La crise politique de cette rentrée ne se réduit pas à une bataille d’egos, ni à un débat entre keynésiens et sociaux-libéraux. Elle nécessite une réflexion en profondeur. Les raisonnements économiques dominants sont à remettre en cause et il nous faut une nouvelle feuille de route, y compris au plan théorique. L’urgence apparente ne doit pas cacher l’essentiel : nos erreurs doctrinales de fond. La situation économique et sociale de notre pays et de l’Europe est angoissante et incompréhensible. Elle est potentiellement dramatique. Face à ce danger, un sursaut collectif est indispensable. Bien au-delà des débats politiciens, il passe fondamentalement par une profonde remise en cause des raisonnements économiques qui nous font aller dans le mur. Si les politiques de gauche et de droite sont si semblables depuis des décennies c’est qu’en fait elles sont soutenues par des conseillers influents qui se nourrissent à la même mamelle ! Il peut sembler sidérant que l’échec patent de ces politiques ne conduise pas à un changement profond. Mais c’est oublier la force des dogmes, dont l’histoire n’a cessé de montrer qu’ils pouvaient survivre longtemps aux démentis les plus cinglants apportés par la réalité. Comment faire ? D’abord, un mot sur le contexte.
La situation économique et sociale de notre pays et de l’Europe est angoissante.
Si les medias retiennent souvent le nombre de 3,4 millions de chômeurs en France, c’est probablement de 8 à 10[2] millions de personnes (sur une population en âge de travailler de 43 millions[3]) qui sont en situation difficile (pauvreté, chômage, temps partiel non choisi et/ou ne permettant pas de vivre dignement etc.). Sur bien d’autres fronts, les difficultés[4] sont très lourdes également :accroissement des inégalités sociales, pertes d’espoir dans les zones socialement sinistrées, précarité énergétique, nombre record de faillites d’entreprises[5], désindustrialisation, déficit de la balance commerciale,endettements public et privé qui semblent excessifs et toujours croissants… Enfin au plan mondial, la gravité de la crise écologique, malheureusement si bien documentée ne fait pas prendre de décisions d’ampleur suffisante, la surexploitation des ressources dans un monde en croissance démographiqueva engendrer des conflits croissants,la régulation monétaire et financière progresse très insuffisamment et le risque d’éclatement de bulle financière est très élevé. La montée mondiale des extrémismes ne peut être étrangères à ces tensions. Concernant le chômage en France, la majorité des économistes ne voient que dans la croissance (du PIB) la solution à ce drame. Rappelons néanmoins que :
- ce taux de croissance ne cesse de baisser depuis 1970.
- les gains de productivité, même s’ils sont décroissants eux aussi, continuent à opérer ; il faut donc, pour stabiliser le chômage, un taux de croissance du PIB compris entre 1% et 1,5% en ordre de grandeur. C’est ce même taux qui permettrait de faire décroître les faillites d’entreprises…
- la croissance ne se décrète pas et ne revient pas comme le beau temps après le mauvais… mais est le résultat de décisions individuelles ou collectives…
- jusqu’à ce jour, l’inconvénient majeur de la croissance du PIB c’est qu’elle engendre nécessairement une pollution lourde de conséquences (entre autres émissions de gaz à effet de serre), consommation d’énergie et de ressources naturelles pour lesquelles tous les pays du monde se battent (la planète restant obstinément finie) ; le découplage entre PIB et consommation de ressources reste un espoir mais n’est pas du tout réalisé.
- plus généralement les périodes de croissance exponentielle comme les « trente glorieuses » sont rarissimes dans l’histoire humaine et une croissance exponentielle se heurte au mur de la finitude…
- ce diagnostic n’est pas propre à la France
Il est donc à craindre que la solution rêvée n’en soit pas une, voire qu’elle soit notre problème principal ; et que du coup les problèmes sociaux liés à l’inactivité non choisie ne cessent de croître et de faire le lit des extrêmes.
La situation économique et sociale de notre pays et de l’Europe incompréhensible.
Comment comprendre que les immenses progrès scientifiques et techniques réalisés dans les derniers siècles, la profusion des analyses et des réflexions sur les problèmes économiques et sociaux, les progrès dans nos modes de gouvernance, qui sont plus démocratiques que jamais à l’échelle de l’histoire humaine, ne nous aient pas permis de résoudre ces problèmes? Vu de loin, ne sont-ils pas moins difficiles à résoudre que ceux qui ont été résolus pour aller sur la lune ? Face à ces difficultés persistantes, la doxa, « pensée unique » qui a le pouvoir en Europe se contente de déclarer « TINA » : thereis no alternative. « Persévérons dans l’effort et nous triompherons de la crise ». Ses opposants sont souvent d’accord pour refuser cette fatalité, mais rarement en phase sur le « plan B ». D’où la force de cette doxa, qui aen outre pris le pouvoir dans le monde académique. On peut constater en effet que les grandes universités et écoles internationales, les laboratoires d’économie et les revues internationales de rang 1, les livres dits de référence enseignent, font référence ou obligent à faire référence à un corpus central qui est de fait issu des théories et modélisations issues de l’école mathématique néoclassique. Même les « néokeynésiens » s’appuient dessus. Ce corpus main stream fait suffisamment autorité pour que les économistes experts conseillant les centres de pouvoir politiques (les gouvernements, la commission européenne) les grandes institutions (le FMI,l’OMC, la Banque Mondiale,la Commission Européenne, les banques centrales, etc.) soit s’en réfèrent directement, soit sont obligées de justifier lourdement (et de fait difficilement) le fait de ne pas faire immédiatement appui dessus. Les jeunes chercheurs qui veulent faire carrière s’inscrivent dans ce courant sauf rares exceptions, car leur carrière en dépend. Les modèles macroéconomiques qui permettent de tester des mesures de politique économique de faire des prévisions économiques de faire des « études d’impacts des lois » sont eux aussi très majoritairement fondés sur ce corpus. En France, le modèle Mésange, à la direction générale du trésor en est l’exemple typique…. Certes la science économique a défriché bien d’autres options théoriques[6], a fait naître bien d’autres disciplines (je pense à l’économie expérimentale par exemple). Certes l’enseignement peut être, dans certaines universités et écoles, pluriel et ouvert. Mais cette diversité apparente ne doit pas faire illusion : très majoritairement (au moins dans les pays de l’OCDE) la pensée dominante au plan économique s’inspire très directement de ce corpus central. Il faut avoir le courage de le remettre en cause, même si la tâche paraît titanesque. C’est d’ailleurs ce courage qui anime Steve Keen, dont le livre à paraître début octobre est une entreprise méthodique de déconstruction de cette pensée dominante.
Un extrait du Traité d’économie Pure du prix Nobel Maurice Allais(1943) « Alors que tant de pauvres gens souffraient de la faim, on a vu dans ces dernières années donnerdu blé à des porcs et brûler du café dans des locomotives; Alors que millions d’ouvriers ne demandaient qu’à travailler, qu’à fabriquer de vêtements et de chaussures…, on a vu de millions d’êtres aller nu-pieds et à peine vêtus; Alors que le progrès technique laisse la possibilité de l’élévation du niveau de vie de riches et pauvres on a vu des échanges bloqués, du chômage et des faillites succéder des faillites. Sans que la misère des uns augmente le bien être des autres. Circonstances paradoxales, inadmissibles; elles montrent l’existence d’un problème économique, dont la solution est fondamentale. Ce problème vital met en cause le bien être de tous les habitants du monde civilisé et de sa solution dépend le bonheur de millions et de millions d’êtres humains. » Maurice Allais sentait bien l’absurdité de la situation ; nous vivons aujourd’hui une situation encore plus absurde ! |
Je me permets donc de suggérer ici que nous tentions de refonder la macroéconomie. Il me semble plus que jamais nécessaire, même si l’urgence politique pousse à des actions plus concrètes, et ceci n’empêchant pas cela, de reprendre les grandes questions à la base. Pour cadrer cette réflexion je suggère de commencer par poser quelques « principes de méthode » et par quelques « valeurs ». Cela permettra d’orienter ce travail ambitieux ! Et comme il faut bien un début à tout, je me lance. Merci à chacun de faire commentaires, suggestions et propositions pour faire avancer le schmilblick !
Méthode
Nous faisons la promotion d’une réflexion économique :
- engagée (« voici nos recommandations compte-tenu de la situation économique actuelle ») et non purement descriptive (« voici les faits et leur interprétation ») ou normative (« voici ce qu’il faudrait faire- sous-entendu dans un monde idéal qui n’est pas le nôtre »)
- pour autant, a-politique et a-confessionnelle
- qui reconnaît la place de multiples déterminants (le comportement humain, les prix, les quantités de ressources, les croyances, les mécanismes financiers, les structures et leur taille…)
- qui donne une juste place aux chiffres et aux mathématiques : utiles pour « durcir » les raisonnements, pour faire des simulations, mais incapables de représenter la totalité des faits économiques
- en position critique par rapport :
- à la doxa néoclassique et au modèle réductionniste de l’homo economicus ou au primat du consommateur
- en recul par rapport aux modèles qui ne représentent pas bien les mécanismes monétaires et financiers, qui sont aujourd’hui essentiels dans la compréhension de la dynamique économique à plusieurs idées reçues (voir encadré)
- au PIB comme indicateur de santé économique
- qui intègrela question des ressources et services écosystèmiques et des nuisances sur l’environnement
- qui reconnaît la nécessité d’un pluralisme méthodologique
- qui fait grand cas des faits et de l’histoire économique, même si elle est par nature difficile à modéliser (l’histoire ne se répète jamais)
- qui donne la priorité à la mise en évidence des faits (des phénomènes) par rapport à la profondeur théorique
- qui soit communicable au plus grand nombre de nos concitoyens et privilégie donc la simplicité et le caractère concret sur la technicité et la difficulté
Quelques dogmes[7] ou idées reçues à remettre en cause
N.B. 1 ces « dogmes » contiennent bien sûr une part de « vérité » ; la fixation des prix se fait en général de manière plus efficace par le marché, qui est un système décentralisé, que par une autorité administrative centralisée. Le fait que les marchés ne s’autorégulent pas spontanément, n’entraîne pasqu’il faille s’en passer. Il faut juste les réguler. L’enjeu théorique et politique est de déterminer les cas et situations de régulations nécessaires. De la même manière une excessive « rigidité » du marché du travail peut être un frein à l’embauche. Mais on ne peut en déduire qu’il faut donc supprimer toutes les « rigidités » et que c’est ainsi qu’on retrouverait le plein emploi… Ce qu’il faut contester et dénoncer c’est la transformation d’idées « non infondées » en vérités absolues. Comme par exemple celle selon laquelle aujourd’hui en Europe la priorité est aux réformes structurelles du marché du travail, et à la maîtrise des déficits et des dettes, qui oblige de fait à faire ces réformes ; ce n’est aujourd’hui certainement pas la priorité numéro1 et cette politique a des effets délétères qu’il faut mettre en évidence avec force, car ils sont niés ou minimisés par la doxa. 2 L’économie engagée a forcément une dimension politique. Mais il me semble indispensable de sortir du dualisme gauche-droite si fréquent dans le débat en France. Il suffit qu’une recommandation ait été formulée la première fois par un camp pour qu’elle soit attribuée à ce camp. En général, cela veut dire qu’un raisonnement simpliste attribue les premiers effets positifs de la recommandation aux électeurs du dit camp. Les choses sont un poil plus subtiles. D’une part ce qui compte en économie ce sont des dispositifs d’ensemble (on peut compenser les effets anti-redistributifs d’une taxe carbone par un ajustement de l’impôt sur les revenus par exemple) ; d’autre part une mesure économique a des effets dans le temps : le transfert des charges sociales pesant sur les entreprises exposées à la concurrence internationale sur la TVA peut à moyen terme bénéficier aux consommateurs même si son effet de premier tour est plus favorable aux producteurs qu’aux consommateurs… 3 Il est important de redonner aux mots leurs vrais sens. Le monde capitaliste n’est pas à confondre avec le monde ultra-libéral tel que nos dirigeants s’échinent à le construire. Il faut rappeler que l’agriculteur qui fait de la polyculture dans le respect l’environnement et en pratiquant des prix justes fait fructifier son capital (ses terres, ses machines, son labeur…). Son action relève d’un système capitaliste sans pour autant s’inscrire dans l’idéologie capitaliste du XX et XXIème siècle. Le mot libéral est lui aussi source d’ambiguïtés. Plus généralement les mots comme capital, croissance, épargne, monnaie sont en économie souvent sources de confusion. |
Valeurs
Nous adoptons dans notre réflexion et dans notre pratique les valeurs suivantes :
- une économie au service de tous les hommes et les femmes (bien-être, limitation des inégalités,..) et respectueuse des biens communs, dont la biosphère
- une finance au service de l’économie (donc qui met la création monétaire publique et privée au service prioritairement de l’activité économique et non des marchés financiers)
- une économie qui s’appuie sur la délibération démocratique (pas forcément les structures actuelles de la démocratie parlementaire) et prend pour postulat la nécessaire limitation des pouvoirs (des politiques, des administrations, des banques, des entreprises multinationales…)
- le refus de tout croyance dontla croyance en l’autorégulation et l’efficience des marchés ni en la lucidité nécessairement bienveillante de la puissance publique ; la nécessité d’un discernement (l’économie de marché ayant l’énorme avantage de permettre des décisions décentralisées par les acteurs concernés, les pouvoirs publics ayant celui de représenter l’intérêt général et d’être élus)
- le refus du primat de la mondialisation, de la compétitivité, du libre-échangisme, de la croissance, tel que définis aujourd’hui, sur toute autre considération plus concrète comme le bien-être social et individuel, la coopération et le respect des biens communs.
Alain Grandjean Post-scriptum La critique de la science économique et de son incapacité à nous permettre de mieux vivre ensemble n’est pas nouvelle. Voici un florilège de citations qui ne datent pas d’aujourd’hui. « Un raffinement byzantin réduit chaque année la part du réel dans l’enseignement économique et, bientôt, l’économie aura rejoint la Philosophie de l’Incompréhensible » (Charles Morazé[12]). « L’objet du présent article est de prendre conscience de l’échec de la recherche économique telle qu’elle a été conduite jusqu’à nos jours » (Jean Fourastié[13]). « C’est un sujet d’étonnement que l’état rudimentaire de la science économique après deux siècles de recherches systématiques de travaux assidus et profonds entrepris par les meilleurs spécialistes du monde entier » (Alfred Sauvy[14]). « Sans une meilleure compréhension de l’économie, les crises financières demeureront récurrentes, et la foi dans le capitalisme et la liberté des marchés s’érodera certainement. Des changements de régulation ne sont pas suffisants après cette crise : voici venu les temps d’une révolution de la pensée économique. » (Anatole Kaletsky[15]) « Il faut accepter cette idée surprenante que la finance est un des facteurs prépondérants qui font qu’actuellement le monde est complètement étranger[16] à la modélisation néoclassique et aux idées des classiques. »(Nicolas Bouleau[17]) « La théorie économique, si nous voulons qu’elle ne soit pas autre chose qu’une série de contes de fée, doit être réécrite de fond en comble. » (Gaël Giraud[18]) « La soi-disant science économique est un agrégat de mythes qui fait passer l’ancienne conception du système solaire de Ptolémée pour un système puissamment sophistiqué ».[19]
Et quelques livres et articles sur le thème de la crise de la pensée économique :
Charles-Antoine Brossard,Crise économique, crise de la théorie[20], Trop Libre, 26 avril 2013 Sergio Rossi. La crise des sciences économiques[21]. L‘hebdo. Avril 2013 Ivan Jaffrin, De la crise économique à la critique de la science économique[22] ; Une présentation de l’ouvrage d’André Orléan, 2012, L’Empire de la valeur (Seuil, 2011). Revue européenne des sciences sociales, 50-2/2012 Paul Jorion. Misère de la pensée économique. Fayard 2012 Paul Krugman. How Did Economists Get It So Wrong? New York Times 2 septembre 2009[23] Denis Henri. La crise de la pensée économique Paris, P.U.F., 1951 A compléter bien sûr ! Merci d’avance ———————————————————————————————————————————— [1] Merci à Nicolas Ott, pour ses remarques et suggestions relatives à une version précédente du présent post, qui n’engage cependant que son auteur !
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