La politique monétaire fait partie des réponses à la crise économique et financière que nous vivons. Nous avons par exemple proposé un abandon partiel par la Banque centrale des dettes publiques qu’elle détient. Pour comprendre l’éventail des possibilités et en discuter, la compréhension des mécanismes de base est essentielle et c’est pour cela que nous les avons rappelés dans notre livre « La monnaie écologique » publié récemment aux éditions Odile Jacob. Pour autant ils sont encore l’objet de débats parfois âpres. Le 11 mars dernier, Slate a publié un article très pertinent sur notre livre . Il a donné la parole à l’économiste Henri Sterdyniak, qui nous attaque sans ménagement (nous savons qu’il a toujours été hostile aux idées que nous portons en la matière); nous avons demandé un droit de réponse, mais l’actualité n’a pas permis de l’obtenir. Nous répondons donc ici en espérant ainsi éclairer le lecteur.
Réponse à Henri Sterdyniak
Dans cet article intitulé « La politique monétaire peut-elle servir la transition écologique ? », le journaliste Nidal Taibi reprend un fait essentiel que nous démontrons dans le livre mais qui est connu depuis longtemps, à savoir que nous avons libéré la monnaie de la contrainte matérielle des métaux précieux mais nous lui avons attaché un autre boulet au pied, celui de l’endettement qui accompagne sa création. Nous formulons donc une proposition radicale : introduire de la monnaie libre (sans endettement associé) dans le système, afin de rompre ce cercle vicieux. Un seul acteur peut le faire : la banque centrale. Mais il lui faut une légitimité politique, et même démocratique, pour le faire.
Pour Henri Sterdyniak, membre des Économistes atterrés et interrogé dans l’article, une telle proposition n’est rien moins que « stupide ». Il déclare ainsi : « L’idée d’une monnaie libre sans endettement est stupide. Et n’a aucun rapport avec la transition écologique. ». Puisque la charge n’est pas mesurée et n’offre aucune prise à la discussion, nous ne prendrons pas de gants non plus. D’abord en affirmant que M. Sterdyniak, dont on apprécie par ailleurs les positions en matière de défense de l’assurance-chômage, ne comprend visiblement pas grand-chose aux mécanismes monétaires. Il affirme ainsi que « La BCE a des ressources limitées en temps ordinaire. Elle n’a pas vocation à financer les dettes publiques, ni les investissements publics. ». Dire qu’une banque centrale, qui est à l’origine de toute liquidité et qui peut alourdir indéfiniment son bilan, a des ressources limitées est une profonde erreur. Est-ce que la FED, par exemple, qui vient de mettre plus de 1 000 milliards de dollars sur la table en seulement deux jours (12 et 13 mars) pour calmer la crise financière et éviter une crise de liquidités témoigne de « ressources limitées » ? Comme cela fait 10 ans que les Banques centrales mobilisent des ressources massives n‘est-ce à dire que l’extraordinaire est devenu ordinaire ?
Soyons bien clairs : il n’y a absolument aucune limite à l’action des banques centrales, sauf celles qu’elle décide de s’imposer ou que des traités ou des lois lui imposent. Ce n’est donc pas une question économique mais une question institutionnelle. Quand M. Sterdyniak nous dit que la BCE n’a pas vocation à financer les dettes publiques ou les investissements publics, c’est son opinion qui renvoie au cadre institutionnel fixé par les traités européens, qu’il ne semble visiblement pas vouloir remettre en cause en matière monétaire. Mais il est tout à fait possible d’avoir une autre opinion et de penser que la monnaie est un bien commun et qu’il n y a donc aucune aberration, bien au contraire, à ce que la monnaie puisse servir l’intérêt général à travers l’investissement public. C’est d’ailleurs pour cela que nous proposons une révision ciblée des traités en la matière. Pour un économiste « atterré » il est quand même regrettable que M. Sterdyniak ne soit en rien atterré par les dispositions européennes en matière monétaire qui ont soustrait toute politique monétaire à l’espace de la délibération collective…Il n’est d’ailleurs pas suivi par ses collègues sur cette question si on lit le collectif qu’ils ont signé, sans lui : La Monnaie – Un enjeu politique. (Points 2018)
Henri Sterdyniak renvoie le financement de la transition écologique entièrement à l’effort budgétaire. Dans notre livre, nous plaidons aussi en faveur d’une action budgétaire. Nous rappelons les propositions faites dans le livre Agir sans attendre (Alain Grandjean, Kevin Puisieux, Marion Cohen), Editions Les liens qui libèrent, 2019) en matière de calcul du déficit public et allons plus loin, notamment en proposant une annulation ciblée de dettes en échange d’investissements des Etats dans la transition écologique. Mais le monétaire et le budgétaire peuvent et doivent agir de concert ! Le monétaire vient en renfort du budgétaire.
Henri Sterdyniak ajoute : « je ne vois pas ce que serait l’injection ciblée d’une monnaie libre. Surtout dans le cas de la transition écologique. Si l’État finance des investissements verts, il crée de la dette publique (ce qui peut être souhaitable), il s’endette donc et la dette ainsi créée doit trouver des détenteurs. En aucun cas n’apparaît de monnaie libre. ». Or, que l’État s’endette davantage ne s’oppose en rien à ce que des mécanismes de création monétaire ciblés voient également le jour, bien au contraire. En effet, il n’aura pas échappé à M. Sterdyniak que les États ne veulent pas investir et que l’investissement public est tombé au plus bas. Évidemment les États ont tort de ne pas s’endetter davantage, surtout dans un contexte où le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, mais cela demeure un fait. Ils s’abritent d’ailleurs derrière le poids de la dette pour justifier cela. En disant cela, on comprend évidemment tout l’intérêt d’avoir un mécanisme d’investissement et de création monétaire sans dette associée. Cela permet de rompre le cercle vicieux qui lie monnaie et endettement. Injecter de la monnaie libre constitue même un puissant moyen de désendettement des acteurs publics et privés ! Ce mécanisme devra être ciblé, limité, discuté démocratiquement, mais il offre une solution radicalement innovante pour repenser notre manière de financer l’État et de gérer la monnaie comme un bien commun.
C’est aussi à des solutions de ce type que réfléchissent par exemple Jézabel Couppey-Soubeyran et Thomas Renault lorsqu’ils proposent un drone monétaire financé par la BCE. D’anciens gouverneurs de banque centrale qui ont rejoint Blackrock ont récemment fait une proposition de financement directe de la Banque Centrale, ce qui a été discuté très sérieusement dans le monde académique, mais, contrairement à la nôtre et à celle de Jézabel Couppey-Soubeyran, toute entière tournée vers le profit des marchés financiers. Rajoutons également que la Modern monetary theory (MMT) s’impose de plus en plus dans le débat économique aux Etats-Unis avec des idées proches des nôtres sur le plan monétaire. Disons enfin que si la crainte de M. Sterdyniak est une raison de technique comptable, alors il suffirait d’imaginer des prêts à maturité extrêmement longue (50 ans ou plus) et à taux nul, ce qui reviendrait quasiment au même que de créer de la monnaie libre d’endettement.
Sur tous ces mécanismes, il nous apparaît que Henri Sterdyniak est hors-sujet. Nous le laisserons à son enfermement. Nul doute qu’il appartient à cette vieille génération d’économistes keynésiens qui ne jurent que par la dépense budgétaire et qui ne se sont jamais posés la question du financement monétaire, contrairement à Keynes lui-même qui, surtout dans le Traité de la monnaie de 1923, reprend en grande partie les thèses de Knapp, lesquelles influencent aujourd’hui la MMT.
Ce que nous défendons pour notre part, c’est l’idée que la politique monétaire est essentielle pour dégager des ressources et venir en renfort de la politique budgétaire, et que ceci doit ensuite évidemment se décliner dans des politiques industrielle, fiscale et commerciale adéquates. Il reste beaucoup à faire pour convaincre du bien-fondé et de la nécessité de l’utilisation de l’arme monétaire, avec une monnaie qui soit perçue comme un bien commun et gérée comme tel. Ce combat est essentiel face à la pensée unique.
Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean
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