Après avoir lu « Des marchés et des dieux – Quand l’économie devient religion » de Stéphane Foucart, vous ne pourrez plus parcourir l’actualité économique avec le même regard. Le caractère parfois mystique du vocabulaire (ou du discours) économique vous sautera aux yeux, de même que les affirmations non étayées, avancées comme des arguments d’autorité, comme des dogmes. L’auteur entend, en effet, démontrer que le monde occidental est aujourd’hui dominé par le culte des marchés, nouvelle religion, nouvelle « auctoritas » (voir encadré) qu’il dénomme « Agorathéisme ». S’il n’est pas le premier à comparer l’économie à une religion[1], il se distingue par la profondeur de l’analyse et par le fait qu’ici le dieux ne sont ni l’argent, ni la croissance, ni la consommation mais les marchés. Clair et accessible, ce livre truffé d’exemples actuels et historiques apporte une réponse à l’un des paradoxes de notre époque : le décalage flagrant entre les discours de nos dirigeants sur la gravité de la situation écologique planétaire[2] et la faiblesse des actions entreprises pour y remédier. Opportunisme, cynisme généralisé ? Non répond l’auteur : quel que soit leur degré de conviction ou de sincérité, nos dirigeants ne peuvent tout simplement pas s’attaquer à cette question car elle se situe hors du cadre d’action fixé par la nouvelle auctoritas.
Le culte des marchés : nouvelle « auctoritas » Dans l’introduction de son livre, Stéphane Foucart se réfère à La Crise de la Culture d’Hannah Arendt. La philosophe y développe la thèse selon laquelle l’exercice du pouvoir, la « potestas », serait limité par l’autorité, « auctoritas », des cultes. Ainsi, dans la république romaine, la potestas des magistrats de Rome ne pouvait s’exercer hors du cadre d’action fixé par l’auctoritas, des prêtres et du Sénat romain. Cette autorité a ensuite été détenue par le Christianisme avant d’entrer à partir du 18°s dans un long déclin. Selon Hannah Arendt, c’est la fin de cette contrainte imposée à l’exercice du pouvoir qui a permis l’émergence des totalitarismes au XX° siècle. Pour Stéphane Foucart, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, l’auctoritas a de nouveau émergé en Occident sous la forme du culte des marchés fixant au pouvoir politique un nouveau cadre d’action. |
Agorathéisme genèse, doctrine et culte
La genèse : de l’affaiblissement du Christianisme au 17-18°siècle à la toute puissance des marchés aujourd’hui.
L’agorathéisme trouve ses origines et ses « mythes fondateurs » dans la philosophie morale et politique du 18ème siècle. Suivant la voie ouverte par les sciences de la nature qui au siècle précédent avait écorné l’autorité intellectuelle du Christianisme, les philosophes du 18°s se penchent sur le fonctionnement social : comment faire société de façon harmonieuse ? De même que leurs prédécesseurs avaient révélé des lois de la nature, ils cherchent à mettre en évidence les lois fondamentales du bon gouvernement.
De Mandeville et Bentham à Léon Walras en passant pas Adam Smith, l’auteur montre comment se construit peu à peu le concept de marché, chef d’orchestre social, ainsi que le passage progressif des sciences de la nature humaine à la mise en équation des interactions sociales.
L’agorathéisme émerge véritablement dans la seconde moitié du XXème siècle pour s’imposer à partir des années 80. Cette évolution est symbolisée par l’apparition et la propagation rapide dans la langue écrite de deux expressions emblématiques : « croissance économique » et « main invisible des marchés ». Emblématiques car la première renvoie à l’objectif suprême de satisfaction des marchés, et la seconde met en évidence leurs pouvoirs : ils peuvent agir de façon « invisible » sur les choses et les hommes.
Le mythe de la « Main invisible des marchés »[3] La « main invisible » d’Adam Smith (1723-1790) est censée désigner le fonctionnement harmonieux des marchés ou la convergence des intérêts privés menant à l’intérêt collectif. Surinvestie, surcommentée cette expression n’a pourtant été employée qu’à trois reprises dans toute l’œuvre du père fondateur de l’économie classique et, chaque fois pour désigner l’absence de loi intelligible : « dans l’esprit de Smith, la « main invisible » n’explique rien et traduit au contraire le défaut de philosophie, le manque d’explications »[4]. Autre fait remarquable, Adam Smith n’a jamais écrit la « main invisible des marchés ». Ce sont les commentateurs ultérieurs qui ont forgé l’expression (qui n’apparait en langue anglaise qu’en 1940). Ce travestissement de l’expression traduirait une volonté de l’école néoclassique de récupérer le prestige de Smith pour renforcer l’importance du marché, clef de voute de son analyse économique. |
La doctrine : l’homo oeconomicus, le marché chef d’orchestre social, le monde matériel inexistant.
Pour l’auteur, l’agorathéisme, qui ne doit pas être confondu avec la discipline économique elle-même, s’apparente à ce que l’économiste Antonin Pottier appelle le « discours économique »[5], à savoir une image simplifiée de la théorie économique dominante[6] véhiculée dans le débat public par les économistes mais aussi les faiseurs d’opinion (journalistes, chefs d’entreprises, hommes politiques, célébrités etc.).
Ce discours se caractérise par la reprise d’arguments tout faits, de réflexes de raisonnement et surtout par un cadre partagé de croyances dans le fonctionnement du monde social : une façon de concevoir l’homme, et une façon de concevoir la société.
–Les humains « sont vus comme des individus, entités autonomes, détachés de la société, qui ne cherchent qu’à s’enrichir pour accroitre leurs satisfactions quelle qu’en soit la nature« . Ils ont pour objectif de « maximiser » leur bien-être, celui-ci étant assimilé à leur consommation. « Homo oeconomicus est donc envisagé comme une sorte de calculateur qui maximise à son profit le rapport bénéfices / risques dans chacune de ses interactions avec les autres agents économiques » (p170)[7].
-Quant à la société, elle est « vue comme un simple agrégat d’individus en compétition pour s’enrichir, n’interagissant qu’à travers le Marché ». Ce dernier « régule ces interactions pour produire un ordre social apaisé et vertueux maximisant le bien-être collectif (…), pour peu que la liberté d’agir de chacun, c’est-à-dire leur liberté de produire et de consommer, soit respectée. En outre, le Marché garantit la stabilité de la société : l’offre et la demande s’y confrontent pacifiquement. Le Marché est la source de l’Equilibre » (p171).
Soulignons un point essentiel : cette approche ignore tout du monde matériel et donc du lien entre les humains et leur environnement. Jean-Baptiste Say le disait déjà dans son traité d’économie politique (1803) : « Les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques.» Plus proche de nous, Milton Friedman, (économiste phare de l’école de Chicago), interrogé lors d’une interview sur le fait que le pétrole est une ressource limitée, l’économiste répondit « Pardonnez-moi mais ce n’est pas une ressources limitée d’un point de vue économique. Vous devez séparer l’économie du point de vue physique des choses. (…) Il y a beaucoup de sources d’énergie, dont certaines sont trop coûteuses pour être exploitées maintenant. Si le pétrole devient rare, elles seront exploitées. Le marché, qui est heureusement capable d’enregistrer et d’utiliser tout le savoir et l’information détenus tout autour du monde tiendra compte de ces changements »[8]. Ainsi, quelles que soient les données physiques, le Marché permettra toujours de substituer une ressource à une autre grâce au mécanisme de fixation des prix.
Le Panthéon des dieux et ceux qui les servent
Le Marché, au singulier, tel qu’il apparaît dans de nombreux textes économiques, représente un principe divin qui trouve différentes incarnations dans les Marchés dont l’auteur distingue deux types principaux.
Les marchés financiers, qui patronnent les échanges de titres et de valeurs, sont les divinités majeures. Ce sont des « augures : ils réagissent aux événements, créés ou subis par les hommes, et dispensent à ces derniers des signes d’approbation ou de courroux. »(p35). Ils ont une capacité d’agir véritablement sur les sociétés humaines notamment via les krachs boursiers, manifestations de la colère divine. Organisés géographiquement[9], ils ont leurs temples, les bourses historiques à l’architecture imposante, et trouvent leur représentation dans les indices boursiers. CAC 40, S&P 500, DOW Jones, NASDAQ sont, ainsi, aux marchés ce que la statuaire était aux dieux de l’Antiquité. Avec, toutefois, une dimension supplémentaire : leurs fluctuations quotidiennes nous informent de l’humeur des dieux tantôt rassurants lorsque les cours montent, tantôt menaçants lorsqu’ils chutent. C’est notamment la fonction de la chronique boursière qui, comme l’explique très bien Stéphane Foucart « déroge à toutes les règles tacites régissant les médias de masse. Elle ne rend qu’un service extrêmement limité à une toute petite minorité de la population (…). Elle n’est pas conçue pour être intéressante ou séduisante ; elle n’explique rien et n’est pas censée édifier celui qui l’écoute. Elle est pourtant là incontournable (…) ». Elle vient « nous rappeler à quoi tiennent nos vies, nos emplois, notre bien être. (…) sa fonction principale est de rappeler (…) qu’il y a des dieux » (p94).
Les marchés « réels », ceux qui président aux échanges de biens et services, sont des divinités secondaires. Contrairement aux marchés financiers, « ils n’ont pas ni pouvoir d’augure ni capacité d’agir. On ne les consulte pas. Ils n’envoient pas de signes » (p35) (à moins qu’ils fassent également l’objet d’échange de titres). Ces marchés peuvent être créés ou stimulés via l’innovation technique et l’action publique. Ils peuvent disparaitre (marché de la photo argentique) et entrer en conflit les uns avec les autres (marché des services web qui s’attaque au marché du disque ou de la télévision).
Les nombreuses citations et exemples qui émaillent le livre illustrent à quel point le vocabulaire économique emprunte à la magie et au sacré. Les marchés ont une volonté propre. Ils sont sans cesse personnifiés. Les marchés décident ; les marchés sont inquiets ; c’est la loi du marché ; le marché fixe les prix autant d’expressions omniprésentes dans les articles et discours économiques.[10]. Ils sont parfois investis de propriétés quasi magiques : ils changent la nature même des biens placés sous leur patronage. Un objet obtenu via le marché aura des propriétés faisant défaut au même objet donné gratuitement : une moustiquaire enduite d’insecticide distribuée gratuitement à des populations démunies serait ainsi bien moins efficace que si elle était vendue[11].
Le clergé : le monde de la finance
Dans la majorité des religions[12], le clergé est composé d’une catégorie de la population ayant un statut social privilégié et disposant d’un important pouvoir sur la conduite des affaires publiques. Cette représentation semble bien s’appliquer aux acteurs financiers. A leur tête, les banquiers centraux sont les grands prêtres, dont la parole est seule capable « d’apaiser les marchés » et qui semblent investis de pouvoirs surnaturels[13].
Le clergé est en charge de faire le pont entre les humains et les dieux : délivrer des oracles (en informant de la volonté et de l’humeur des dieux) et organiser les modalités pratiques des sacrifices qui prennent dans le cas de l’agorathéisme la forme de l’investissement (on se prive aujourd’hui, en attendant un bénéfice demain) ou, pour les Etats en particulier, celui des coupes budgétaires (avec ce que cela implique en termes de baisse des dépenses sociales) afin de « rassurer les marchés » sur les niveaux de dette et de déficit publics. Il est composé « d’experts » seuls capables de comprendre et de suivre les règles et protocoles obscurs menant à la satisfaction des Dieux. C’est ainsi, par exemple, que toutes les mesures visant à réguler la finance se voient régulièrement retoquées au motif que ceux qui les proposent n’ont pas les compétences techniques suffisantes pour comprendre les enjeux.
Enfin, ce clergé est intouchable même quand ses actions conduisent les sociétés humaines à la catastrophe. Dix ans après la crise de 2007-2008, force est de constater la faiblesse des mesures visant à limiter le pouvoir des acteurs financiers, et l’impunité des dirigeants des organisations financières responsables de la crise. Les agences de notation, par exemple, sont aujourd’hui toujours aussi puissantes et influentes malgré leur incapacité manifeste à identifier la dangerosité des crédits subprimes qu’elles ont au contraire promus.
Le culte : satisfaire les marchés, c’est intensifier leur fonctionnement
Le maximum de domaines de la vie humaine doivent être placés sous le patronage d’un marché. L’exemple le plus évident réside dans la multiplicité des discours appelant à la privatisation des services publics (selon les pays, cela peut concerne la santé, l’éducation, l’eau, les transports en commun etc.). Cet objectif se manifeste également dans de nombreux débats mêlant éthique et économie, en particulier ceux relatifs à la marchandisation du vivant. Dans une conférence intitulée « Morale et économie » organisée par la Fondation éthique et économie en janvier 2016, Jean Tirole, « prix Nobel » d’économie, a ainsi abordé le sujet de la mise en marché du don d’organe, du don du sang, des mères porteuses, de la prostitution etc.
Ensuite, il s’agit que les flux de valeurs (biens, services, titres) qui s’opèrent sous la tutelle d’un marché soient le plus intenses possible. « Libérer » les marchés c’est permettre l’intensification de leur fonctionnement. C’est également cette fonction que revêt l’exhortation au « shopping » rappelés par de nombreux présidents américains, et la multiplication / le détournement des fêtes qui deviennent autant d’occasion de surconsommer pour former un véritable « calendrier liturgique »[14] (jeûne économique en janvier, fêtes religieuses détournées telles Noël, Pâques ou fêtes de la consommation identifiées en tant que tel comme les soldes ou le Black Friday).
Enfin, c’est également d’épanouissement des marchés dont découle un objectif sacré : faire croître le PIB qui est devenu dans le courant courant du XX° siècle, l’indice incontournable du succès des nations. D’après l’Insee, le PIB « donne une mesure des richesses nouvelles créées chaque année par le système productif » c’est-à-dire une mesure de l’intensité du fonctionnement des marchés, de la satisfaction des dieux.
Quand le culte des marchés se heurte à la science
L’exemple sans doute le plus frappant et le plus dramatique de l’impact du culte des marchés sur nos vies réside dans l’intangibilité de l’objectif sacré de croissance économique. Et cela, malgré les nombreux travaux documentant le fait que la croissance n’est pas, au-delà d’un certain seuil[15], forcément bénéfique aux sociétés humaines, mais aussi et surtout qu’elle est aveugle à la destruction de notre patrimoine naturel, voire se nourrit de cette destruction[16].
Le dernier quart du XX° siècle est marqué par la prise de conscience des limites planétaires : les ressources utilisées par le système productif (énergies, terres arables, forêts, poissons, minerais etc.) ne sont pas infinies[17], pas plus que les espaces disponibles pour stocker nos déchets (rebuts physiques mais aussi gaz à effet de serre, substances chimiques etc.). En résumé, la croissance infinie dans un monde fini n’est pas tenable et mènera nécessairement à l’effondrement d’une organisation sociale fondée sur un tel principe. On le voit c’est une remise en cause fondamentale du dogme agorathéiste.
Face à ces réalités affirmées avec de plus en plus de certitude par les sciences de la terre et de la nature, les agorathéistes ont d’abord répliqué par le déni comme en témoignent la réception du rapport Limits to Growth (voir encadré) et plus généralement les attaques des « marchands de doutes »[18] contre les conclusions des disciplines mettant en évidence les impacts négatifs du système productif (science du climat, de la biodiversité, toxicologie etc.)
La surprenante histoire du rapport au Club de Rome Limits to growth[19]
En 1968, le Club de Rome nouvellement créé commande à une équipe dirigée par Dennis Meadows du MIT une étude sur la poursuite de la croissance démographique et économique dans un monde fini. Cela donnera le rapport Limits to growth paru en 1972. Malgré son succès retentissant dans l’opinion publique et ses conclusions alarmantes, ce rapport ne mènera à aucune inflexion des politiques publiques visant à promouvoir la croissance. Alors qu’il marque une véritable révolution scientifique en termes de méthode _ c’est la première tentative de couplage du fonctionnement économique des sociétés avec leur environnement physique _ les recherches initiées par l’équipe de Meadows ne donneront lieu à aucune reconnaissance académique, à aucuns travaux ultérieurs et ce pendant plusieurs décennies. Au contraire, le rapport sera l’objet d’attaques virulentes, en particulier parmi les économistes (tel William Nordhaus dont nous reparlons plus loin). Elles prennent non pas la forme de critiques scientifiquement étayées mais de procès d’intention, d’accusations de biais idéologiques voire de théorie du complot. Des « légendes urbaines » sont ainsi répandues sur le rapport, telle l’accusation d’avoir prédit que le pétrole aurait disparu au tournant du siècle, alors qu’on ne trouve pas trace d’une telle affirmation dans le rapport. Rétrospectivement, Limits to growth s’est révélé assez visionnaire : le scenario « business as usual » est, en effet, très proche de la réalité observée[20]. Pour Stéphane Foucart, la réception du rapport symbolise la résistance de l’économie à la « découverte » par les sciences expérimentales du fait que l’économie ne peut faire abstraction de la matérialité physique du monde. |
Cependant, il n’est pas possible de nier indéfiniment les réalités du monde physiques. Comme l’écrit très bien Stéphane Foucart « Il n’existe plus aujourd’hui une institution scientifique _ au sens des sciences expérimentales (physique, biologie…)_ qui ne mette en garde contre les risques de la finitude du monde qu’on les considère du point de vue des flux qui nourrissent le système économique, ou de celui des flux qu’il excrète. Asphyxiés par la pénurie ou étouffés sous le poids de nos ordures : c’est par l’une ou l’autre de ces issues que le monde finira par s’effondrer si l’humanité se maintient sur la voie d’une recherche éperdue de croissance infinie » (pp184-185).
Face au consensus scientifique qui se dégage sur les réalités de la crise écologique, les agorathéistes vont progressivement intégrer ces enjeux (en particulier celui du réchauffement climatique) à leur vision du monde. Les travaux de l’économiste William Nordhaus, récemment lauréat du « prix Nobel »[21] pour ces travaux pionniers en matière d’étude économique du climat, sont représentatifs de la façon dont la grande majorité des économistes abordent la problématique[22]. La question qu’il se pose est révélatrice : il ne s’agit pas d’évaluer les dommages du réchauffement pour les sociétés humaines mais pour l’activité économique future, la croissance du PIB. Ces impacts apparaissent singulièrement peu élevés : 1% de PIB pour 2°C de réchauffement en 2100, moins de 10% pour 6°C. Un changement d’ère climatique[23] impacterait ainsi à peine l’économie mondiale !
Il cherche ensuite à trouver la courbe du réchauffement « optimal » : celle permettant que les coûts actuels de la transition énergétique soient compensés par les dommages évités dans le futur. La trajectoire optimale proposée par Nordhaus, et retenue dans l’argumentaire des jurys de son « prix Nobel », conduit à un réchauffement de 3,5°C[24]. Hasard des calendriers ou volonté délibérée : Nordhaus a été primé le jour de sortie du rapport du GIEC montrant combien l’humanité aurait intérêt à limiter le réchauffement à 1,5°C plutôt que 2°C[25].
Par ses travaux, représentatifs de la façon dont l’économie envisage la problématique climatique, William Nordhaus a largement contribué à retarder la prise de conscience de la gravité du phénomène et la mise en action pour sortir d’un système économique fondé sur la croissance de la consommation d’énergie fossiles (corollaire de la croissance économique comme d’ailleurs toutes les consommations de ressources). En effet, il préconise des actions politiques très graduelles visant à internaliser le coût de cette « externalité négative » qu’est le réchauffement climatique en donnant un prix mondial au carbone. Par ce biais, le Marché disposera des informations nécessaires pour réorienter correctement l’économie. Si d’autres économistes[26] ont abouti à des conclusions différentes tant sur l’importance des dommages que sur les préconisations, il n’en reste pas moins qu’ils se situent toujours dans le même cadre de pensée où prédominent les marchés. Ils sont, par ailleurs, assez minoritaires parmi les économistes du climat comme en témoigne le fait que c’est Nordhaus et sa courbe optimale à 3,5°C qui a été nobélisé. Sans oublier que, dans leur majorité, les économistes continuent à mener leurs travaux en faisant abstraction des limites physiques de notre planète.
En guise de conclusion, laissons de nouveau la parole à l’auteur.
« Dans un avenir plus ou moins lointain, l’agorathéisme entrera sans doute en déshérence (…) et la disparition de son autorité nourrira peut-être, comme ce fut le cas au siècle passé, de nouveaux totalitarismes (…). Puis une nouvelle auctoritas, associée à un nouveau culte, verra peut-être le jour. Faisons ici le pari que celui-ci puisera sa doctrine aux sources d’une autre discipline : l’écologie. Economie et écologie sont des domaines de recherche qui, tous deux, portent la grande ambition de décrire le monde dans son ensemble. La première en cherchant à élucider les interactions entre les agents économiques, la seconde en en cherchant à comprendre les interactions entre les organismes vivants. A mesure que le vivant s’étiolera, il deviendra un enjeu politique de plus en plus central, et maintenir le plus possible la vie et sa diversité pourrait devenir, bien plus vite que nous ne le pensons, une question cardinale pour la stabilité des sociétés, voire pour leur survie. Peut-être, alors, les conseillers du prince ne seront plus les économistes mais des écologistes. Peut-être l’écologie, produira-t-elle à son tour une vulgate analogue à l’agorathéisme et sera-t-elle investie d’une nouvelle auctoritas. » (pp151-152).
Espérons que ce basculement des cultes et des croyances, s’il a bien lieu, n’intervienne pas trop tard et que parmi les principes cardinaux celui de la préservation des biens communs et de la diversité sous toutes ces formes en constituent le cœur.
4 réponses à “Des Marchés et des Dieux de Stéphane Foucart”
Merci pour ce superbe compte rendu.
Cette réflexion approfondie de la place incroyable donnée à l’homo oeconomicus et au sacro-saint Marché dans la vulgate économique et dans le soubassement des politiques économiques depuis les années 70 est plus que bienvenue.
L’auteur, Stéphane Foucard, rejoint l’ Américain Richard Thaler, pionnier de l’économie comportementale , prix Noble 2017, dans cette bataille contre la toute puissance d’une soit disant rationalité économique , sociale et politique véhiculée dans la théorie économique orthodoxe.
Voir dans les bonnes feuilles des Echos de ce jour – 19/10/2018 – le commentaire de Guillaume de Calignon sur le livre de Thaler » Misbehaving. les découvertes de l’économie comportementale ». Le Seuil
@CASTEL
Bonjour,
Un grand merci pour votre commentaire et bien contente que vous ayez apprécié le CR.
Concernant l’économie comportementale et Michel Thaler, je vous rejoins sur le fait que l’économie comportementale a le grand mérite de nous dire (et surtout de convaincre les économistes mainstream) que l’homo oeconomicus n’est pas réaliste c’est-à-dire que les « gens » ne prennent pas leur décision selon le modèle de l’utilité espérée. Elle met en évidence des écarts systématiques par rapport à ce modèle et le rôle du cadrage des questions dans la prise de décision.
J’aurais cependant deux réserves quant à la capacité de ce courant à nous apporter véritablement des solutions et à refonder la pensée économique dans son ensemble.
-D’une part, la mise en évidence des écarts au modèle de l’utilité espérée ne signifie pas un abandon de ce modèle comme idéal de décision. Les écarts sont d’ailleurs souvent appelés des « biais » sous-entendu par rapport à la vraie optimisation. Tout un champ de recherche consiste à « corriger » ces « biais », c’est-à-dire à faire coïncider la décision réelle prise par le sujet avec la décision optimale du modèle de décision. On conçoit alors des dispositifs ou des prothèses cognitifs à cet effet (c’est le cas par exemple des « nudge »). Dit simplement, on reconnaît que les gens sont imparfaits sans changer de représentation de la perfection
– D’autre part, ce travail est exclusivement centré sur les agents. Il ne s’intéresse pas au reste, c’est-à-dire aux structures et aux institutions qui forgent les choix. Il ne remet donc pas en cause les grands choix théoriques de l’économie, comme la conception de l’équilibre via les marchés. En rester à l’économie comportementale aboutit à changer une seule pièce de la vision du monde qui sous tend le « discours économique » : on change la vision de l’homme mais pas celle de la société. Par exemple, appliquée à la finance, l’économie comportementale singularisera le comportement des traders irrationnels et expliquera donc les crises, les bulles à partir de cela. Cela fera donc l’impasse sur le fait que certains modes de financiarisation peuvent être intrinsèquement plus instables que d’autres.
Fondamentalement, l’approche de l’économie comportementale vise à rendre plus « réalistes » des théories micro-économiques qui laissent échapper l’essentiel : la socialisation des acteurs et l’émergence de comportements agrégés distincts des comportements micro.
Bien à vous
marion
Superbe compte rendu !
Merci Marion ! Et il ne reste plus qu’a tout lire 🙂
Benoit
Un livre pour comprendre comment et pourquoi le culte des marchés nous empêche de répondre aux enjeux de la transition écologique. — À lire sur alaingrandjean.fr/2018/10/18/marches-dieux-de-stephane-foucart