Les décisions de Mario Draghi[1] ont surpris par leur vigueur : baisse des taux d’intérêt directeurs à un niveau proche de zéro, programme volontariste de relance d’achats d’actifs, annonce d’un éventuel rachat de dettes publiques. Il est clair maintenant qu’il craint l’entrée en déflation de la zone Euro[2] et qu’il fait ce qui est en son pouvoir pour l’éviter. Il continue à affirmer qu’il est nécessaire par ailleurs que les gouvernements de la zone Euro entreprennent des « réformes structurelles » (entendre réduire les dépenses publiques et libéraliser le marché du travail pour améliorer la compétitivité des entreprises) mais aussi, ce qui est plus nouveau, qu’il faut des politiques budgétaires (donc une stimulation publique de l’activité !).
Ce paquet de décisions n’a pas été pris à l’unanimité au sein du conseil de gouverneur ; le représentant de la Bundesbank[3] s’y est opposé. Les arguments sont toujours les mêmes : seule la rigueur (voire l’austérité) permettrait de faire les réformes qui ne se font pas avec une politique d’argent facile, l’inflation serait une hydre qu’il ne faut pas réveiller et … il serait préférable d’avoir une monnaie forte. Le plan Draghi a d’ailleurs en effet fait un peu baisser la parité Euro – Dollar (à moins d’1,3 dollars pour 1 euro). Certains analystes (comme ceux de Goldman Sachs) disent que l’euro pourrait baisser à un dollar (compte-tenu de la reprise américaine contrastant avec l’anémie européenne et une possible hausse des taux d’intérêt sur le dollar)
Des bilans bien dodus.
Les bilans de la Fed et de la BCE se sont considérablement alourdis depuis la crise de l’automne 2008. Celui de la BCE a cru jusqu’à 3000 milliards fin 2012 puis a maigri jusqu’à 2000 milliards et Mario Draghi semble prêt à en prendre encore pour cinq cent à mille milliards de plus. En faisant cela son premier objectif est clairement de contribuer à l’amélioration de la santé des banques.
Il leur permet de transférer des risques et d’accéder à des liquidités quasi-gratuites. On peut faire l’hypothèse que la BCE, qui doit communiquer publiquement les stress-tests de 128 banques européennes en octobre[4], après des audits assez lourds (ayant mobilisé 6000 auditeurs…), s’est rendue compte que la situation de nombre d’elles était encore très dégradée. La première banque portugaise (dont l’actif pèse la moitié du PIB portugais et finance une entreprise sur 5) n’a échappé cet été à la faillite[5] que par une injection de l’Etat portugais à hauteur de 4,4 Milliards d’euros complété par 0,5 milliard du fonds de résolution européen.
Les banques se refont aussi une santé en prêtant à des taux évidemment supérieurs au taux de refinancement, comme on le verra plus bas.
Une reprise du crédit ? Critique de la théorie du multiplicateur
En baissant encore les taux, Mario Draghi espère faire repartir le crédit bancaire. Il a d’ailleurs encore augmenté le coût des dépôts bancaires à la Banque Centrale (qui passent à 0,2%), pour inciter les banques à prêter plutôt qu’à placer leurs liquidités à son guichet. Or la reprise du crédit bancaire est la condition sine qua non de la reprise économique. Rappelons que l’économie ne croit que si le crédit « net » (flux de crédits nouveaux- remboursement de crédits – flux d’épargne) croit et que cela passe nécessairement par le crédit bancaire qui a, seul, la capacité de création de monnaie scripturale. Pour faciliter le crédit, l’arme principale de la BCE est la baisse des taux (qui sont donc maintenant quasiment nuls) avec deux effets : si elle se répercute dans la baisse des taux aux ménages, aux entreprises et à l’Etat, elle baisse leurs coûts et les encourage à emprunter. Deuxièmement, elle induirait des anticipations inflationnistes qui sont favorables aux emprunteurs.
Il y a malheureusement bien des raisons de penser que ces effets ne se produiront pas.
Tout d’abord la croyance dans le « multiplicateur monétaire » est fausse. La monnaie créée dans l’économie n’est pas un multiple constant de la monnaie centrale créée par la banque centrale. Bien des périodes de l’histoire le montrent. Pendant les dernières années c’est manifeste en Europe et aux USA. Les bilans des banques centrales ont enflé comme la grenouille de la fable mais les masses de monnaie en circulation n’ont pas suivi cette croissance exponentielle. Il s’est passé la même chose pendant la crise de 1929 comme le montre le graphique suivant[6].
Selon Steve Keen[7] :
« La monnaie injectée a gonflé les réserves inutilisées du secteur bancaire comme jamais auparavant (de 20 milliards de dollars avant la crise à 1 000 milliards après celle-ci), et les multiplicateurs monétaires, qui en réalité ne constituent rien de plus que les ratios des trois mesures de l’offre large de monnaie (M3, M2, et M1) sur la base monétaire, se sont effondrées comme jamais auparavant. Le ratio de M3 a chuté de plus de 16 à moins de 8, et a poursuivi son effondrement jusqu’à passer, en-dessous de 7 ; le ratio de M2 – le plus comparable au ratio de M1 dans les années 1920-1940 – est tombé de 9 à moins de 4 ; le plus embarrassant de tous, le ratio de M1, a chuté en-dessous de 1, atteignant un minimum à 0,78, et demeurant toujours en-dessous de 0,9 deux ans après l’injection de monnaie fiat par Bernanke (en avril 2009). »
Au niveau mondial le phénomène saute aussi aux yeux comme le montre le graphique suivant dû à Patrick Artus[8]. Le multiplicateur M2/M0 a donc été divisé par deux en ordre de grandeur sur la période 1995-2011.
Cela n’a rien d’étonnant. La théorie du multiplicateur prétend que les banques ne créent de la monnaie qu’en multipliant la monnaie centraleque leur met à disposition la banque centrale. En réalité, les banques ne font que répondre à la demande de crédit qui leur est faite et la banque centrale met systématiquement à disposition la monnaie centrale dont elles ont besoin (principalement pour les échanges interbancaires mais aussi pour les demandes de billets qui sont émis par la banque centrale). Elle crainten effet par dessus tout la crise de liquidité et la faillite bancaire qui en résulte.
Dans une période de récession comme aujourd’hui, la tendance globale est plutôt au désendettement. Les banques ne font pas face à une croissance de la demande de crédit, bien au contraire. Des taux bas ne suffisent pas à renverser cette tendance. Il faut en effet que les agents économiques se remettent à croire en l’avenir, mais beaucoup plus prosaïquement que les entreprises voient leur carnet de commande se regarnir ; c’est seulement alors qu’elles vont investir et embaucher donc emprunter si nécessaire. Pour les ménages le raisonnement est le même ; ils sont évidemment beaucoup plus sensibles au risque de chômage (lié au point précédent et aux politiques publiques en la matière) qu’au taux d’intérêt et aux soi-disant anticipations inflationnistes, qui ressortissent d’une croyance des économistes néoclassiques bien moins fondée que le Vaudou!
La baisse des taux directeurs conduit-elle à la baisse des taux d’intérêt ?
Les banquiers nous disent en général qu’ils ne peuvent prêter qu’à un taux supérieur au coût de la ressource, puisqu’il faut bien qu’ils paient leurs frais de gestion, qu’ils provisionnent les risques de non-remboursements,qu’ils supportent le coût des réserves obligatoireset qu’ils margent. Pour ce qui concerne la ressource (la monnaie !) ils disent la trouver sur les marchés bancaires ou financiers, ou à la banque centrale. Ce raisonnement est faux car il oublie tout simplement la création monétaire. Les banques peuvent créer de la monnaie, qui ne leur coûte rien.
La rente monétaire
Les banques bénéficient de fait d’une rente monétaire qui est égale à la part du « produit bancaire » qu’elle gagne à partir d’une monnaie créée ex nihilo, qui ne leur coute donc rien. En suivant Gabriel Galand on peut évaluer la valeur absolue de la « rente monétaire » à : (1-1/k)MTc
Avec :
-k multiplicateur -M masse monétaire concernée -Tc taux d’intérêt « créditeur » (taux auquel il aurait dû payer l’épargne d’un autre agent) Si k = 6,25 M = 600 G€ (pour la France) Tc = 2,5%, cette rente vaut 12,6 G€ |
Quoi qu’il en soit, les banques prêtent à un taux bien supérieur au taux de refinancement de la banque centrale. Et elles ne sont jamais pressées de transmettre dans leurs conditions la baisse des taux « centraux » quand elle se produit. La baisse des taux est donc pour elles une bonne manière de « se refaire ». Pour se faire une petite idée de l’écart entre taux directeurs et taux pratiqués, il suffit de jeter un œil sur les données récoltées par le Trésor[9]. Par exemple sur le deuxième trimestre 2014 et selon les durées et les natures de prêts, les taux se promènent entre 3% (pour des durées supérieures à deux ans) et…15% (pour des crédits de trésorerie inférieurs à 3000 euros). Sans pouvoir avoir les comptes analytiques des banques, il n’est pas possible de savoir quelles marges elles font vraiment ; il est néanmoins certain que ces marges sont généreuses.
L’alimentation de bulles spéculatives
La création monétaire (de monnaie centrale, insistons à nouveau sur ce point) n’a à l’évidence pas généré d’inflation des prix courants[10] mais elle peut être soupçonnée d’être à l’origine de celle des actifs (immobiliers et financiers). Il est clair que dans la zone Euro,ces sont les entreprises financières (voir graphique ci-après[11]) qui ont vu leur endettement croître massivement. Cela donne à penser que les banques ont développé le crédit aux opérateurs financiers (les fonds d’investissement de toute nature) ce qui est conforme à l’intuition puisqu’elles maximisent dans ces opérations à fort effet de levier le rendement sur capitaux propres de leurs prêts.
En même temps la valeur des actifs financiers et immobiliers monte au ciel comme le montrent les deux graphiques suivants (choisis entre bien d’autres !).
La création monétaire privée a sans aucun doute jouer un rôle important dans ces envols, et elle est facilitée par le comportement de la banque centrale (baisse des taux et la fourniture de liquidités à la demande ou de manière volontariste). Si les marchés financiers et immobiliers peuvent s’emballer c’est nécessairement que les acheteurs en ont les moyens financiers (directs quand ce sont des banques ou fournis par des prêts bancaires quand ce sont des institutions financières non bancaires). Ces envols sont principalement dus à la libéralisation financière.
Les banques ont acquis une taille telle que les Banques Centrales se sentent obligées de les alimenter. En faisant ainsi elles peuvent au mieux éviter à court terme l’effondrement systémique. Maispour la zone Euro qui est en récession voire de déflationla BCE ne peut agir ainsi sur l’économie réelle. Les banques ne voient pas de raison de prêter à cette économie réelle (hors immobilier, qui est à la fois de l’économie réelle et un support de spéculation), qui est moins rentable que les activités de marché. Elles s’appuient en outre aujourd’hui sur les contraintes qui pèseraient sur elles du fait des règles de Bâle III pour justifier leur attentisme.
Conclusion : n’attendons pas de miracles !
Si Mario Draghi fait ce qu’il croit nécessaire pour sortir l’Euro de la nasse déflationniste, ses actions n’auront sans doute guère d’autres effets que d’éviter le pire aux banques et d’alimenter l’a chaudière spéculative. Ce dont a besoin l’Europe ce sont des projets et une action volontariste des Etats en lieu et place d’une politique d’austérité suicidaire et de négociations extravagantes comme celles du TAFTA [12]qui l’affaibliront encore plus.
——————————————————————————————————-
[1] Voir http://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/0203748349937-la-bce-abaisse-son-principal-taux-directeur-a-005-1039124.php
[2] Le risque déflationniste n’est évidemment pas un scoop : voir http://alaingrandjean.fr/2013/11/21/la-deflation-arrive-sauf-a-sortir-du-dogme/
La direction du Trésor craint ce risque aussi voir http://www.tresor.economie.gouv.fr/File/401670. A ce jour le taux d’inflation dans la zone Euro est environ de 0,5% par an.
[3] Et les commentateurs allemands sont critiques ; voir http://www.lesechos.fr/tech-medias/medias/0203752056208-bce-la-presse-allemande-feroce-avec-lactivisme-de-mario-draghi-1039581.php
[4] http://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/0203647797833-bce-les-banques-recalees-aux-stress-tests-auront-peu-de-temps-pour-reagir-1025568.php
[5] http://lexpansion.lexpress.fr/entreprises/si-vous-n-avez-rien-compris-au-sauvetage-de-la-banque-espirito-santo_1563977.html
[6] Extrait de Steve Keen, L’imposture économique, à paraître aux éditions de l’Atelier
[7] Steve Keen, opus cité, à paraître aux éditions de l’Atelier
[10] Je n’ai pas jugé nécessaire ici d’illustrer ce point : les indices de prix à la consommation sont clairement baissiers, avec une nuance de taille qui est relative aux loyers…mais ceux-ci sont liés à la bulle immobilière dont on reparlera plus loin.
[11] Source Gaël Giraud d’après Eurostat. Pour les sociétés financières la dette est consolidée (ce qui élimine les dettes croisées au sein des groupes bancaires). On voit aussi dans ce graphique la phase de désendettement dans laquelle nous nous trouvons et qui est très significative.
Laisser un commentaire