Chaque être vivant obéit à un projet crypté dans son ADN : une envie impérieuse de reproduction, voire de multiplication. Vous, moi, le raton laveur, et jusqu’au virus Sin nombre, partageons tous ce même désir, codé avec le même alphabet.
Mais chaque être vivant, dès sa naissance, rencontre l’autre, les autres,qui peuvent contrarier ses projets les plus intimes. Chez certains requins, c’est in utero que cette rencontre se transforme en mortel pugilat, entre « frères ». A contrario, dans notre espèce, généralement, les premières rencontres sont plutôt empreintes d’amour et d’attention. Quoiqu’il en soit, le désir de multiplication est confronté à l’autre.
Au niveau de l’espèce, il peut aboutir à un phénomène invasif, quand les conditions écologiques lepermettent.
Au pire, les espèces peuvent devenir envahissantes, et menacer des géographies entières, phénomènes rares, plutôt observables dans des espaces clos, les îles. Mais la jacinthe d’eau, par sa croissance très rapide, pose de sérieux problèmes un peu partout. Et Jeannot lapin a failli avoir la peau de l’Australie au XIX ème siècle. Dans les années 1990, l’effroyable lucilie bouchère n’a pu envahir l’Afrique grâce à des lâchers de mâles stérilisés.
En ce qui concerne les micro-organismes, l’histoire de la vie regorge d’invasions importantes, on parle d’épidémies.
A la période où les hommes ont décidé de quitter leur berceau africain, grossièrement vers moins 100 000 ans avant J.-C, ils se sont comportés tout naturellement en espèce invasive. Leur succès biologique a entraîné un remodelage des chaines de prédation : ils ont ainsi fait disparaître ce qu’on appelle la mégafaune.
En Australie, ce sont de nombreuses espèces de marsupiaux géants qui y sont passées. Dans le Nouveau Monde, le mastodonte, plus grand que l’éléphant, a disparu, le mot est resté, symbole de « l’énorme ». Sur le continent européo-asiatique, les mammouths et ses cousins, les rhinocéros à poil laineux ont pu être peints par des artistes préhistoriques, avant de disparaître. Leurs témoignages peuvent s’admirer dans les grottes ornées.
A partir de 10 000 ans avant J.-C, l’universel chasseur cueilleur a peu à peu laissé la place à l’agriculteur et à l’éleveur ; c’est ce qu’on peut appeler le début de la domestication de la nature. Certains y voient le début de l’anthropocène : une nouvelle ère où l’impact de l’industrie humaine, au sens large, est tel qu’il peut faire varier des paramètres physico-chimiques de son biotope. Nous sommes devenus sédentaires, territoriaux à cette époque. Et nous avons même pu rêver un instant d’abondance, rêve que nous avons aussitôt anéanti en nous multipliant de manière aveugle.
En réalité, le premier champ cultivé a été le premier accroc à la biodiversité, tout comme le premier troupeau un nouvel univers pour des quantités de funestes créatures microscopiques qui, par nature, font leurs choux gras de la promiscuité. Les biotopes biodivers sont très peu sujets aux invasion réussies. Pensez aux forêts équatoriales, à la prodigieuse variété végétale et animale. Les espèces aux désirs hégémoniques sont vite recadrées par des foules de prédateurs variés.
Plus tard dans notre histoire, les moyens de transport ont amplifié les phénomènes invasifs, et au XV ème siècle, la conquête des Amériques, et d’autres territoires lointains, a été un bon coup d’accélérateur des échanges d’hommes, de plantes, d’animaux, de microbes.
Le rat a su s’installer dans les cales des bateaux et terminer ainsi son tour du monde. Il est devenu un ennuyeux cosmopolite. (Bien qu’ambigu car sans doute bien utile dans certains endroits !) Les populations autochtones ont souvent fait les frais de ces échanges, leur système immunitaire méconnaissant les virus de la variole, de la rougeole, et de bien d’autres maladies infectieuses.
Ce brassage important, à l’échelle de l’évolution, n’a donc que quelques siècles ; et depuis quelques dizaines d’années, il s’accélère pour deux raisons majeures : l’augmentation formidable de la population mondiale, avec ses échanges, et l’effondrement de la biodiversité.
1804 1milliard
1927 2 milliards
2011 7 milliards
Sur notre planète bouillonnante, le moustique tigre a su pondre dans les pneus abandonnés de voiture, et coloniser les pays tempérés : il est aux portes de Paris. Le frelon asiatique a lui pris le bateau. Ainsi que l’ambroisie dans le foin transbordé avec les chevaux américains pour aider les armées européennes en 1914. L’écrevisse de Louisiane ainsi que le ragondin sud-américain perforent de concert les bordsde nos cours d’eau. L’industrie du filet se porte bien : les arboriculteurs protègent leurs récoltes des hordes d’étourneaux pillards et opportunistes.
Ces espèces invasives ont doublé ces 30 dernières années. De 2000 à 2014, 116 espèces d’insectes importés d’importance économique ont été dénombrés en France.
Il faut dire qu’on les favorise larga manu par nos pratiques de culture et d’élevage. La conception actuelle de l’agriculture mondiale, imposée par une vision économique éloignée de l’agronomie, transforme les terres agricoles en immenses champs biomonotones.
Globalement, la diversité génétique s’amenuise d’année en année.
Les élevages se concentrent dans des hangars fermés.
La logique est la même, l’appauvrissement génétique la règle.
Toutes ces nouvelles pratiques, que connaissent les fermiers américains depuis longtemps favorisent les phénomènes invasifs, et les réponses à ces épidémies sont un usage intensif de pesticides.
Cette folle course en avant s’essouffle.
Un signal énorme, quoiqu’atténué médiatiquement par des « scientifiques » peu scrupuleux, est la mortalité des abeilles, sentinelles d’un monde insecte dont la diversité disparait sous nos yeux dans nos immensités cultivées.
Aux Etats-Unis, des mesures importantes viennent d’être prises, devant l’imminence de la catastrophe : les pollinisateurs sauvages ont disparu dans les régions de grande culture. Sans eux, beaucoup moins de variété de fruits et légumes !
Les pollinisateurs sont incontournables en agriculture.
Les apiculteurs profitaient d’un bon business qui consistait à louer leurs ruches aux agriculteurs. Malheureusement, les abeilles ne supportent plus le bruit de fond pesticide et elles meurent en masse : le phénomène pudiquement appelé C.C.D. -colony collapse disorder- se répand comme une traînée de poudre depuis les années 2000. Quoique le déclin de l’abeille aux Etats-Unis soit bien plus ancien :
La production de 120 000 tonnes de miel après guerre avait déjà été divisée par deux avant l’apparition des C.C.D.
On attribue ce phénomène à une triple synergie mortifère :
l’appauvrissement génétique des insectes, l’appauvrissement de son alimentation par disparition de la diversité florale, et le bruit de fond biocide.
Les néonicotinoïdes ne peuvent être tenus seuls responsables, même si leur puissance est impressionnante.
Ceci reviendrait à oublier les herbicides, les fongicides, d’autres insecticides, des anti-parasitaires, un cocktail somme toute peu digeste.
Et les pratiques de certains apiculteurs piégés dans la course à la productivité.
Même en montagne les abeilles sont menacées par les produits anti parasitaires donnés au bétail de manière tout à fait comparable, l’univers de la vigne en France souffre autant du manque de commerce, que de problèmes sanitaires multiples.
L’esca est une maladie due à des champignons, vieille comme le vignoble.
Avec l’interdiction des dérivés arsenicaux, elle prolifère, et la mécanisation outrancière ou mal conduite, comme l’augmentation de la taille des exploitations la favorise.
Ajouter l’arrêt de la sélection massale et vous constaterez que les pestes préfèrent l’uniformisation clonale.
Tout comme elles n’aiment pas les parcelles fragmentées, surveillées par des hommes. Elles préfèrent les immensités robotisées.
La flavescence dorée concerne presque la moitié du vignoble français et une surveillance attentive, qui n’est pas simple, s’impose. C’est dire qu’avec ces deux pestes, le fantôme du Phylloxera s’agite.
D’autant que Les Pouilles ne sont pas loin, avec ses oliviers centenaires morts de l’ indestructible Xylella fastidiosa transportée par une cicadelle, petit insecte indésirable : cette bactérie infernale nous contraint à des mesures d’isolement drastiques, ainsi qu’à un contrôle renforcé des échanges de végétaux.
Et elle peut s’intéresser aussi à la vigne !
Ainsi qu’aux agrumes…
En plein XIX ème siècle, l’oïdium, puis le redoutable mildiou étaient apparus après avoir traversé l’Atlantique. Ils trouvèrent en Europe du grain à moudre,des surfaces immenses de vigne, des millions d’hectares. Et c’est un petit puceron américain, le Phylloxera, qui a anéanti la vigne européenne,sauvée par l’importation judicieuse de porte-greffes américains. La mécanisation intensive et l’usage des pesticides semblent seuls pouvoir sauver les viticulteurs financièrement : il n’en sera rien.
Seules les pratiques compatibles avec un bon niveau de biodiversité seront « payantes ». Car les résistances aux pesticides apparaissentrégulièrement chez les insectes ravageurs, exactement comme pour les antibiotiques, dont l’usage est en train d’être redéfini dans nos pays.
Favoriser la biodiversité, réintroduire, et rapidement, les rotations de culture, baisser la pression pesticide, piéger, utiliser les engrais verts, favoriser voire implanter des insectes auxiliaires, réaménager les haies, font partie du panel des solutions réalistes, pour l’ensemble des cultures.
Les lois physico-chimico-biologiques qui régissent le monde vivant ne sont pas négociables, par définition, on ne peut que les découvrir.
La nature, qui nous a pourtant fait naître, dont nous sommes les plus extraordinaires créatures, devient peu à peu invisible, indifférente à l’homme de la ville, et c’est vraiment ballot !
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