Dans un contexte de vive controverse sur l’annulation de la dette COVID19, Jean-Michel Servet analyse et répond dans ce post invité aux arguments d’un opposant à cette solution. Cet article a été publié une première fois dans la revue du Mauss.
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Un article du journaliste Romaric Godin publié le 21 janvier 2021 sur le site de Médiapart intitulé « Annulation de la dette publique: la pomme de discorde des économistes hétérodoxes » a analysé avec finesse les conflits théoriques sous-jacents à la question de la dette de la Covid-19. Il a souligné la multiplicité des points de vue au sein des économistes critiques et le croisement de leurs divers arguments. Évidemment, les divergences sont encore plus fortes au sein de l’ensemble des économistes. C’est ce qu’illustre la publication simultanée par le quotidien Le Monde dans son édition du 22 janvier 2021 de huit tribunes présentant différents arguments pour résoudre la dette de la Covid-19. Parmi celles-ci, l’une ayant pour titre : « L’annulation de la dette est une manœuvre opportuniste et dangereuse » est particulièrement symptomatique du raisonnement des opposants à l’annulation de cette dette ou à sa transformation en dette perpétuelle. Avancer dans ce débat est d’autant plus urgent, que très rapidement on entendra de plus en plus les chantres de la fin du « quoi qu’il en coûte ».
Argumentation « anti abolitionnistes » : l’annulation de la dette, antichambre d’un cataclysme financier, monétaire et donc économique.
Cet anti abolitionniste, économiste de l’université de Bourgogne, conteste fortement toute légitimité à une annulation de la dette de la Covid-19. Il soutient que ce serait institutionnaliser une « banqueroute de l’État » et que ce serait « faire litière de tous les engagements souscrits » à l’égard de porteurs de titres publics. La crédibilité du système financier serait, affirme Christian Descamps fortement atteinte car les créanciers étrangers seraient menacés du même sort et les épargnants nationaux perdraient confiance dans la sécurité de leurs dépôts dans les banques alors que les clients leur ayant emprunté pourraient réclamer le même avantage. Et, tous ceux qui estiment dans les pays du Sud que leur dette est « illégitime » pourraient revendiquer le même traitement. Autrement dit l’annulation de la dette liée à la Covid serait un bien mauvais exemple. La catastrophe promise ne s’arrête pas là puisqu’il envisage que les contribuables puissent ensuite refuser de payer leurs impôts en imaginant qu’il suffit de faire tourner une nouvelle planche à monnaie pour couvrir par magie toutes les dépenses publiques. Selon lui, les finances d’un État sont de même nature que celles d’un ménage ou d’une entreprise ; ni l’un, ni l’autre ne saurait dépenser plus qu’il n’a en réserve ou qu’il peut emprunter sur les marchés financiers ou lever d’impôt pour couvrir ses dépenses. L’annulation de la dette de la Covid-19 serait donc l’antichambre d’un cataclysme pour l’organisation financière, monétaire et donc économique du pays.
Pour mettre en garde l’opinion publique, cet anti abolitionniste n’a pas hésité à livrer ce scénario digne du canular radiophonique d’Orson Wells en 1938 avec la pièce radiophonique La Guerre des mondes. Sans nul doute parce qu’il craint, comme il l’écrit, que ce projet « opportuniste » soit soutenu par des « politiciens en mal de programme ou de notoriété ». Ajoutons que, pour la forme de son propos, Christian Descamps n’a rien à envier à Henri Sterdyniak dans son blog, car le ton de l’un et de l’autre sont étonnamment agressifs à l’égard de tenants d’une annulation. Ils y sont stigmatisés dans la récente tribune du Monde comme « apprentis sorciers » et auteurs d’une « manœuvre opportuniste et dangereuse ». Il paraît difficile de penser qu’un débat scientifique puisse se dérouler sereinement et des solutions offertes à l’opinion publique avec ce genre de commentaires. La forme rappelle beaucoup celle de Pierre Cahuc et d’André Zylberberg dans Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser (2016) projetant, eux-aussi, de lutter contre la démagogie et offrir les moyens de débusquer les impostures et de sortir de l’obscurantisme. Le fond de l’article de Christian Descamps s’apparente aussi largement à l’idéologie soutenant le pamphlet de Pierre Cahuc et d’André Zylberberg.
Un constat issu de l’histoire ?
Christian Descamps légitime son propos par un recours à l’histoire. Il se situe dès le départ dans le champ de la pensée en recourant à l’autorité d’un « éminent auteur » : Jacques Rueff (1896-1978). Sa seconde référence, repoussoir celle-là, est dans l’ordre des faits avec l’exemple de la banqueroute de l’État français en 1797. Il est difficile de ne pas considérer l’une et l’autre comme « réactionnaires » ; ce qualificatif s’opposant simplement ici à celui de « progressiste » d’un point de vue social et politique.
Pour ce qui est de Rueff la chose est généralement entendue car il a été expert de Raymond Poincaré pour lequel il a préparé la dévaluation du franc en 1928 et il participé au colloque Walter Lippmann fondateur du néolibéralisme en 1938. Rueff représente une des variantes de l’orthodoxie économique et monétaire. Peut-être Christian Descamps aurait-il été mieux inspiré en relisant son ancien collègue à l’université de Dijon, Bernard Schmitt (1929-2014)[1], afin de penser la monnaie en terme de circuit et le caractère positif d’une injection monétaire pour et par une dynamique des revenus.
Pour ce qui est des émissions de papier monnaie sous la Révolution, on doit noter que jusqu’au milieu du XIX e siècle, ceux se reconnaissant comme « républicains » en ont donné une présentation assez positive ; peut-être parce qu’elles étaient encore comprises comme ayant été nécessaires à la décomposition de l’Ancien Régime ; et parce qu’elles avaient permis, grâce à une hyper inflation, de résoudre la lancinante question de la dette de la Couronne (ayant justifié la réunion des États-Généraux en 1789) et de faire face à l’envahissement du pays par des troupes coalisées. Mais on peut constater que les Républicains ont généralement soutenu aussi, et peut être pour des raisons analogues, l’émission des billets de la banque Law sous la Régence. L’histoire des idées économiques et financières est parfois plus complexe que l’utilisation qui en est souvent rapidement faite. Elle renvoie à des idées politiques ; ce qui peut s’appliquer aussi à l’actuel conflit autour de la dette de la Covid-19… Il ne s’agit jamais uniquement de résoudre un problème purement technique. Les assignats et les mandats territoriaux[2] avaient pour base les biens confisqués à la Couronne, aux émigrés et à l’Église. D’ailleurs, en soutenant que toute dette doit être remboursée et en citant « la banqueroute du Directoire », Christian Descamps ne se range-t-il pas implicitement du côté du camp de la Restauration et ceux qui ont permis l’indemnisation d’une autre dette, celle à l’égard des émigrés pour un milliard de francs en 1825… une décision très impopulaire ayant précipité l’expulsion du dernier des Bourbons du trône de France ? Pense-t-il vraiment, si l’on reprend cet exemple, que toute dette doit être remboursée ?
Pourquoi l’État, plus que les autres agents, pourrait-il seul payer au-delà de ses ressources ?
Reprenons maintenant les éléments centraux de son opposition à l’annulation de la dette de la Covid-19. Dans sa tribune, en stigmatisant toute annulation de dette, Christian Descamps se demande « Pourquoi tous les créanciers ne feraient pas de même. C’est mystère ». C’est effectivement « mystère » parce qu’en l’affirmant il confond deux types de dettes. Celles déjà mises sur le marché et pour lesquelles l’annulation pourraient effectivement mettre en péril notamment l’équilibre de caisses d’assurance et de retraite. Et les nouvelles se trouvant jusqu’ici au bilan des Banques centrales. Ce sont elles qui doivent être traitées en urgence et certains financiers affirment la nécessité de les autonomiser.
Alors pourquoi serait-ce « faire litière des engagements souscrits à l’égard des porteurs » pour les créances qui figurent au bilan d’une Banque centrale ? Christian Descamps n’indique pas vis-à-vis de qui ces nouvelles dettes publiques sont redevables. Il affirme : « Pourquoi l’État, plus que les autres agents, pourrait-il seul payer au-delà de ses ressources ». Il fait fi ici de ce qu’a pu être l’apport de Keynes au XX e siècle (dont son collègue Bernard Schmitt s’était beaucoup inspiré) et du modèle de reconstruction des économies après 1945 par le « circuit du Trésor ». Si l’émission d’une monnaie publique est une dette de la société via les Banques centrales, quand celles-ci sont des institutions publiques, n’est-ce pas aussi un crédit de la société vis-à-vis d’elle-même ? Comme on l’a souligné dans « Les dépenses publiques. Quoi qu’il en coûte ? », les citoyens débiteurs se trouvent donc être réciproquement les citoyens créanciers… pour autant que ces dettes n’aient pas été vendues sur les marchés financiers. Cette dette de la Covid n’a rien d’« illégitime » puisqu’elle a répondu au contraire à une utilité publique. Personne ne serait « grugé » et la proposition d’annulation de ces dettes n’est pas « d’institutionnaliser la banqueroute ». En effet, l’abolition ne concernerait que les dettes publiques détenues par la BCE par exemple et non pas celles détenues par des épargnants européens ou étrangers, le supposé fardeau de l’annulation ne serait donc transféré sur quiconque puisque le passif de la Banque centrale n’est exigible par personne. Ainsi il est impossible que cette annulation déclenche un « défaut souverain », c’est-à-dire le constat d’une incapacité de rembourser. À l’inverse, elle pourrait même renforcer la confiance dans la monnaie et la crédibilité dans la Banque centrale car la solvabilité des États bénéficiaires peut être renforcée par une réduction de dette. Cela dit il est possible de s’interroger sur la nécessité de changer de vocabulaire pour ne plus parler d’annulation mais de façon positive de … résolution[3] de la dette
Ajoutons que des propositions sont aussi faites pour la transformation de la dette Covid en dette perpétuelle ; une pratique ayant déjà existé en Angleterre au milieu du XVIII e siècle, comme le rappelle par exemple le financier George Soros dans une autre tribune publié le même jour dans Le Monde sous le titre : « Les obligations perpétuelles pourraient se révéler très utiles pour l’Europe ».
Enfin, il est même possible de considérer que les dettes Covid-19 conservées à la Banque centrale puissent constituer un élément crucial d’une refondation sociale et politique. Comme l’a été la constitution de la Banque d’Angleterre dans le contexte de la Révolution anglaise de 1688-1689[4]. Comme l’a été le « Legal Tender Act » du président Abraham Lincoln, voté en février 1862 et qui, dans le contexte de la guerre de Sécession, a autorisé le gouvernement des États-Unis à émettre des billets (en l’occurrence le billet vert) sans pour autant les gager sur un stock d’or ou d’argent. On pourra aussi évoquer l’allégement de la dette allemande en 1953 vis-à-vis des pays créanciers comme élément ayant renforcé la jeune République fédérale et aussi sans doute de sa défense actuelle d’une forte orthodoxie monétaire au sein de la zone Euro.
Un impôt progressif sur le patrimoine et les successions serait-il suffisant pour régler le problème de la dette Covid 19 ?
Mais alors qu’il se présente comme un ardent défenseur des supposés détenteurs de dettes publiques, comme il lui faut trouver une source pour rembourser ces dettes, Christian Descamps propose la solution d’un impôt progressif sur le patrimoine et les successions. On peut en effet penser que davantage de justice fiscale est plus que jamais une nécessité, ainsi que l’affirment aussi dans leur tribune du même jour Anne-Laure Delatte, Benjamin Lemoine sous le titre « Le débat sur la dette doit provoquer une réflexion publique sur les gagnants et les perdants du Covid-19 ». Toutefois au vu des réactions suscitées en France à l’encontre de l’impôt de solidarité sur la fortune et de ses avatars depuis les années 1980, on peut aussi se demander comment sa proposition sera accueillie par ceux et celles qu’il prétend protéger d’une annulation/résolution de dettes… ; qui, comme on l’a vu, en l’occurrence ne toucherait en fait personne. Le risque, qu’il n’évoque d’ailleurs pas, pourrait être l’inflation ; la hausse des prix vu l’évolution des prix relatifs pouvant être considérée comme une guerre sociale. Mais rares sont les économistes qui y croient dans le contexte actuel.
L’affirmation forte parmi les anti abolitionnistes que l’État ne doit pas avoir de privilèges par rapport aux ménages et aux entreprises pourrait d’ailleurs se retourner contre les opposants à l’annulation de toute dette publique. Dans le contexte, beaucoup des dépenses publiques ne sont pas des investissements mais servent sous des formes variées à fournir du revenu aux uns et aux autres. Pourquoi, selon le même adage du toute dette doit être remboursée et selon les vertus qu’ils accordent à la dette, les anti abolitionnistes ne proposent-ils pas des prêts aux entreprises et aux ménages plutôt qu’une dépense publique qui occasionne cette dette ? L’État ne serait plus alors en matière d’endettement qu’un intermédiaire financier entre la Banque centrale et les bénéficiaires des mesures prises. Il détiendrait ainsi autant de dettes qu’il aurait de créances. Le taux d’intérêt devrait dans ce cas inclure le risque de non remboursement de ces prêts (ce qui ferait que, même nul, la charge du remboursement resterait sans nul doute positive). L’État serait ainsi, comme les anti abolitionnistes le souhaitent, géré à la manière toute entreprise selon les principes de la comptabilité en partie double. On pourrait même suggérer que l’État ne fasse que garantir ces crédits qui seraient ouverts par les banques commerciales…
Un problème essentiel de la situation du système financier actuel, à l’origine de taux d’intérêt de plus en plus bas, est la surabondance de liquidités. La faiblesse de l’imposition suggérée par Christian Descamps et le fait qu’elle ne les cible pas explicitement ne peuvent pas y apporter une réponse efficace. Il prétend que l’impôt qu’il propose ne provoquerait pas de « désordres macroéconomiques ». Or si une ponction sur les liquidités devenait suffisamment importante et atteignait leur surabondance, elle pourrait alors provoquer notamment une chute du cours des obligations et des actions et un relèvement du niveau des taux d’intérêt, avec un risque élevé d’effondrement du système financier. Une augmentation d’un impôt sur le patrimoine et les successions serait bien insuffisante pour y faire face et pour résorber les dettes publiques, mais aussi privées liées à la Covid-19. Et elle apparaît incapable de répondre simultanément à la hauteur des besoins de l’autre défi contemporain : le financement public (mais aussi privé) de la transition écologique. Sans une annulation de la dette de la Covid-19 ou sa transformation en dette perpétuelle, comment évitera-t-on le retour de politiques conservatrices justifiant l’austérité par un « il faut rembourser la dette » ? Mais peut-être est-ce un élément de l’agenda caché de nombreux anti abolitionnistes. Et alors comment pourra-t-on couvrir les dépenses publiques pour la transition écologique et pour la satisfaction des besoins sociaux du plus grand nombre ?
Jean-Michel Servet, Professeur honoraire d’études du développement à l’Institut des Hautes Études Internationales et du Développement de Genève