Dès les premiers jours du christianisme on se pose la question de la fin du monde : le Jugement Dernier nous prendra-t-il par surprise, « comme un voleur dans la nuit » disent les évangiles, ou l’humanité sera-t-elle prévenue par une série de catastrophes, comme le prédit l’Apocalypse ? C’est le même débat que l’on retrouve, transposé en termes plus modernes, dans la question de la fin du pétrole, et plus généralement de l’épuisement de toutes les ressources non renouvelables qui font vivre le monde actuel : il y a les combustibles fossiles, pétrole, gaz, charbon, qui nous permettent une débauche d’énergie sans précédent, mais aussi les minerais, des plus humbles comme le sable aux plus recherchés comme les terres rares, qui permettent à notre civilisation de fonctionner. Leur épuisement sera la fin du monde tel que nous le connaissons, et il s’agit de savoir si nous serons prévenus à temps pour prendre nos précautions, s’établir sur la Lune pour les plus riches d’entre nous, ou profiter du peu de temps qui nous reste pour le commun des mortels. On peut aussi croire que la sagesse des gouvernements fera qu’une fois prévenus ils prendront des mesures palliatives, voire curatives, mais à chacun ses utopies.

La « règle » de Hotelling : le prix d’une ressource croit à mesure qu’elle s’épuise

L’évangile en la matière est un article de l’économiste Harold Hotelling, publié en 1931, qui annonce un signe précurseur à l’épuisement : au fur et à mesure que la ressource se raréfie, son prix devra inéluctablement monter, si bien que l’humanité sera amenée, par le simple jeu de la contrainte budgétaire, à restreindre sa consommation, par exemple en trouvant des produits de substitution. C’est ce qu’on appelle le signal-prix. Dans le modèle proposé par Hotelling, le prix monte même tellement vite que l’on n’épuise jamais la ressource : il y en a de moins en moins, ce qui reste coûte de plus en plus cher, tellement même que l’on ne peut pas se permettre de consommer tout ce qui reste, et qu’on est forcé d’en laisser un tout petit peu pour les générations futures.

C’est cette vertu du signal-prix qui avait permis à Robert Nordhaus d’écarter d’un revers de main les conclusions du rapport Limits to Growth[1] de 1972, qui prévoyait une crise vers 2025 causée par l’épuisement des ressources : les auteurs , gens ignorants et rustres en matière économique, avaient tout simplement oublié le signal-prix, qui allait intervenir pour restreindre tout naturellement la consommation de ces ressources.

L’argument de Hotelling peut être formulé en langage financier : avoir des réserves de pétrole n’est qu’une autre manière d’avoir de l’argent sur son compte en banque. Si je veux avoir de l’argent, je peux extraire du pétrole tout aussi facilement que de tirer sur mon compte. Je vais donc gérer mon champ de pétrole tout comme je gère mon compte en banque, et si ce dernier me rapporte un taux d’intérêt r, il faudra bien que le premier me rapporte autant, c’est-à-dire que le prix auquel je vends mon pétrole croisse aussi au taux r. C’est la forme précise de la conclusion de Hotelling : le prix de la ressource doit croître exponentiellement avec le temps, au même taux que le taux sur le marché monétaire. Ainsi, au fur et à mesure que le temps passe, le prix du pétrole augmente exponentiellement, et les réserves de pétrole diminuent exponentiellement.

Une règle jamais confirmée empiriquement qui continue pourtant à être enseignée

On sait ce qu’il en est. Un coup d’œil sur les prix des carburants fossiles et des matières premières depuis 1973 montre certes qu’ils ont monté, mais de manière fort irrégulière, qui semble plus liée aux convulsions géopolitiques qu’à une tendance générale. En tout cas, aucune analyse économétrique n’a permis de déceler une croissance exponentielle. Cela ne gêne évidemment pas les théoriciens, qui continuent à enseigner et à professer la « loi » de Hotelling, qui continue à guider les politiques publiques.

Le modèle de Hotelling postule qu’on connaît exactement le volume total de la ressource, et donc ce qu’il reste au fur et à mesure qu’elle est exploitée

Évidemment le modèle de Hotelling souffre de toutes les simplifications outrancières qui grèvent ce genre de modèle, et pour lesquelles je renvoie à mon livre « Le syndrome de la grenouille » (Odile Jacob, 2020), mais il conserve un pouvoir de conviction lié à une certaine évidence : au fur et à mesure qu’on voit arriver la fin de la ressource, n’est-il pas raisonnable de penser que son prix doit monter ? Cela est vrai, mais le problème c’est justement que l’on ne la voit pas arriver !

Dans le modèle de Hotelling, tout se passe comme si le pétrole était contenu dans un grand lac dans lequel l’exploitant viendrait puiser. Ainsi, les barrages et autres réservoirs d’eau exhibent à qui veut se donner la peine d’y jeter un coup d’œil combien ils contiennent, et s’il en reste peu on s’alarme et on prend des mesures de restriction. Mais ce n’est pas le cas du pétrole : on ne sait pas où il y en a, il faut le trouver avant de l’exploiter, et quand on en a trouvé on ne sait pas s’il n’y en a pas ailleurs et combien. C’est la même chose pour le charbon, le gaz et les minerais : on ne sait jamais combien il en reste. D’ailleurs la notion même d’épuisement n’a pas beaucoup de sens : il en reste toujours, mais les coûts d’extraction deviennent de plus en plus élevés, et dans le cas des minerais la teneur devient de plus en plus faible. On arrête l’exploitation, non pas parce qu’il n’y en a plus, mais parce que cela cesse d’être rentable.

Il y a donc dans la réalité une incertitude fondamentale que le modèle de Hotelling ne prend pas en compte : on ne sait jamais exactement combien il reste de pétrole, ou de charbon, ou de minerai. On sait beaucoup de choses, on connaît les gisements existants, on sait où en chercher de nouveaux, on a donc des probabilités sur ce qui reste, mais on n’a pas de certitude sur le moment où on sera au bout du bout.

Introduire dans le modèle de Hotelling une incertitude sur ce qu’il reste des ressources change totalement la conclusion.

Dans un article récent avec Peter Tankov, Wolfram Schlenker, et Brian Wright, nous avons modifié le modèle de Hotelling en introduisant cette incertitude : on ne sait pas exactement où sont les gisements de pétrole, mais on sait la probabilité d’en trouver si on fore quelque part. Cette simple modification, qui s’impose d’elle-même à quiconque réfléchit sur la question, change la conclusion du tout au tout.

A partir du moment où il faut chercher le pétrole, et non plus le ramasser, il n’y a plus de signal-prix. Tant qu’il reste du pétrole (et on ne le saura que quand on aura tout exploré de fond en comble), le prix oscille, avec une vague tendance à monter, mais sans aucun signe de croissance exponentielle, ni rien qui indique que l’on s’approche de la fin.

On a même un comportement contre-intuitif lié aux réserves[2]. L’exploitant ne vend pas immédiatement tout le pétrole qu’il trouve : il l’accumule, soit en le stockant dans des bateaux ou des installations au sol, soit tout simplement en le laissant sous la terre, de manière à le vendre à son rythme et au meilleur prix. Nous montrons que, dans le cadre d’une gestion financièrement optimale de ces réserves, elles croissent avec le temps ! De telle sorte qu’au fur et à mesure qu’on se rapproche de la fin, les réserves augmentent, ce qui aurait plutôt tendance à rassurer les populations, puisqu’on a de plus en plus de pétrole disponible. Ainsi, la situation est bien pire que ce que prédisait Hotelling : non seulement les prix n’augmentent pas, mais les stocks, eux, augmentent. Voilà qui n’est pas de nature à inciter à la prudence.

Ivar Ekeland, CEREMADE, Université Paris-Dauphine

 

En savoir plus

Le working paper « Optimal Exploration and Price Paths of a Non-renewable Commodity with Stochastic Discoveries” écrit par Ivar Ekeland Peter Tankov, Wolfram Schlenker, et Brian Wright sur la règle de Hotelling (Chaire Energie et Prospérité, 2023)
La fiche sur la règle de Hotelling sur la plateforme The Other Economy

Notes

[1] Le rapport The Limits to Growth a été réalisé par une équipe du MIT dirigée par Dennis Meadows à la demande du Club de Rome. Pour en savoir plus sur les critiques formulées par les économistes sur ce rapport consultez la plateforme The Other Economy.
[2] On parle ici des réserves prouvées c’est-à-dire la quantité de ressource dont les opérateurs garantissent l’extraction future aux conditions techniques et économiques du moment dans les gisements en exploitation. Elles n’incluent donc ni les gisements non encore découverts, ni les gisements découverts mais pas encore exploités, ni les évolutions techniques (nouveaux procédés) et économiques (hausse du prix de la ressources sur les marchés) qui permettraient de mieux exploiter les gisements existants. Il ne s’agit donc pas de la totalité de la ressource restante qui elle est inconnue.

Une réponse à “A quand la fin du pétrole ?”