Idéologie, macroéconomie, investissements publics et règles budgétaires

Depuis le traité de Maastricht (1992), les règles visant à faire respecter une discipline budgétaire aux États membres se trouvent au cœur de la gouvernance économique européenne. A l’issue de plus de quatre ans de travaux, le processus de révision de ces règles vient enfin d’aboutir[1]. Malheureusement, la logique préexistante donnant la prééminence aux deux indicateurs fixés il y a plus de trente ans (déficit public < 3% de PIB et dette publique < 60% du PIB) n’a pas été remise en cause. La plupart des critiques qui avaient été formulées au début du processus de révision, n’ont pas été adressées. En particulier, les nouvelles règles resteront un frein aux investissements européens, notamment ceux dans la transition écologique. C’est ce qui ressort d’une récente étude de la Commission européenne selon laquelle les investissements publics seraient défavorables à la soutenabilité de la dette. Dans ce post, Ollivier Bodin, fondateur de l’ONG Greentervention, nous présente les principales conclusions de cette étude et nous montre à quel point elles dépendent des hypothèses pour le moins contestables qui ont été posées en entrée.

“We find , however, that economists whose main area of research is macroeconomics, public economics, international economics and financial economics are among those with the largest ideological bias.”

M. Javdani et H-J. Chang, Who said or what said ? Estimating ideological bias in views among economists, 2023, Cambridge Journal of Economics, 47, 309-339

La DG Économie et Finances (DG ECFIN) de la Commission européenne vient de publier « Les implications des investissements publics sur la soutenabilité de la dette”. La date de cette publication n’est évidemment pas fortuite. Elle intervient au moment où les nouvelles règles budgétaires du Pacte de stabilité entrent en vigueur. Le titre n’est pas fortuit non plus. Alors qu’au début du processus de consultation, l’une des critiques adressées aux règles budgétaires était leurs conséquences négatives sur l’investissement public, c’est désormais la question de l’impact des investissements sur la dette qui est posée.

Les nouvelles règles budgétaires vont imposer dans de nombreux États membres des programmes de consolidation budgétaires massifs. Les États peuvent négocier de la flexibilité. Mais ils devront montrer que le programme de réformes et d’investissement qu’ils doivent soumettre avant le 20 septembre est compatible avec les objectifs de la réduction du ratio dette sur PIB et de déficit imposés par les nouvelles règles. Les pays qui ne respectent pas une des deux limites fixées respectivement au ratio dette / PIB (60%) ou au déficit budgétaire (3% du PIB) reçoivent de la Commission avant le 20 juin une trajectoire budgétaire « de référence » qui doit leur servir à orienter leur propre programme.

1. En adoptant « les hypothèses macroéconomiques habituelles », les investissements conduisent à une augmentation du ratio dette/PIB

Le message principal relayé par la DG ECFIN dans l’annonce de sa publication est que les investissements même s’ils augmentent la productivité ne s’autofinancent pas

« En l’absence d’ajustements budgétaires compensatoires[2] par le biais du solde budgétaire primaire (c’est-à-dire le solde hors intérêts), une augmentation temporaire de l’investissement public implique une augmentation durable du ratio dette/PIB. »

Dans le texte même de la publication, il est cependant spécifié que ceci vaut « sous les hypothèses habituelles ».

Une lecture attentive de la publication et une attention aux « hypothèses habituelles » conduisent cependant à relativiser la validité de l’énoncé. Il apparait que ces hypothèses comportent leur lot d’arbitraire et d’incertitudes et masquent souvent des choix politiques. Il ne s’agira pas ici de faire une discussion complète des hypothèses sous-jacentes au modèle utilisé, mais de pointer le doigt sur celles qui semblent les plus importantes pour le résultat tout en étant contestables et contestées.

Pour l’essentiel, il s’agit des hypothèses sur le coût de financement de la dette publique dans le long terme, sur la croissance tendancielle du PIB et sur les réactions de la politique monétaire à une demande accrue. Une discussion de ces hypothèses suggère la possibilité de choix portant respectivement sur un accès à des financements privilégiés de la banque centrale pour des investissements publics, notamment verts, sur les objectifs fixés en matière d’emplois et sur les objectifs de la politique monétaire.

Pour plus de détails voir partie 3.

2. Des règles budgétaires mal conçues et particulièrement inadaptées aux circonstances actuelles  

La publication de la DG ECFIN souligne dans ses conclusions P. 20 deux autres limites de l’approche qui méritent d’être citées in extenso (traduction de l’auteur) car elles constituent en soi une critique sévère des règles budgétaires en vigueur dont la focale n’est que le niveau de la dette:

« Le fait que les investissements publics doivent être financés par des excédents primaires ultérieurs ne diminue en rien leur capacité à améliorer le bien-être de la société. Cela pourrait être particulièrement vrai pour les investissements qui facilitent la transition verte et contribuent à éviter les scénarios climatiques extrêmes. Si le rendement futur des investissements productifs en termes de production supplémentaire par heure de travail est supérieur au sacrifice de consommation et de temps de loisir qui doit être fait dans le présent pour réaliser l’investissement, la société s’en porterait mieux, même si l’investissement entraîne un coût fiscal au sens étroit du terme. L’analyse de ces implications en termes de bien-être est un domaine important pour des recherches ultérieures, dans lequel la présente publication ne s’est pas aventurée.

En outre, la comptabilisation appropriée des investissements climatiques nécessiterait un cadre différent. Nos résultats de simulation sont exprimés par rapport à un scénario d’équilibre bénin, alors que dans le cas des investissements verts, le scénario contrefactuel pertinent devrait sans doute présenter des dommages climatiques plus drastiques. Le choix d’un autre contrefactuel pourrait affecter la dynamique du modèle, et donc nos résultats, d’une manière non linéaire. Notre analyse actuelle ne peut saisir ces avantages environnementaux supplémentaires que de manière stylisée, en faisant varier la productivité du capital. »

Les conclusions que l’on peut tirer de la lecture de cette publication de la DG ECFIN rejoignent celles de notre analyse des modalités de mise en œuvre des nouvelles règles budgétaires (voir le blog et la note d’analyse, P. 9 à 10). Ces règles sont mal conçues et particulièrement mal adaptées aux circonstances actuelles. Ceci n’est pas étonnant car le modèle utilisé par la DG ECFIN dans sa publication appartient à la même classe de modèle « néo-keynésien » que celui définissant les modalités de mise en œuvre de règles budgétaires (même  s’il est plus sophistiqué dans l’appréhension du court terme et des politiques de stabilisation). L’hypothèse centrale est qu’il existe des valeurs d’équilibre sur le long terme autour desquelles le taux d’intérêt et le taux de croissance du PIB fluctuent. Les hypothèses sur la valeur de ces paramètres sont un déterminant décisif de l’évolution de la dette. Mais ces hypothèses sont contestables et contestées. En outre, le noyau dur des règles budgétaires ne prend pas en compte le fait qu’il puisse être profitable de faire des investissements même au prix d’une hausse du taux d’endettement nécessitant de dégager ultérieurement un excédent budgétaire pour couvrir les intérêts. Ni il ne prend en compte la rétroaction entre investissements climatiques et réduction des risques et coûts de scénarios catastrophiques.

La publication de la DG ECFIN porte sur un agrégat européen. Les règles budgétaires s’appliquent au niveau national mais leur mise en œuvre s’appuie sur un modèle présentant les mêmes failles. Les réflexions qui précèdent montrent que l’élaboration des plans nationaux ne peut pas être cantonnée à des discussions entre experts des administrations publiques, mais doit bénéficier d’une délibération pluridisciplinaire et incluant des points de vue divers, y compris universitaires et de la société civile. 

3. Trois « hypothèses habituelles » contestables et contestées

La publication de la DG ECFIN souligne à raison que l’une des « hypothèses habituelles » nécessaires pour valider l’énoncé est que le coût de financement de la dette publique (le taux d’intérêt à long terme) soit dans le long terme supérieur au taux de croissance tendanciel du PIB. Dans ce cas, toute détérioration même temporaire du solde budgétaire engendre un effet « boule de neige », la dette augmentant du fait des intérêts plus vite que le PIB. Cet effet doit être compensé par un excédent budgétaire supplémentaire durable.

Dans la simulation utilisée pour fonder l’énoncé, la DG ECFIN s’est rapportée aux hypothèses qu’elle utilise « habituellement » pour les projections à long terme et agréées dans des groupes de travail avec les États membres ((voir Ageing report 2024, Underlying assumptions and projection methodology, P.63-75). L’hypothèse est que le coût moyen du refinancement de la dette publique est dans le long terme égal à 2% plus le taux d’inflation auquel est assigné un objectif de 2%, soit un taux d’intérêt de 4%. Le taux de croissance du PIB en volume à long terme retenu comme hypothèse est égal à 1,2%, soit en valeur 3,2%.

 L’hypothèse sur les taux à long terme est loin de faire l’unanimité chez les économistes et va par exemple à l’encontre d’une analyse récente du FMI (FMI, Avril 2023, Perspectives de l’économie mondiale, Chapitre 2). Elle mérite en tout état de cause d’être débattue alors qu’elle a des implications majeures sur l’orientation qui est donnée aux politiques budgétaires. Par ailleurs des solutions peuvent être envisagées pour dissocier le coût du financement d’investissements publics, notamment verts, des taux d’intérêt du marché. Ceci pourrait prendre la forme d’un accès direct ou indirect à un taux privilégié des Trésors publics aux financements par la BCE.

Le calcul de la croissance tendancielle nécessite de faire des projections démographiques (y compris flux migratoires), des hypothèses sur les taux de participation à l’emploi des différentes catégories de population (par âge et sexe), sur la définition du taux de chômage correspondant au « plein emploi » et sur l’évolution de la productivité. Ces calculs ont déjà donné lieu à des débats entre les économistes de la DG ECFIN et des économistes universitaires. Des contributions récentes continuent à alimenter le débat sur la définition du « plein emploi » en montrant que cette définition est toujours associée à un choix politique.

D’autres hypothèses méritant débat sont celles sur la politique monétaire. Dans le modèle, la séquence est la suivante : la hausse des investissements publics a un premier effet inflationniste ; la politique monétaire réagit à la hausse du taux d’inflation et à l’accélération de la croissance par une hausse des taux d’intérêt à court terme; ceci renverse la poussée inflationniste tout en freinant les investissements privés (voir les graphiques P. 19 de la publication de la DG ECFIN reproduits ci-dessous). L’éviction des investissements privés et le recul de l’inflation modèrent la croissance du PIB (toujours selon le modèle) ce qui pousse à la hausse le ratio dette sur PIB : « Toutefois, à mesure que les capacités d’offre s’accroissent, des pressions à la baisse sur l’inflation se développent, inversant la hausse initiale des prix induite par la demande. Cet effet modère la hausse du PIB nominal, affaiblissant l’effet dénominateur. En outre, la politique monétaire réagit à l’inflation initiale dans la zone euro en augmentant les taux d’intérêt nominaux à court terme. » (P. 11 de la publication de la DG ECFIN- traduction de l’auteur). Beaucoup dépend donc en particulier de la validité des liens estimés entre taux d’inflation demande et offre macroéconomiques, taux d‘intérêt et investissements privés Au-delà, l’opportunité d’une politique monétaire plus accommodante est aussi en discussion (voir par exemple, la position de O. Blanchard  ou la note de l’OFCE).

Ollivier Bodin, Ancien haut fonctionnaire international, Fondateur de l’ONG Greentervention

Notes

[1] Le 30 avril 2024 les nouvelles règles budgétaires ont été promulguées au Journal Officiel de l’Union européenne. Il s’agit du Règlement 2024/1263 relatif à la surveillance budgétaire multilatérale,  du Règlement 2024/1264 sur la correction des déficits excessifs et de la Directive 2024/1265 sur le cadre budgétaire des États européens.
[2] Note de l’auteur : cela signifie en l’absence de nouvelles taxes ou de coupe dans les dépenses publiques.

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