Parmi les idées reçues, l’une des plus fausses et des plus criminelles c’est de croire que la production agricole intensive des pays développés permet de nourrir les habitants de la planète. La vérité est à l’exact opposé. La principale cause de la sous-nutrition dans le monde (qui frappe environ 1 milliard d’êtres humains, principalement ruraux) est en effet l’incapacité des paysans du tiers-monde à résister à la concurrence de l’agriculture efficace du Nord comme le montrent quelques chiffres très simples.
Il y a dans le monde environ 1,3 milliards de « paysans » et 30 millions d’agriculteurs moto-mécanisés. La productivité de ces agriculteurs est supérieure à celles de leurs concurrents d’un facteur dont l’ordre de grandeur est la centaine, voire le millier. Un céréalier bien équipé peut cultiver une surface qui se mesure en centaines d’hectares, et avoir une production qui se mesure en centaines de quintaux à l’hectare. Notre homme peut produire, à lui tout seul, plus d’un millier de tonnes de céréales. Au « sud »1 , le petit paysan qui, dans l’immense majorité des cas, n’a même pas les moyens de s’acheter un animal de trait, peut travailler une surface de l’ordre de l’hectare et qui produit de l’ordre de la dizaine de quintaux donc de la tonne.
Le calcul économique qui en découle est tragiquement simple : sur un marché mondial de céréales, le prix est fixé par le plus performant, disons le latifundiaire d’Amérique du Sud qui paie un ouvrier agricole à 1000 dollars par an, pour une production de 1000 tonnes annuelles. Pour fixer les idées supposons que le prix de la tonne de céréales est alors de 100 dollars la tonne2 (il faut bien payer les charges autres que le salaire et …faire quelques menus bénéfices). Le paysan du sud qui vendrait sa production annuelle d’une tonne à ce prix encaisserait un revenu brut de 100 dollars (avec lequel il devrait payer ses semences et renouveler son petit matériel) et gagnerait donc bien moins de 1 dollar par jour. Il ne peut survivre et va grossir la cohorte de ceux qui s’entassent dans les bidonvilles des mégalopoles. L’agriculteur français, quant à lui, a aussi du mal à résister à l’agriculteur sud américain, car ses charges sont plus élevées. Il ne le peut3 que par les aides de la PAC, si contestés ces temps-ci.
En bref, dans le domaine agricole le premier effet du libre-échange est d’ôter la liberté de produire aux paysans. C’est un liberticide plus puissant que le plus sanguinaire des dictateurs qu’a enfanté le XXème siècle. Il ne s’agit pas de faire ici les louanges du collectivisme et de ses avatars. Mais plus modestement de faire comprendre que le mot « protection » dans le domaine économique, même affublé d’un –isme péjoratif, n’est pas un gros mot. Et de rappeler une évidence : la libre concurrence, c’est en fait celle des machines contre les hommes qui ne peuvent que la perdre; les écarts de productivité le montrent bien. Sans protection, l’agriculture mécanisée, non seulement ne nourrit pas l’humanité mais détruit les conditions de survie de près d’un milliard d’humains. Elle le fait, par ailleurs, au prix d’une consommation de ressources naturelles, d’énergie, d’une destruction de la biodiversité et de pollutions qui ne sont pas durables.
Que faire dans ces conditions ? La réponse est évidente : il faut que les paysans du sud et plus généralement les paysans qui ne peuvent résister à la concurrence des producteurs plus puissants bénéficient d’une protection aux frontières pour retrouver la liberté de travailler. En bref il s’agit de leur redonner la liberté qui est supprimée de fait par le libre-échange. Quand les conditions d’une agriculture viable sont à nouveau là, les solutions locales sont alors innombrables.
Au « Nord », il faut en finir également avec le dogme libre-échangiste qui conduirait à la mort de notre agriculture, mais aussi avec le modèle productiviste, soutenu contre vents et marées par ceux qui en tirent les plus gros bénéfices. Même si cela doit conduire à une nourriture « plus coûteuse » en apparence pour notre porte-monnaie, alors qu’elle est moins coûteuse en consommation de ressources naturelles. Bref il va nous falloir réapprendre à compter ce qui compte…pour ne pas finir comme nos chers Pascuans4.
Je vous recommande le film de Coline Serreau (« solutions locales pour un désordre global » ) et le numéro 37 de la Revue Durable (mars, avril, mai 2010) avec son dossier « la petite agriculture familiale peut nourrir le monde », et bien sûr, la lecture du livre de référence sur le sujet :
Histoire des agricultures du monde : Du néolithique à la crise contemporaine, Marcel Mazoyer, Laurence Roudart
Alain Grandjean
Remerciements : je dois à Jacques Blamont, dans son livre « Introduction au siècle des menaces », d’avoir compris ce raisonnement qui me semble une des clefs de la compréhension du monde contemporain.
1 Terme générique et simplificateur, le latifundiaire dont on parle plus bas, vit en Amérique du Sud et son cas ne s’apparente pas vraiment à celui du céréalier soudanais.
2 Le cours mondial du blé est en 2010 de l’ordre de 100 à 150 euros la tonne, selon la variété.
3 La Grande-Bretagne fidèle au libre-échange a accepté la disparition de son agriculture. Nous sommes sur la bonne voie, le nombre d’exploitations agricoles étant passé de 2,2 millions en 1950 à environ 500 000. Accepterons-nous leur disparition également ? C’est l’enjeu de la renégociation de la PAC en 2013.
4 Pour ceux qui n’auraient pas encore lu notre livre « C’est maintenant » il s’agit d’une allusion à son chapitre 3 : « Les deux énarques de l’Ile de Pâques ».
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