Comment rentabiliser les investissements de la transition écologique ?

Le Secrétariat général à la planification écologique (SGPE) vient de publier un « cadre d’analyse » sur le financement des investissements de la planification écologique pour passer d’un monde dominé par les énergies fossiles et la destruction de la nature vers un monde sobre et propre. Ces lourds investissements sont nécessaires pour refaire ou de transformer en profondeur nos infrastructures, bâtiments, usines et équipements et reconfigurer l’industrie ainsi que les modes de production agricoles. Pour la France, les montants à engager sont de mieux en mieux connus et tournent autour de 60 à 100 milliards par an ; et ceci sans prendre en compte les investissements d’adaptation au changement climatique « embarqué » irréversiblement, et ceux permettant de stopper la destruction du vivant. Le document publié par le SGPE contribue utilement au débat sur les financements en éclairant dans le détails la question de leur faisabilité.

1 Les résultats de l’étude du SGPE

L’étude du SGPE étudie une question fondamentale et à ce jour peu adressée : les investissements sont-ils rentables financièrement et sont-ils à la portée des acteurs qui doivent les engager ?

Le SGPE a étudié de près cette question pour les investissements visant la réduction des émissions de gaz à effet de serre[1], classés en secteurs (bâtiment, transport, agriculture, industrie énergie et déchets) et articulés avec les objectifs de la Stratégie Nationale Bas Carbone[2]. Concernant les mntants en jeu, il se fonde sur l’estimation du rapport Pisani-Ferry/Mahfouz (2023) : une centaine de milliards d’euros bruts à réaliser d’ici 2030 ramenés à 66 Milliards en enlevant les investissements qui ne seraient plus à faire dans les énergies fossiles.

La grande valeur ajoutée du rapport du SGPE est d’analyser ces investissements sous le double prisme de la « viabilité économique » et de la « capacité » des acteurs à les réaliser .

L’analyse de rentabilité est « microéconomique ». Elle est mesurée par des indicateurs comme le TRI[3] de l’investissement ou l’écart de TCO[4] avec l’alternative carbonée. Elle n’intègre pas l’impact socio-économique de la réduction des émissions de gaz à effet de serre permise par les investissements.

Rappelons en effet que le changement climatique aura des conséquences économiques et sociales dramatiques à moyen terme[5], et en tout état de cause nettement plus couteuse pour la société que l’impact macroéconomique de l’adoption de mesures d’atténuation aujourd’hui.

La rentabilité financière ne mesure donc pas la rentabilité socioéconomique, mais c’est elle qui, à ce stade, est prise en compte par les agents économiques, publics ou privés. Rappelons aussi qu’il est illusoire de croire que nous pourrions (parce que les émissions territoriales de la France ne représente qu’1% des émissions mondiales[6]) ne rien faire et nous contenter de bénéficier des efforts des autres pays. Il n’y a pas de petits émetteurs et l’atteinte de l’objectif globale repose sur les efforts de chacun.

Quant à la capacité des acteurs à réaliser ces investissements elle est mesurée par exemple par le montant de financement nécessaire, les emplois nécessaires, les disponibilités physiques. C’est aussi un paramètre essentiel de l’analyse : un ménage pourrait ne pas faire une rénovation thermique rentable parce qu’il n’a pas la capacité à le financer ni même à emprunter pour la réaliser.

L’une des conclusions de l’analyse du SGPE c’est que, sur 180 Mt CO2 à abattre d’ici 2030, seules 100 Mt correspondent à des actions[7] rentables dont 44 Mt (soit un quart) portées par des acteurs ayant la capacité d’agir et 56 Mt par des acteurs n’ayant pas ou peu de capacité d’agir… Cela signifie clairement que les trois quarts des actions à mener nécessitent une intervention supplémentaire de la puissance publique… Cette conclusion n’est pas issue d’un a priori politique mais de calculs d’ingénieurs[8].

Cela confirme s’il en était besoin que, même avec les mesures déjà prises[9], la transition ne se fera ni en s’appuyant sur la bonne volonté des acteurs ni sur le libre jeu des marchés.

Rappelons que cette étude ne concerne pas les investissements relatifs à l’érosion de la biodiversité ou à l’adaptation, pour lesquels il est plus que probable que la part correspondante à des actions portés par des acteurs ayant la capacité d’agir sera encore plus faible.

L’ordre de grandeur concernant la rentabilité des projets de transition formulé par le SGPE est assez conforme aux discours de la grande majorité des économistes de l’environnement qui considèrent que, pour rentabiliser les projets de transition par rapport à leur alternative fossile, il faudrait un signal-prix carbone beaucoup plus élevé et sur une assiette plus large que les dispositifs actuels.

La taxe carbone en France ne concerne que les énergies fossiles et son niveau est à 45 euros la tonne de CO2. Sur le marché européen EU-ETS, les quotas ne concernent que les seules énergies fossiles et le prix de la tonne de CO2 est aujourd’hui d’environ 70 euros. Cependant, si le signal-prix était le seul outil mobilisé, le prix recommandé serait très élevé[10]. En France la commission officielle présidée par Alain Quinet a évalué en 2019 le prix du carbone à implémenter, en l’absence d’autres mesures à 250 euros à l’horizon 2030[11] ; ce chiffre est en cours de réévaluation par une nouvelle commission lancée en 2024.Ce niveau serait clairement inacceptable socialement. Par ailleurs, cet outil ne répond pas à la seconde limite identifiée par le SGCPE : celle de la capacité des acteurs à agir (qui concernent des actions permettant de réduire les émissions de CO2 de 124 Mt sur l’objectif de 180 d’ici 2030 ; sur ces 124 Mt , 56 correspondent à des actions rentables et 68 à des actions non rentables).

Cadre d’analyse pour les financements de la planification écologique – SGPE DOCUMENT PROVISOIRE (22/12/2024) – page 8

Cadre d’analyse pour les financements de la planification écologique – SGPE DOCUMENT PROVISOIRE (22/12/2024) – page 9

2. Quelles mesures de politique publique ? Et quelles conséquences pour les budgets publics ?

On vient de voir que les objectifs de la SNBC ne seront pas atteints « spontanément » avec les mesures prises et déployées à ce jour.

Que faire en plus ?

En théorie, la boite à outils est bien connue : taxes et assimilées[12], interdictions, normes et réglementations[13], aides publiques[14]. Pour le secteur privé, ces outils visent à augmenter le coût de l’alternative polluante, les revenus de l’alternative verte ou à « passer » le surcoût aux acteurs économiques en capacité de les absorber. Il faut ajouter à cette classification les investissements publics (dans les transports[15], l’urbanisme et les bâtiments principalement). Le SGPE a décliné cet arsenal précisément par secteurs.

In fine, il ressort de cette analyse qu’il serait nécessaire d’ajouter une série de mesures complémentaires au dispositif actuel. En voici quelques-unes à titre d’exemples :

  • une augmentation et une généralisation de la fiscalité carbone, l’introduction d’un malus sur le poids des véhicules ;
  • des interdictions accrues (par exemple des nouvelles chaudières gaz en application de la directive européenne) ;
  • des réglementations renforcées
  • des sanctions renforcées en cas de non-respect des réglementations.

Ce n’est donc en aucun cas le moment de relâcher l’effort et de croire que nous sommes tous assommés de contraintes administratives au nom d’une lubie environnementale. La rationalité la plus solide nous informe bien au contraire de la nécessité d’accélérer la transformation de nos économies et que cela ne pourra se faire par la vertu des acteurs économiques, puisque cette transformation est majoritairement contraire à leur intérêt immédiat (mais évidemment pas leur intérêt à long terme).

Même en ayant recours à un durcissement réglementaire et normatif, les finances publiques seraient sollicitées en plus des dépenses actuelles, à la fois pour les investissements publics et pour les aides complémentaires nécessaires pour accompagner les agents économiques qui ne sont pas en capacité de faire par eux-mêmes. Il n’est pas facile d’estimer précisément ce besoin complémentaire mais il est probablement de l’ordre de la moitié de l’effort total (50 milliards par an à horizon 2030)[16], et ceci sans tenir compte des dépenses publiques à envisager dans les deux domaines de la lutte contre l’effondrement de la biodiversité et l’adaptation au changement climatique.

Conclusion

La transition écologique ne peut pas se faire sans renforcement des réglementations, des taxes et sans augmentation des dépenses publiques. C’est cela ou accepter des coûts futurs de plus en plus insupportables à moyen terme. La priorité mise sur la réduction du déficit budgétaire à court terme dans les grands pays européens est non seulement absurde au plan économique[17], en aggravant une situation de récession européenne, dangereuse au plan géopolitique (comme l’a montré le rapport Draghi) mais criminelle à moyen terme si elle conduit à réduire notre effort de lutte contre le changement climatique et l’érosion de la biodiversité.

Alain Grandjean et Marion Cohen

Les auteurs remercient Léa Boudet pour sa relecture du présent article. Les propos tenus ne l’engagent cependant en rien.


Notes

[1] Sont exclus de l’analyse (voir page 6) : 1/ le développement d’usines de production des équipements nécessaires à la transition (batteries, électrolyseurs, bioraffineries…) ces investissements étant considérés comme relevant le plus souvent de logiques de souveraineté voire de réduction de l’empreinte carbone (mais pas des émissions) et 2/ les leviers non-carbone, (adaptation, biodiversité) essentiels à une transition juste et réussie, qui n’ont pas encore été analysés (les travaux sont en cours).

[2] La SNBC est la feuille de route de la France vers la neutralité carbone en 2050. La première version a été publiée en 2015 et la seconde en 2020. La troisième version a fait l’objet d’une concertation fin 2024 mais n’est pas encore publiée officiellement début 2025.

[3] Le Taux de Retour sur Investissement est un indicateur de rentabilité fondée sur la comparaison du cout d’investissement initial et des revenus nets futurs de cet investissement. Plus de détails dans la fiche sur le taux d’actualisation de la plateforme The Other Economy.

[4] TCO = total cost of ownership. C’est le cout de possession par exemple d’un véhicule intégrant son cout d’achat, ses coûts de maintenance, d’exploitation (l’énergie utilisée) et d’assurance. On peut déduire la valeur résiduelle du véhicule le cas échéant

[5] Une étude récente d’Adrien Bilal et Diego R. Kanzig de Northwestern évalue les dommages engendrés par une hausse de température de 3°C par rapport à la période pré-industrielle à 46% du PIB. Même si les estimations de ces dommages sont sujettes à caution, la conclusion que Nicholas Stern a été le premier à établir en 2006 est évidente : le cout de l’inaction face au changement climatique sera (et est déjà) très largement supérieur au cout de l’action.

[6] Voir l’article d’Antonin Pottier, « La France, c’est 1 % des émissions mondiales » : pourquoi il faut en finir avec cet argument absurde, La Tribune (01/10/23).

[7] Le SGPE emploie le terme levier et en a identifié et évalué une petite trentaine (voir  le graphique ci-après).

[8] Bien sûr discutables car ils dépendent d’une série d’hypothèses technico économiques comme le prix sur la période du gaz et du pétrole.

[9] Les politiques publiques en matière de transition sont loin d’être inexistantes (voir les rapports du haut conseil pour le climat) , elles sont d’ailleurs déjà l’objet de contestations et l’ambiance politique est aujourd’hui plus à la régression en la matière qu’à la progression…

[10] La commission Quinet a évalué en 2019 le prix du carbone à implémenter, en l’absence d’autres mesures à 250 euros à l’horizon 2030 et ce chiffre est en cours de réévaluation par une commission lancée en 2024).

[11] Une étude récente d’Adrien Bilal et Diego R. Kanzig de Northwestern évalue les dommages engendrés par une hausse de température de 3°C par rapport à la période pré-industrielle à 46% du PIB, soit un cout mondial de la tonne de CO2 évitée de 1367 dollars, tout en indiquant que ce coût peut être plus faible pour un pays donné.

[12] Par exemple : la taxe carbone, le marché ETS, la taxe incitative relative à l’utilisation d’énergie renouvelable dans le transport, les éco-contributions, les malus sur les voitures polluantes,  es Certificats d’Energie…) ; mais aussi la tarification (de l’électricité ou de son transport).

[13] En agriculture la famille des normes dites BCAE, la réglementation RE2020 dans le bâtiment, le label bas-carbone, le Dispositif Éco Énergie Tertiaire (dit « décret tertiaire ») dans le bâtiment tertiaire.

[14] Par exemple, l’aide à la rénovation (Ma Prime Rénov), les paiements pour service écosystémique, les écorégimes, les aides au renouvellement forestier, le fonds chaleur pour les réseaux de chaleur, l’aide à la décarbonation des gros sites (France 2030, contrat carbone pour différence).

[15] Les infrastructures ferrées ou électrifiées et les aides au report modal.

[16] Cet ordre de grandeur est conforme à celui retenu dans le rapport Pisany-Ferry Mafouz qui estime un besoin de 34 Md€ d’investissements public sur un total d’investissements nets de 67 Md€ en 2030.

[17] Voir les tribunes que nous avons écrites avec Ollivier Bodin Trajectoires budgétaires : prendre en compte les défis européens, Les Echos (15/09/24) et L’excès de zèle budgétaires, l’erreur fatale de Michel Barnier, Les Echos, (11/12/24)

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