taxes et de normes (dans ce cas en étant en cohérence avec les directives européennes) seront efficaces ; l’ETS serait dans ce cas une sorte de voiture balai, ou de garantie d’une politique minimale (et clairement très insuffisante par rapport aux objectifs de l’accord de Paris)

4 Plus ambitieux que la première idée, parier sur ( et pousser ) un réveil européen et mettre en place de nouvelles règles en matière fiscale (au sein éventuellement d’une zone européenne plus étroite ?) et des mécanismes adaptés aux frontières pour limiter les effets de la concurrence internationale. Il s’agirait là d’une révolution culturelle, dans un monde encore dominé par les vieilles lunes du néolibéralisme. Il n’est pas exclu néanmoins que les conséquences du vote sur le Brexit, et les tensions majeures liées à la montée des extrêmes-droites partout en Europe nous y pousse !

Alain Grandjean

[1] Environ 12 000 installations dans les secteurs de la production d’électricité, des réseaux de chaleur, de l’acier, du ciment, du raffinage, du verre, du papier, etc. qui représentent plus de 40% des émissions européennes de gaz à effet de serre

[2] Il a connu aussi des fraudes à la TVA, liées à une architecture juridique initiale trop légère et inadaptée aux transactions financières ; je pense que ces problèmes sont derrière nous.

[3] Au sens où elle n’est pas issue d’une instruction administrative.

[4] Grâce à une allocation gratuite l’entreprise peut inscrire à son bilan un actif, qu’il peut revendre au prix de marché faisant ainsi une plus-value égale à ce prix, il peut bien sûr raffiner la stratégie en spéculant sur cette valeur. Dans tous les cas cette allocation génère un produit.

[5] Les Lignes Directrices 2012 de l’Union Européenne en matière d’aides d’état dans le cadre ETS, permettent la compensation du coût des émissions indirectes de CO2. Pour bénéficier de la compensation, un secteur doit être exposé à un risque important de fuites de carbones en raison du coût des émissions indirectes. Il s’agit donc de protéger les industries exposées à la concurrence internationale

[6] Les économistes libéraux, en général favorables au marché de quotas, critiquent l’intervention publique dans le domaine économique, au motif que l’administration n’a pas la capacité informationnelle du marché. En l’occurrence l’administration se tromperait sans doute moins à fixer un niveau de taxe (éventuellement révisable) qu’à fixer des milliers d’allocations de quotas sur la base de scénarios de croissance dont tout le monde sait qu’ils sont de qualité médiocre, en étant en outre évidemment soumis à la pression des lobbies.

[7] Le MDP est issu du protocole de Kyoto, (voir http://unfccc.int/portal_francophone/essential_background/feeling_the_heat/items/3297.php ) ; il sera remplacé suite à la signature de l’accord de Paris par de nouveaux mécanismes de flexibilité à préciser.

[8] Voir L’illusion financière de Gael Giraud, Editions de l’atelier.

[9] Une étude de RTE montre que dans le secteur électrique, un prix de 30 euros permettrait de réduire les émissions de CO2 de 100 Millions de tonnes (en éliminant une partie du parc charbon) ; et un prix progressivement plus élevé de continuer les déclassements. Voir

3 réponses à “Que faire avec le marché européen de quotas de CO2 ?”

  1. Avatar de Frédéric
    Frédéric

    Très intéressant ! Les réflexions sur les limites du libre-échange réussiront-elles à rester jusque dans le rapport définitif ?…

    1. Avatar de Alain Grandjean
      Alain Grandjean

      bonjour Frédéric, j’ai précisé que ces propos n’engageaient pas les conclusions du rapport MCG…bien cordialement
      AG

  2. Avatar de Caroline Porteu
    Caroline Porteu

    Le libre échange et la concurrence non faussée ne sont-ils pas devenus eux mêmes des « illusions financières » .
    Il n’y a rien de moins efficient que les marchés financiers actuels qui sont la plupart du temps totalement manipulés au seul profit d’un tout petit nombre .
    La financiarisation de la taxe en question ne peut donc que lui faire suivre le même chemin . C’est d’ailleurs bien ce que souligne cet article très instructif sur le fonctionnement du système .
    Dans ce gigantesque casino totalement truqué qu’est devenu la finance dite « Européenne » , ne vient-on pas simplement d’ajouter une table de jeu supplémentaire .