Le financement de l’économie française (2) : les industriels et les hedge funds.

[Voir aussi Le financement de l’économie française (1)]  Ce billet poursuit l’examen des objections rencontrées au sujet de ma petite note de synthèse (dont l’essentiel a été mis en ligne par Alain Grandjean sur ce site) sur le projet de loi Moscovici de (non-)séparation bancaire actuellement discuté par la Commission des Finances de l’Assemblée.

1. La « banque PSA »

Une objection est la suivante : 

L’article (le mien) affirme que les grands groupes industriels créent en leur sein leurs propres banques afin de pouvoir accéder aux marchés sans dépendre des banques d’investissement ; il cite l’exemple de PSA. En réalité, PSA Finance, la filiale bancaire de PSA, finance les concessionnaires automobiles et les acheteurs de voitures.L’accès au marché et les besoins de financement et de couverture d’un grand groupe industriel comme PSA ne peuvent être assurés que par de grandes banques capables d’offrir une large gamme de services financiers, ce qu’aucune filiale bancaire « interne » n’est en mesure de faire.  

Rappelons d’abord les faits. Le 29 février 2012, la BCE a procédé à la seconde vague de son programme LTRO, au terme de laquelle, comme on sait, l’institut de Francfort a mis à disposition des banques européennes mille milliards d’euros au taux révisable de 1% (descendu, entre-temps, à 0,75%) sur trois ans.

Comme Alain Grandjean l’avait déjà souligné sur ce site,

Le Comité Français des Constructeurs Automobiles nous apprend qu[1]e « Cette aide s’adresse en priorité aux banques, mais les branches financières des constructeurs d’automobiles sont aussi éligibles au guichet de la BCE, bien moins onéreux que les marchés obligataires; »

 

Le point est donc le suivant : les secteurs bancaires français et allemand sont tellement défaillants à l’égard de grands groupes industriels comme PSA, Renault ou Volkswagen que ceux-ci se déclarent candidats à un refinancement non pas par le marché, mais par la BCE. Comment prétendre, dans ces conditions, que seules « de grandes banques capables d’offrir une large gamme de services financiers » peuvent rendre les services dont les grands groupes ont besoin ? Et, plus fondamentalement, si les grandes banques rendent déjà tous les services nécessaires, pourquoi les grands groupes industriels éprouvent-ils le besoin de créer leur propre banque ? Dans le cas de Siemens, par exemple, la motivation est très vraisemblablement de permettre au groupe industriel d’avoir accès directement au refinancement de la BCE en cas de faillites bancaires en série. En Angleterre, la grande distribution (Tesco, Marks & Spencer) développe des banques de détail pour prendre des parts de marché aux banques traditionnelles, avec le soutien des autorités qui leur distribuent des licences sans sourciller (alors que le sujet est tabou en France), conscientes de la nécessité de libérer l’industrie du carcan où l’enferment les « grandes banques » existantes.

 

Il va sans dire que je ne plaide pas pour que des opérations analogues à celle menée par PSA et d’autres deviennent autre chose que des exceptions. Il serait hautement préférable que les industriels puissent externaliser leurs opérations de financement auprès d’une banque. Mais, et ceci nous reconduit tout droit au sujet de la séparation bancaire, si les « grandes banques mixtes » sont défaillantes, c’est parce qu’il est beaucoup plus lucratif, pour elles, de mettre leurs fonds propres et leurs liquidités au service d’opérations de marché (en particulier d’opérations directionnelles, donc spéculatives, comme en témoigne le montant de leurs stocks d’actifs) qu’au service de l’industrie, y compris des plus grands groupes industriels.

Une dernière remarque : pour un industriel, se financer sur le marché peut prendre des formes multiples :  augmentation de capital, emprunt obligataire,  prêt –  avec ou sans collatéraux -, mais aussi émission directe de papier commercial… La taille de la banque appelée pour être conseil / leader sur chaque type d’opération de financement est loin d’être « le » critère de décision. L’expertise technique et l’agilité dans l’exécution sont beaucoup plus importantes, dès lors qu’il n’est pas demandé à la banque de mobiliser son propre capital pour garantir le succès de l’opération de financement (en se substituant au marché le temps du placement). L’objection consistant à faire valoir que la taille des mégabanques françaises too big to fail est rendue nécessaire par le service qu’elles rendent à nos grands groupes industriels n’a rigoureusement aucun sens.

 

2. Les hedge funds

 

Le point de discussion suivant porte sur le financement des fonds spéculatifs. En effet, le projet de loi prétend bien les limiter mais ce qu’il interdit d’une main, il l’autorise de l’autre. En effet, ne sont prohibés que les prêts non sécurisés aux hedge funds. Or les banques n’ont pas attendu M. Moscovici pour sécuriser leurs prêts aux hedge funds, de sorte que les prêts non-sécurisés ne concernent qu’une portion infime des transactions entre banques et fonds spéculatifs –sans doute moins de 5%.

S’ils s’en accomodent, c’est que certains défenseurs du projet de loi en l’état estiment que les fonds spéculatifs sont appelés à jouer un rôle déterminant dans le financement de l’économie française. Il en irait ainsi, primo, du financement de la dette publique française. C’est la position défendue par Karine Berger, rapporteure du projet de loi,  lors de l’audition du lundi 28 janvier. J’ai eu la surprise d’apprendre que la députée PS des Hautes-Alpes compte essentiellement sur les hedge funds pour financer le budget de l’Etat français. Rappelons qu’en effet, 66% de notre dette souveraine sont détenus par des non-résidents. De ce point de vue, la France est particulièrement exposée aux humeurs des marchés, là où le Japon et l’Italie, par exemple, sont en bien meilleure posture. Plus de 90% de la dette publique nippone sont détenus par des Japonais et plus de 60% de la dette italienne est entre les mains des Italiens. Chez nous, une part non-négligeable de notre dette peut avoir été souscrite par des fonds spéculatifs. Par une bizarrerie du droit français qu’il serait urgent de corriger, l’organisme privé chargé de centraliser les ventes de la dette française, Euroclear France, n’est pas tenu de rendre publique l’identité des créanciers de la France. De sorte que nous en sommes réduits à des conjectures et des approximations. Une incertitude qui paralyse l’action publique.

Est-ce une raison pour s’en féliciter et estimer qu’il convient de continuer à faire dépendre le financement de notre pays du bon vouloir des fonds spéculatifs ? Ce serait une attitude  irresponsable. La dette publique grecque a été très largement souscrite par ces fonds. Nous en avons vu ce qu’il en a résulté. La leçon grecque n’a-t-elle donc pas été méditée ?  L’épargne nationale annuelle représente 200 milliards d’euros. Un emprunt national permettrait d’éloigner l’épée de Damoclès des fonds spéculatifs sur le budget de notre Etat. Souscrire à cet emprunt, dans la mesure où il s’agit d’un effort de solidarité nationale avec les générations futures, pourrait être en partie défiscalisé. Quoi qu’il en soit, on voit mal en quoi continuer de faire dépendre le financement de la France par des hedge funds consistuerait une politique économique d’avenir…

 

La seconde justification parfois invoquée pour rendre compte de la bienveillance du projet Moscovici à l’égard des fonds spéculatifs est la suivante : ces derniers seraient essentiels au financement de l’économie française privée. Il en irait ainsi des obligations convertibles émises par les PME/PMI françaises, dont une fraction importante serait fnancée par ces fonds. Ainsi lit-on dans la contre-note rédigée en vue de réfuter ma note de synthèse :

 

A titre d’exemple, on peut citer le marché des obligations convertibles – indispensables notamment aux PME/PMI – sur lequel émettent des entreprises françaises avec l’aide de banques françaises. Sur ce marché les hedge funds peuvent représenter jusqu’à 60 voir 80 % de la demande et sont donc incontournables pour permettre le placement du titres dans les meilleures conditions dans l’intérêt de l’entreprise. 

 

Justification irresponsable et peu convaincante : irresponsable parce que, de nouveau, elle revient à faire peser une menace considérable sur le financement des PME/PMI françaises. Peu convaincante, pour les raisons suivantes :

–  Ces obligations représentent moins de 500 millions d’euros (0,0002 % du PIB français). Est-ce une raison suffisante pour continuer d’autoriser les dépôts des Français à financer les activités spéculatives des fonds ?

– Il faut rappeler qu’un Fonds spéculatif (ou un fonds de private equity) n’est jamais rien d’autre qu’un intermédiaire financier. Il lève de l’argent auprès des banques, des investisseurs institutionnels, des riches particulier, et le prête moyennant une commission substantielle. Si l’on estime (à tort, mais peu importe ici) que ce sont les Fonds qui financent l’économie, alors pourquoi refuser d’interdire que nos banques financent ces mêmes Fonds ? Il y a là une erreur logique élémentaire : faut-il financer un fonds pour que celui-ci daigne financer une entreprise (ou l’Etat) ? Financer l’entreprise directement sans passer par ce montage compliqué – mais générateur de commissions – n’est-il pas plus efficace globalement ? Poser la question, c’est y répondre. Comment oser adopter ce critère de PME émettrices d’obligations convertibles comme déterminant d’une politique publique, quand  le problème numéro un de ce type d’entreprise relève avant tout du financement court terme de son fonds de roulement, compte tenu des délais de paiement à consentir à ses clients (dont les administrations de notre pays) ? C’est à une banque commerciale de proximité d’y pourvoir par concours bancaire. De nouveau, cet exemple, loin de plaider contre la scission bancaire met en lumière combien elle est nécessaire. Il est temps que nos banques (commerciales) recommencent à faire le travail qu’elles n’auraient jamais dû abandonner, plutôt que de le déléguer à des fonds qu’elles financent —le coût de l’ensemble de l’opération étant supporté, bien évidemment, par l’économie réelle.

– On a affaire, ici, à un petit jeu circulaire typique de la situation actuelle, où la finance donne l’illusion de créer de la richesse économique par le financement des PME, au profit bien réel des intermédiaires financiers (managers de hedge funds, salariés des banques d’affaires) et au détriment du contribuable, garant en dernier ressort de la solvabilté des fonds de pension, compagnies d’assurance-vie  et banques, lesquels sont tour à tour investisseurs et financeurs du secteur bancaire de l’ombre (shadow banking).

 

La « bonne » réponse à ce dysfonctionnement induit par l’effet d’aubaine des marchés financiers et du shadow banking (qui échappe à la réglementation et même au droit de regard des superviseurs des marchés) ne consiste certainement pas à ôter le financement de notre économie (publique et privée) des mains des banques pour le confier aux fonds spéculatifs. Elle consiste à réduire autant que possible cet effet d’aubaine, en scindant les banques de marché des banques de crédit-dépôt. Ou, à défaut, en obligeant les banques mixtes à filialiser toutes les activités de marché qui ne sont pas strictement indispensables à la couverture des opérations de crédit d’une banque commerciale. En veillant, enfin, à ce que toutes les opérations de prêt aux fonds spéculatifs soient obligatoirement filialisées.

Auteur :  Gael Giraud (CNRS, Centre d’Economie de la Sorbonne, Ecole d’Economie de Paris, Labex REFI (Régulation Financière))

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