Les hommes ont été hantés par la peur de la famine pendant des millénaires[1]. L’histoire des deux derniers millénaires est marquée par de multiples famines et disettes. On doit aux révolutions scientifique et thermo-industrielle la sortie, pour une partie de l’humanité, de cette tragédie. Les deux dernières famines occidentales datent de 1851 en Irlande et de 1866 en Finlande. Depuis, nous les Occidentaux, et les plus riches des autres pays, n’avons plus peur de la faim. Certes, la pauvreté n’a pas été éradiquée mais la faim si. Et une partie d’entre nous souffrons au contraire de maladies liées à des excès alimentaires.

Cette courte période -à l’échelle de l’histoire humaine- de surabondance alimentaire et plus généralement matérielle est en revanche génératrice de graves désordres écologiques, rendant très difficile la vie quotidienne de nombreux habitants de notre planète et menaçant à terme la survie de centaines de millions voire de milliards d’êtres humains. Et il est mathématiquement évident que nous devons abandonner le rêve d’une croissance mondiale exponentielle de nos prélèvements de matière[2].

Si nous poursuivons le chemin de cette croissance, la pénurie frappera inexorablement et brutalement des milliards de personnes dans les décennies à venir. De la même manière, la poursuite de notre rythme actuel d’émissions de gaz à effet de serre (GES) conduit inexorablement à transformer notre planète en une étuve inhospitalière[3] où ne pourrait vivre ou survivre qu’une petite fraction de la population actuelle. Apparent paradoxe : ce qui a permis à une partie de l’humanité de sortir de la pénurie pourrait l’y reconduire toute entière.

Cette analyse, très résumée ici, en termes de ressources (bio)physiques doit cependant être complétée par une analyse politique et économique.

Pénurie physique ou sociale et politique ?

L’économiste Amartya Sen a montré[4] que les situations de famine ne s’expliquent pas forcément par des situations de pénurie alimentaire, mais par des choix politiques. Son analyse met en évidence les inégalités engendrées par les mécanismes de distribution et d’accès à la nourriture. De la même manière, les famines en Occident frappaient très inégalitairement les populations. Amartya Sen en déduit notamment que, pour réduire ces famines, il faut commencer par encourager le contrôle démocratique des gouvernements, car, comme il le rappelle, les démocraties n’en connaissent pas.

Mais est-il possible qu’il en soit autrement, en situation de pénurie ? Si les ressources sont insuffisantes pour satisfaire le minimum vital de chacun, une répartition strictement égalitaire conduit à la mort de tous…cruelle loi d’airain. Dans une situation de pénurie, pour que la population ne disparaisse pas entièrement, une minorité doit avoir accès à plus que ses besoins vitaux quand une partie de la population ne peut que manquer du nécessaire. Dans cette situation, l’histoire a montré qu’une caste de dominants (une oligarchie) accapare des ressources en excès, exploite à son profit la peur de manquer de l’immense majorité de la population et use des méthodes les plus brutales pour conserver ses privilèges.

Dans tous les cas, pour « faire régner l’ordre » (c’est-à-dire sa propre domination), elle s’appuie sur une partie de la population, ses « sbires », à qui elle distribue en contrepartie quelques miettes de son festin[5] et garantit un niveau (en général très bas) de sécurité matérielle. Dans tous les cas, des castes rivales tentent de « prendre la place » en faisant espérer des progrès à la population dominée. Quand l’une d’entre elles a pris la place, elle se comporte ensuite comme la caste précédente…

Notons que la peur de la famine a été exploitée et même théorisée au plan économique en Europe au XIX° s. pour justifier l’absence de « filets de sécurité » (qui ont cependant été mis en place progressivement puis largement avec la « sécurité sociale » après la Seconde guerre mondiale en France) avec l’idée que des employés ayant peur de mourir de faim ou peur de la misère travaillent plus et mieux. C’est la même logique qui fait apprécier par certains patrons un taux de chômage, ou plus généralement de sous-activité, élevé car ils pensent que la peur de se faire licencier rend les salariés plus obéissants et plus performants.

Enfin, il est bien établi qu’au niveau mondial la sous-nutrition actuelle de plus de 800 millions de personnes n’est pas due à un manque de ressources alimentaires[6], mais à la répartition inégale de leur accès et de leur distribution. Dans les dernières décennies, la production de céréales a cru plus que ce qu’il aurait été nécessaire pour nourrir tout le monde, croissance démographique comprise, mais on a consacré une part croissante de ces céréales aux animaux et…aux biocarburants.

Il faut, cependant, insister ici sur le fait que la libération due aux machines et à la relative abondance qu’elles ont permise, même si elle a été durement ressentie dans les moments où elles prenaient la place des travailleurs, est une révolution politique majeure ; l’avènement des démocraties est impensable dans un monde de pénurie. Y retourner, c’est inévitablement retourner dans un monde dominé par des oligarchies.

En résumé, la pénurie liée à l’insuffisance de ressources est nécessairement inégalitaire et conduit à l’emploi des méthodes autoritaires et brutales, et la pénurie qui ne résulte pas d’un manque de ressources provient d’un régime politique inégalitaire et autoritaire. De ces simples constatations on peut conclure que parier, comme certains,  sur des régimes autoritaires voire totalitaires pour faire advenir un monde sobre, bas-carbone et raisonnablement juste est faire fi des leçons de l’histoire. Il est possible que ce type de régime nous fasse éviter la catastrophe climatique mais au prix d’inégalités et de pertes de liberté proprement insupportables.

Notre avenir : sobriété ou pénurie ?

Nous faisons aujourd’hui collectivement face à une alternative. Une « grande bifurcation » est devant nous.

Soit nous prolongeons nos trajectoires de développement actuelles, en les affublant ou non du vocable de croissance verte[7] ce qui provoquera une pénurie physique de ressources naturelles, une destruction massive des écosystèmes, dans un climat déstabilisé et déstabilisant. Des inégalités massives en résulteront. Les plus riches et / ou les plus puissants s’en sortiront, au moins dans un premier temps. Les plus défavorisés connaîtront des difficultés matérielles croissantes, souvent létales.

Soit nous acceptons de changer radicalement de « modèle », d’inventer et de faire vivre de nouveaux modèles et nous nous mobilisons pour y arriver. Il s’agit alors de faire en sorte collectivement que ces nouveaux modèles soient compatibles avec les limites planétaires. Par nécessité, ces nouveaux modèles seront nécessairement sobres en ressources et bas-carbone et viseront à ce que chacun ait « en suffisance[8] ». Dès lors, ils intègreront nécessairement les questions d’équité dès leur conception.

Le premier scénario peut sembler inéluctable, car il maintient à court terme le statu quo pour les classes moyennes, qui peuvent le croire conforme à leurs intérêts immédiats. Habitées par la culture no limit, elles ne semblent pas, dans leur grande majorité, prêtes à perdre leur niveau de vie et à changer substantiellement de mode de vie. Ce premier scénario est aussi dans l’intérêt des plus puissants et des plus riches, qui ont le plus de pouvoir aujourd’hui et dont on peut penser qu’ils vont en priorité défendre leurs intérêts. Les plus riches des occidentaux, les oligarques au pouvoir en Russie, en Chine, dans les pays du Golfe ou ailleurs semblent déterminés à assurer leur train de vie et renforcer leur patrimoine, au détriment de l’immense majorité des populations qu’ils dominent directement ou indirectement. La destruction des ressources naturelles pourrait en attirer inconsciemment ou non certains d’entre eux qui considéreraient que ces destructions dégraderont les conditions de vie des peuples soumis mais pas les leurs ; et que de ce fait leurs privilèges seront encore plus exorbitants. Or il est démontré depuis longtemps que la jouissance exclusive, preuve d’un privilège, d’un bien ou d’un service est plus déterminante dans les choix des plus riches que la qualité intrinsèque dudit bien ou service. Enfin, ils peuvent croire qu’ils disposeront de moyens suffisants pour échapper aux désastres à venir.

 

Mais l’histoire humaine permet de penser que les choses peuvent se passer autrement. Je suis personnellement convaincu qu’elles se passeront autrement et pour une raison profonde qui va faire l’objet d’un prochain post.

Alain Grandjean

Notes

[1] Il n’est pas facile de savoir ce qu’il en était avant la révolution néolithique et l’invention de l’agriculture. Les hommes étaient des chasseurs cueilleurs très peu nombreux. Il est envisageable (comme le pense Marshall Sahlins) qu’ils aient su adapter leur démographie aux ressources de leur territoire. Il est possible aussi qu’ils aient su adapter leurs besoins à leurs ressources. Mais la récurrence des famines est attestée depuis des centaines d’années dans toutes les sociétés.
[2] Une consommation croissant exponentiellement finit par épuiser, et ce très rapidement, tout stock fini. Or la Terre et ses ressources sont finies, et les rêves d’usage de matières extraites dans des astéroïdes délirants. Prenons l’exemple de l’acier, en suivant la démonstration de François Grosse. Nous produisons annuellement de l’ordre de 1 milliard de tonnes d’acier par an, soit trente fois plus qu’au début du XXe siècle. La croissance aura été, sur cette période, d’environ 3,5 % par an. A ce rythme, la production cumulée d’acier en un siècle est égale à 878 fois la production de la première année. Si on prolongeait cette tendance, la production annuelle serait multipliée par 100 tous les 135 ans. On produirait ainsi, dans 270 ans, 10 000 fois plus d’acier qu’aujourd’hui !… Inutile d’être très précis dans l’estimation des réserves de minerai de fer pour comprendre qu’un tel rythme est impossible à maintenir. Voir François Grosse, « Le découplage croissance/matières premières. De l’économie circulaire à l’économie de la fonctionnalité : vertus et limites du recyclage », Futuribles, Juillet-Août 2010, numéro 365.
[3] Voir Mora, C., Dousset, B., Caldwell, I. et al. Global risk of deadly heat, Nature Climate Change (2017) (téléchargeable ici)
[4] Dans Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford: Clarendon Press; 1981. où il traite des famines en Inde, au Bangladesh et dans des pays d’Afrique subsaharienne.
[5] On pourrait objectiver cette situation par l’observation d’un indice de Gini très élevé, comme aujourd’hui dans les pays les plus inégalitaires, comme l’Afrique du Sud. Voir Revenus : quels sont les pays les plus inégalitaires au monde ?, Observatoires des inégalités (2022).
[6] La « ferme Terre » est à même de produire suffisamment de nourriture pour une humanité comptant 10 milliards d’individus. Voir La tension sur les ressources alimentaires n’est pas une question de croissance démographique, Pour la science (2022)
[7] Le projet Neom de « smart city « en plein désert d’Arabie saoudite en est un exemple spectaculairement caricatural. Pour en savoir plus sur la notion de croissance verte voir le module sur « PIB, croissance et ressources planétaires » de la plateforme The Other Economy.
[8] Dans son dernier rapport le groupe 3 du GIEC donne une place substantielle à la notion de sufficiency.

Une réponse à “La surabondance va-t-elle conduire au retour de la pénurie ?”

  1. Avatar de Frédéric
    Frédéric

    Bonne gestion du suspens, on attend le 2e billet avec impatience ! 😉